XIVUne nuit tiède de juin, étendus tous deux à terre dans la campagne, nous attendions deux heures du matin, – l’heure convenue. – Je me souviens de cette belle nuit étoilée, où l’on n’entendait que le faible bruit de la mer calme. Les cyprès dessinaient sur la montagne des larmes noires, les platanes des masses obscures ; de loin en loin, de vieilles bornes séculaires marquaient la place oubliée de quelque derviche d’autrefois ; l’herbe sèche, la mousse et le lichen avaient bonne odeur ; c’était un bonheur d’être en pleine campagne une pareille nuit, et il faisait bon vivre.
Mais Samuel paraissait subir cette corvée nocturne avec une détestable humeur, et ne me répondait même plus.
Alors je lui pris la main pour la première fois, en signe d’amitié, et lui fis en espagnol à peu près ce discours :
– Mon bon Samuel, vous dormez chaque nuit sur la terre dure ou sur des planches ; l’herbe qui est ici est meilleure et sent bon comme le serpolet. Dormez, et vous serez de plus belle humeur après. N’êtes-vous pas content de moi ? et qu’ai-je pu vous faire ?
Sa main tremblait dans la mienne et la serrait plus qu’il n’eût été nécessaire.
– Che volete, dit-il d’une voix sombre et troublée, che volete mî ? (Que voulez-vous de moi ?)…
Quelque chose d’inouï et de ténébreux avait un moment passé dans la tête du pauvre Samuel ; – dans le vieil Orient tout est possible ! – et puis il s’était couvert la figure de ses bras, et restait là, terrifié de lui-même, immobile et tremblant…
Mais, depuis cet instant étrange, il est à mon service corps et âme ; il joue chaque soir sa liberté et sa vie en entrant dans la maison qu’Aziyadé habite ; il traverse, dans l’obscurité, pour aller la chercher, ce cimetière rempli pour lui de visions et de terreurs mortelles ; il rame jusqu’au matin dans sa barque pour veiller sur la nôtre, ou bien m’attend toute la nuit, couché pêle-mêle avec cinquante vagabonds, sur la cinquième dalle de pierre du quai de Salonique. Sa personnalité est comme absorbée dans la mienne, et je le trouve partout dans mon ombre, quels que soient le lieu et le costume que j’aie choisis, prêt à défendre ma vie au risque de la sienne.