PRÉFACE
LE PUITS, LE VER ET BRAM STOKER
« Qui sait la taille qu’a pu atteindre la race reptilienne, à l’époque où les frontières de l’Écosse, encore sauvage et à l’habitat clairsemé, étaient couvertes de forêts où abondaient les bêtes sauvages dont se nourrissaient les prédateurs. »
Sir Walter Scott, Lettre à Robert Surtees (23 mars 1810)
« Nous retournons aux origines de la superstition, à l’âge où les dragons primitifs s’entre-déchiraient dans leur limon. »
Bram Stoker, Le Repaire du Ver blanc (chap. XXIV)
Dans Le Chien des Baskerville (1902), Sir Henry quitte le Canada pour venir recueillir son héritage en Angleterre. Mais le lierre tenace d’une malédiction héréditaire s’attache à la demeure ancestrale.
À la fin du roman doylien, le lecteur découvrira que le démon thériomorphe n’est qu’un molosse dressé, agent d’une machination trop humaine. Il en va tout autrement dans The Lair of the White Worm [Le Repaire du Ver blanc] (Londres : Rider, 1911), dernière œuvre de Bram Stoker. Ici, la menace qui pèse sur le jeune Adam, de retour d’Australie dans l’ancien terroir de Mercia, se situe hors des limites du quotidien. Certes, ses nouveaux voisins ne sont pas de tout repos. Notamment le lugubre Edward Caswall, descendant d’un disciple de Mesmer, et lui-même hypnotiseur sans scrupules, flanqué d’un Africain, Oolanga, adepte du vaudou, « qui semble être l’exercice de l’abjection extrême et de la cruauté1 ».
L’occultisme européen allié à la démonie du continent noir font pourtant piètre figure devant la terreur incarnée par la châtelaine de « Diana’s Grove », Lady Arabella, qui, dans un puits insondable de son vieux manoir, abrite son maître caché, un reptile titanesque et intelligent, survivant de la Préhistoire. L’image du serpentiforme, sous ses diverses déclinaisons, sinue à travers l’œuvre stokerienne.
Dans le premier recueil de nouvelles de notre auteur, Under the Sunset (1881), l’on trouve ainsi un conte pour enfants, « The Wondrous Child », où le jeune protagoniste commande aux serpents et aux dragons. Le motif est largement déployé tout au long du premier roman de Stoker The Snake’s Pass (in The People, 1889, repris en volume en 1891). Dans cette fiction, l’écrivain forge une légende étiologique, fixée sur un défilé du comté irlandais de Clare, la « Gorge du Serpent », qu’aurait creusée un monstre traditionnel, le Roi des Serpents.
Chaque année, ce monarque écailleux dont la tête s’ornait d’une couronne d’or, réclamait le sacrifice d’un enfant, jusqu’à ce que saint Patrick chasse la gent reptilienne dans la mer. Alors, l’ophidien monstrueux cacha sa couronne dans un lac dont il vida l’eau, avant de se frayer un passage vers l’océan à travers la gorge dont le nom perpétue son souvenir. Le site du trésor est devenu une périlleuse tourbière mouvante que fait sonder un usurier. Un glissement de terrain engloutit le prêteur cupide, l’héroïne exhume la couronne d’or, et un géologue détecte une veine de pierre à chaux qui assurera la prospérité de la région.
Le premier et le dernier roman de Bram Stoker présentent de sérieuses affinités, comme si, sur la fin de sa vie, sur le modèle du serpent Ouroboros qui forme le cercle, l’écrivain irlandais était revenu inventorier les richesses de sa mythologie personnelle.
Dans The Snake’s Pass comme dans Le Repaire du Ver blanc, le légendaire est authentifié par la géologie, l’une des sciences royales du XIXe siècle, d’où émergèrent des disciplines nouvelles comme la paléontologie, la paléozoologie et la préhistoire. À la tourbière boueuse de l’œuvre de 1889 correspondent, dans le livre de 1911, les grands marécages primordiaux, subsistant en un vernien monde souterrain. Un an plus tard, Le Monde perdu (1912) de Conan Doyle situera le marais originel préservé, grouillant d’une « obscene reptilian life » non plus au centre de la Terre, mais au sommet d’un plateau d’Amazonie. Au-delà des variations de géographie imaginaire, Stoker et Doyle puisent aux mêmes sources, l’iconographie des ouvrages de vulgarisation, d’où émergent des reconstitutions comme la « vue d’un marécage du Carbonifère », chez Louis Figuier (1865). Toutefois, alors que le Roi des Serpents de Snake’s Pass appartient tout entier au monde du folklore, du mythe et du symbolisme, le reptile du Repaire n’est pas seulement un produit de la créativité des conteurs. Les traditions populaires conservent le souvenir d’êtres réels, dont certains spécimens survivent en des abîmes. Dans ce dernier ouvrage, Adam est un draconicide édouardien ayant troqué l’épée pour la dynamite.
