XV

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XVLOTI À PLUMKETT, LIEUTENANT DE MARINE Salonique, mai 1876. Mon cher Plumkett, Vous pouvez me raconter, sans m’ennuyer jamais, toutes les choses tristes ou saugrenues, ou même gaies, qui vous passeront par la tête ; comme vous êtes classé pour moi en dehors du « vil troupeau », je lirai toujours avec plaisir ce que vous m’écrirez. Votre lettre m’a été remise sur la fin d’un dîner au vin d’Espagne, et je me souviens qu’elle m’a un peu, à première vue, abasourdi par son ensemble original. Vous êtes en effet « un drôle de type » ; mais cela, je le savais déjà. Vous êtes aussi un garçon d’esprit, ce qui était connu. Mais ce n’est point là seulement ce que j’ai démêlé dans votre longue lettre, je vous l’assure. J’ai vu que vous avez dû beaucoup souffrir, et c’est là un point de commun entre nous deux. Moi aussi, il y a dix longues années que j’ai été lancé dans la vie, à Londres, livré à moi-même à seize ans ; j’ai goûté un peu toutes les jouissances ; mais je ne crois pas non plus qu’aucun genre de douleur m’ait été épargné. Je me trouve fort vieux, malgré mon extrême jeunesse physique, que j’entretiens par l’escrime et l’acrobatie. Les confidences d’ailleurs ne servent à rien ; il suffit que vous ayez souffert pour qu’il y ait sympathie entre nous. Je vois aussi que j’ai été assez heureux pour vous inspirer quelque affection ; je vous en remercie. Nous aurons, si vous voulez bien, ce que vous appelez une amitié intellectuelle, et nos relations nous aideront à passer le temps maussade de la vie. À la quatrième page de votre papier, votre main courait un peu vite sans doute, quand vous avez écrit : « une affection et un dévouement illimités. » Si vous avez pensé cela, vous voyez bien, mon cher ami, qu’il y a encore chez vous de la jeunesse et de la fraîcheur, et que tout n’est pas perdu. Ces belles amitiés-là, à la vie, à la mort, personne plus que moi n’en a éprouvé tout le charme ; mais, voyez-vous, on les a à dix-huit ans ; à vingt-cinq, elles sont finies, et on n’a plus de dévouement que pour soi-même. C’est désolant, ce que je vous dis là, mais c’est terriblement vrai.
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