II-2

3292 Words
Les journées passaient, on était arrivé au commencement d’août, et Lazare ne prenait aucune décision. Pauline devait, en octobre, entrer dans un pensionnat de Bayeux. Lorsque la mer les avait engourdis d’une lassitude heureuse, ils s’allongeaient sur le sable, ils causaient de leurs affaires, très raisonnablement. Elle finissait par l’intéresser à la médecine, en lui expliquant que, si elle était un homme, ce qu’elle trouverait de plus passionnant, ce serait de guérir le monde. Justement, depuis une semaine, le Paradis terrestre allait mal, il doutait de son génie. Certes, il y avait eu des gloires médicales, les grands noms lui revenaient, Hippocrate, Ambroise Paré, et tant d’autres. Mais, une après-midi, il poussa des cris de joie, il tenait son chef-d’œuvre : c’était bête, le Paradis, il cassait tout ça, il écrivait la symphonie de la Douleur, une page où il notait, en harmonies sublimes, la plainte désespérée de l’Humanité sanglotant sous le ciel ; et il utilisait sa marche d’Adam et d’Ève, il en faisait carrément la marche de la Mort. Pendant huit jours, son enthousiasme augmenta d’heure en heure, il résumait l’univers dans son plan. Une autre semaine s’écoula, son amie resta très étonnée, un soir, de l’entendre dire qu’il irait tout de même étudier volontiers la médecine à Paris. Il avait songé que cela le rapprochait du Conservatoire : être là-bas d’abord, ensuite il verrait. Ce fut une grande joie pour madame Chanteau. Elle aurait préféré son fils dans l’administration ou dans la magistrature ; mais les médecins étaient au moins des gens honorables, et qui gagnaient beaucoup d’argent. – Tu es donc une petite fée ? dit-elle en embrassant Pauline. Ah ! ma chérie, tu nous récompenses bien de t’avoir prise avec nous ! Tout fut réglé. Lazare partirait le 1er octobre. Alors, en septembre, les escapades recommencèrent avec plus d’entrain, les deux camarades voulaient finir dignement leur belle vie de liberté. Ils s’oubliaient jusqu’à la nuit, sur le sable de la baie du Trésor. Un soir, allongés côte à côte, ils regardaient les étoiles pointer comme des perles de feu, dans le ciel pâlissant. Elle, sérieuse, avait la tranquille admiration d’une enfant bien portante. Lui, fiévreux depuis qu’il se préparait à partir, battait nerveusement des paupières, au milieu des soubresauts de sa volonté, qui l’emportait sans cesse en nouveaux projets. – C’est beau, les étoiles, dit-elle gravement, après un long silence. Il laissa le silence retomber. Sa gaieté ne sonnait plus si claire, un malaise intérieur troublait ses yeux ouverts très grands. Au ciel, le fourmillement des astres croissait de minute en minute, ainsi que des pelletées de braise jetées au travers de l’infini. – Tu n’as pas appris ça, toi, murmura-t-il enfin. Chaque étoile est un soleil, autour duquel roulent des machines comme la terre ; et il y en a des milliards, d’autres encore derrière celles-ci, toujours d’autres… Il se tut, il reprit d’une voix qu’un grand frisson étranglait : – Moi, je n’aime pas les regarder… Ça me fait peur. La mer, qui montait, avait une lamentation lointaine, pareille à un désespoir de foule pleurant sa misère. Sur l’immense horizon, noir maintenant, flambait la poussière volante des mondes. Et, dans cette plainte de la terre écrasée sous le nombre sans fin des étoiles, l’enfant crut entendre près d’elle un bruit de sanglots. – Qu’as-tu donc ? es-tu malade ? Il ne répondait pas, il sanglotait, la face couverte de ses mains crispées violemment, comme pour ne plus voir. Quand il put parler, il bégaya : – Oh ! mourir, mourir ! Pauline conserva de cette scène un souvenir étonné. Lazare s’était mis debout péniblement, ils rentrèrent à Bonneville dans l’ombre, les pieds gagnés par les vagues ; et ni l’un ni l’autre ne trouvaient plus rien à se dire. Elle le regardait marcher devant elle, il lui semblait diminué de taille, courbé sous le vent qui soufflait