Cependant, Stoker a maintenu l’idée de la récompense du vainqueur du monstre. Dans The Snake’s Pass, il s’agissait d’une veine de pierre à chaux, ici d’un « vaste lit d’argile à porcelaine », auquel la créature doit sa blancheur, et qui sera source de richesse pour la région. Le romancier s’efforce de concilier tradition et modernité, en rationalisant la très ancienne croyance européenne qui présentait les animaux albinos comme des êtres de mauvais augure. Enfin, dans The Snake’s Pass et dans Le Repaire du Ver blanc, les reptiles maléfiques acquièrent un double humain : l’usurier, dans le premier roman, dont la forme se confond, dans les cauchemars d’Adam, avec celle du Roi des Serpents2, tandis que dans le récit de 1911, de nombreux signes trahissent les affinités reptiliennes de Lady Arabella : ses longues mains ondulantes, la démarche à la fois rapide et glissante de ses « formes sinueuses », sa voix sifflante, sa nyctalopie, et cette robe dont la couleur immaculée reproduit, en un nouvel effet du mimétisme, la livrée de son maître souterrain. Variante modernisée de la Dame Blanche des histoires de fantômes, Arabella représente également la version stokerienne des nombreuses femmes fatales que peintres et écrivains Fin de Siècle montraient lovées dans l’étreinte possessive de grands ophidiens constricteurs 3.
L’anti-héroïne du Repaire a de nombreuses sœurs et cousines, de l’Elsie Venner (1861) d’Oliver Wendell Holmes, étrange fille-serpent, à la prêtresse du saurien de Thyra (1901) de Robert Ames Bennett, qui subit l’influence maléfique du monstre primordial tapi dans l’abîme 4.
L’ombre du serpent se glisse aussi entre les pages de Dracula (1897), bien que le lecteur qui a eu accès au chef-d’œuvre de Stoker par la version de Lucienne Molitor puisse difficilement le percevoir, tant la traductrice a affadi ou omis de telles allusions métaphoriques. Ainsi, la diligence de Jonathan Harker évoluant suivant une « serpentine way » de par les routes de Transylvanie, croise parfois le rustique « leiter-wagon », « with its long, snake-like vertebra, calculated to suit the inequalities of the road5 ». Plus tard, incarcéré dans le château du comte, le jeune Anglais découvre le vampire allongé dans son cercueil. Les yeux de Dracula rencontrent les siens, « with all their blaze of basilisk horror ». Les yeux fascinateurs du noble transylvain sont comparés ici à ceux du basilic, mythique Roi des Serpents, auquel les bestiaires attribuaient un regard mortifère. Saisi par sa léthargie périodique, le comte sicule gît dans son tombeau, bouffi de sang volé « like a filthy leech6 ».
La biographe de Stoker, Barbara Belford, nous rappelle opportunément que durant une maladie infantile, le jeune Bram fut soigné par son oncle William, qui pratiquait les saignées en fixant des sangsues sur le corps du patient. Suivant Belford, ce type d’expérience a pu contribuer à nourrir l’imaginaire spécifique exprimé dans Dracula ou Le Repaire du Ver blanc7. Dans les replis de la sensibilité stokerienne se déroulent, sur fond écarlate, les anneaux des reptiles des anciens âges, près des charrettes-serpents et des sangsues-vampires.
Le terme de worm joue pour l’écrivain irlandais le rôle d’un vivarium lexical, qui lui permet d’enclore en un minimum d’espace le grouillement gorgonéen qui infeste son Imaginaire. Par la bouche du nouveau Van Helsing, Sir Nathaniel de Salis, historien, archéologue, géologue et spéléologue, la vérité cachée sous le toponyme de la demeure de Lady Arabella se trouve mise au jour. À l’instar de l’archéologie qui permet de matérialiser les origines, l’étymologie, par sa reconstitution de l’ascendance des mots, remonte aux strates langagières archaïques et donc à des réalités semi-abolies, que peuvent, selon Stoker, également restituer les démarches du géologue et du folkloriste.
Worm serait une adaptation de l’anglo-saxon wyrm, ou de l’islandais ormur, avec le sens de dragon, ou de serpent. Worm n’a donc pas généralement en ce contexte le sens zoologique restreint de “ver”, même si dans la légende du Lambton worm que mentionne Stoker, le dragon est bien décrit comme un ver aquatique atteint de gigantisme 8.
Pourtant, dans la majeure partie des récits britanniques concernant les divers worms, du Lambton au « Laidley [loathlty] worm » du Northumberland, le terme désigne un reptile saurien, un dragon. L’interprétation du « white worm » de Mercie comme un ophidien primitif démesuré s’inscrit dans une longue tradition évhémériste qui remonte à Walter Scott. En effet, dans une lettre à l’antiquaire Robert Surtees (23 mars 1810), le romancier écossais ramenait les traditions du Lambton et du Laidley worm au souvenir mythisé d’anciennes rencontres avec des ophidiens de fortes taille 9.
À l’époque de Stoker, les littérateurs, adoptant le point de vue de certains vulgarisateurs victoriens, avaient plutôt tendance à interpréter les worms occis par des émules britanniques de saint Georges comme de grands sauriens préhistoriques ayant survécu à l’extinction de leur espèce 10. Arthur Machen, par exemple, dans l’« Histoire du cachet noir » (1895), présente un reptile marin du Secondaire, l’ichtyosaure, « visqueux et répugnant », comme l’original des « awful worms », exterminés par les valeureux chevaliers 11. Bram Stoker a préféré l’ophidien aux sauriens des temps perdus, un choix certainement conditionné par la symbolique négative du serpent dans la culture occidentale.
Dans Le Repaire, Sir Nathaniel a exploré les principaux réseaux souterrains de l’Ancien et du Nouveau Monde, ce qui lui a permis d’établir la topographie des anciens repaires d’ophidiens colossaux. Mais ici comme dans les textes de la Renaissance, le dragon du monde d’en bas est aussi le gardien des Inferi, du royaume du Très-Bas et de ses séides. Dans la composition narrative s’entrelacent les orientations, fantastique, science-fictive, métaphysique et sexuelle.
Du Trou du Ver de Diana’s Grove s’échappe une odeur méphitique, évoquant les effluves de décomposition organique. Pour Barbara Belford, cet orifice constituerait une transparente métaphore du conduit vaginal 12. L’on peut, certes, invoquer à l’appui de cette thèse la fascination durable manifestée par l’écrivain envers les défilés, les passes étroites, de la Gorge du Serpent au col de Borgo. Toutefois, une telle lecture, pour ne pas s’avérer appauvrissante, devrait pouvoir être complétée par d’autres modes de déchiffrement, notamment par une approche qui, tenant compte de l’éducation protestante du jeune Bram, insisterait sur la place importante tenue par l’Apocalypse dans ces milieux de lecteurs de la Bible. Ouvrons les Livres saints au passage où le diable, le « dragon, l’antique Serpent », est jeté dans l’abîme par l’Ange, et nous aurons sans doute l’un des points de départ du puits du Serpent du Repaire.
Cette imagerie était familière à Stoker qui, dans le chapitre IV de Dracula désigne les trois insatiables femmes-vampires comme des « devils of the Pit ». Loin de s’exclure, les composantes géologiques, métaphysiques et sexuelles de la rêverie stokerienne se fondent, se soutiennent et se renforcent pour constituer une passerelle entre le paysage mental de notre auteur et celui du lecteur britannique de son époque.
Le personnage de Lady Arabella intègre ainsi diverses strates, autorisant une pluralité des grilles de lecture. On peut y voir notamment une adaptation romanesque de la figure folklorique de la fille-dragon de Spindleston Heugh 13, une femme fatale à la Diana Vaughan du Grand dieu Pan (1894) de Machen, mais l’on peut aussi supposer que cette entité, mi-« cocotte », mi-monstre antédiluvien, dotée de la force d’un « diplodocus », emprunte quelques-uns de ses éléments à la Grande Prostituée, trônant sur la Bête, dans l’Apocalypse 14.
Cette fiction à la luxuriance des fougères arborescentes des premiers âges plut tant au lecteur édouardien qu’elle devint l’œuvre la plus populaire de Stoker, après Dracula.
En 1989, le cinéaste britannique Ken Russell devait tirer du Repaire une adaptation filmique débridée, où la symbolique sexuelle implicite du roman se voyait crûment explicitée et mise en scène à l’aide de costumes et d’accessoires extraits des garde-robes fétichistes. L’œuvre stokerienne, prise en otage par Russell, fournissait un simple prétexte à un hommage à la « Swinging London » des Avengers et d’Allen Jones. Lady Arabella, dotée de crochets vipérins et d’un olisbos de confortables dimensions, y menaçait la vertu de jouvencelles en sous-vêtements, destinées à rassasier les fringales d’un Ver blanc ithyphallique. Le freudisme brontosaurien de l’ensemble, divertissant comme une bataille de polochons, nous faisait cependant regretter une interprétation cinématographique du thème, qui eût cherché au-delà du ludique et du parodique, à restituer avec les atouts du visuel un peu du charme d’un roman à la narration cimentée de nuance et de retenue 15.
MICHEL MEURGER
NOTES
1. Bram Stoker, Le Repaire du Ver blanc, cf. infra, chapitre VII, p. 59.
2. Voir Claude Fierobe, De Melmoth à Dracula. La littérature fantastique irlandaise au XIXe siècle, Rennes : Terre de Brume, 2000, pp. 97-99.
3. Voir sur ce thème l’ouvrage de Bram Dijkstra, Idols of Perversity. Fantasies of Feminine Evil in Fin-de-Siècle Culture, Oxford : Oxford University Press, 1986, pp. 305-313.
4. J’ai analysé le roman de l’auteur américain dans mon étude : « Thyra : les mondes perdus de l’Arctique », in M. Meurger, Lovecraft et la S.-F., volume 2, Amiens : Encrage, 1994, pp. 15-36.
5. The Essential Dracula, édition annotée par Leonard Wolf, Londres : Penguin, 1993, chapitre I, pp. 12-13.
6. Bram Stoker, Dracula, édition de L. Wolf, chapitre IV, p. 67.
7. Voir Barbara Belford, Bram Stoker. A Biography of the Author of Dracula, New York : Knopf, 1996, pp. 18-19.
8. Voir Jacqueline Simpson, British Dragons, Londres : Batsford, 1980, p. 39. D’après une croyance islandaise, si l’on pose une limace noire (Limax ater) ou Brekkusnigil sur un tas d’or, l’invertébré ne cesse de grandir, jusqu’à devenir un ver géant qui s’installe au fond des lacs et des rivières. Voir M. Meurger, « Of Skrimsl and Men. Icelandic water-beings from folklore to speculative zoology », in Fortean Studies, vol. 2, Londres : John Brown, 1995, pp. 166-176 (p. 171).
9. Voir là-dessus M. Meurger, « Le Monstre du Loch Ness. Du folklore à la zoologie spéculative », in Scientifictions. La Revue de l’Imaginaire scientifique, n° 1, volume 2, Amiens : Encrage, 1997, pp. 135-254 (pp. 169-170).
10. Sur cette orientation des vulgarisateurs victoriens, l’on pourra se référer à mon ouvrage Histoire naturelle des dragons. Un animal problématique sous l’œil de la science, Rennes : Terre de Brume, 2001, chapitres IV et V, pp. 167-189.
11. Voir A. Machen, Les Trois Imposteurs ou Les Transmutations, Rennes : Terre de Brume, 2002, p. 115. Jacques Parsons a traduit « awful worms » par « affreux reptiles ». Ce passage correspond aux convictions de Machen, qui dans un article écrivait que les « worms » et dragons sont indubitablement des souvenirs des « iguanodons et des plésiosaures ». Voir X [A. Machen, selon S.T. Joshi], « Folklore and Legends of the North », in Literature, 24 septembre 1898, pp. 271-274 (p. 273).
12. B. Belford, Bram Stoker, p. 318.
13. Sur cette figure, voir Lewis Spence, The Minor Traditions of British Mythology, Londres : Rider, 1948, p. 123.
14. Pour un exemple du renouvellement de l’imagerie de la Grande Prostituée siégeant sur la Bête de l’Apocalypse par l’art fin de siècle, voir l’illustration de Georges Rochegrosse (1891) reproduite dans le livre de Mireille Dottin-Orsini, Cette femme qu’ils disent fatale. Textes et images de la misogynie fin-de-siècle, Paris : Grasset, 1993, fig. 7.
15. Jennifer Garner, serpentine vedette du petit écran, se glisserait avec élégance dans la peau de Lady Arabella.
À mon amie Bertha Nicoll *
avec mon affectueuse estime
* Bertha Nicoll avait suggéré à Bram Stoker d’enquêter sur la fameuse imposture du « Bisley Boy » — la fille d’Henry VIII, Elizabeth Ire serait morte en bas âge et aurait été remplacée par un garçon… —, enquête qui fut publiée dans son ouvrage Famous Impostors (1910).