de l’ouest. Ce soir-là, une nouvelle venue les attendait dans la salle à manger, en causant avec Chanteau. Depuis huit jours, on comptait sur Louise, une fillette d’onze ans et demi qui passait, chaque année, une quinzaine à Bonneville. Mais, deux fois, on était allé inutilement à Arromanches ; et elle tombait tout d’un coup, le soir où l’on ne songeait point à elle. La mère de Louise était morte dans les bras de madame Chanteau, en lui recommandant sa fille. Le père, M. Thibaudier, un banquier de Caen, s’était remarié six mois plus tard, et avait trois enfants déjà. Pris par sa nouvelle famille, la tête cassée de chiffres, il laissait la petite en pension, s’en débarrassait volontiers aux vacances, quand il pouvait l’envoyer chez des amis. Le plus souvent, il ne se dérangeait même pas, c’était un domestique qui avait amené mademoiselle, après huit jours de retard. Monsieur avait tant de tracas ! Et le domestique était reparti tout de suite, en disant que monsieur ferait son possible pour venir en personne chercher mademoiselle. – Arrive donc, Lazare ! cria Chanteau. Elle est ici ! Louise, souriante, baisa le jeune homme sur les deux joues. Ils se connaissaient peu pourtant, elle toujours cloîtrée dans son pensionnat, lui sorti du lycée depuis un an à peine. Leur amitié ne datait guère que des dernières vacances ; et encore l’avait-il traitée cérémonieusement, la sentant coquette déjà, dédaigneuse des jeux bruyants de l’enfance. – Eh bien ! Pauline, tu ne l’embrasses pas ? dit madame Chanteau qui entrait. C’est ton aînée, elle a dix-huit mois de plus que toi… Aimez-vous bien, ça me fera plaisir. Pauline regardait Louise, mince et fine, d’un visage irrégulier, mais d’un grand charme, avec de beaux cheveux blonds, noués et frisés comme ceux d’une dame. Elle avait pâli, en la voyant au cou de Lazare. Et, lorsque l’autre l’eut embrassée gaiement, elle lui rendit son b****r, les lèvres tremblantes. – Qu’as-tu donc ? demanda sa tante. Tu as froid ? – Oui, un peu, le vent n’est pas chaud, répondit-elle, toute rouge de son mensonge. À table, elle ne mangea pas. Ses yeux ne quittaient plus les gens, et ils prenaient un noir farouche, dès que son cousin, son oncle ou même Véronique, s’occupaient de Louise. Mais elle parut souffrir surtout, quand Mathieu, au dessert, fit son tour habituel et alla poser sa grosse tête sur le genou de la nouvelle venue. Vainement elle l’appela, il ne lâchait pas celle-ci, qui le bourrait de sucre. On s’était levé, Pauline avait disparu, lorsque Véronique, qui enlevait la table, revint de la cuisine, en disant d’un air de triomphe : – Ah bien ! madame qui trouve sa Pauline si bonne !… Allez donc voir dans la cour. Tout le monde y alla. Cachée derrière la remise, l’enfant tenait Mathieu acculé contre le mur, et hors d’elle, emportée par un accès fou de sauvagerie, elle lui tapait sur le crâne de toute la force de ses petits poings. Le chien, étourdi, sans se défendre, baissait le cou. On se précipita, mais elle tapait toujours, il fallut l’emporter, raidie, morte, si malade, qu’on la coucha tout de suite et que sa tante dut passer une partie de la nuit près d’elle. – Elle est gentille, elle est très gentille, répétait Véronique, enchantée d’avoir enfin trouvé un défaut à cette perle. – Je me souviens qu’on m’avait parlé de ses colères, à Paris, disait madame Chanteau. Elle est jalouse, c’est une laide chose… Depuis six mois qu’elle est ici, je m’étais bien aperçu de certains petits faits ; mais, vraiment, vouloir assommer ce chien, ça dépasse tout. Le lendemain, lorsque Pauline rencontra Mathieu, elle le serra entre ses bras tremblants, le baisa sur le museau avec un tel flot de larmes, qu’on craignit de voir la crise recommencer. Pourtant, elle ne se corrigea pas, c’était une poussée intérieure qui lui jetait tout le sang de ses veines au cerveau. Il semblait que ces violences jalouses lui vinssent de loin, de quelque aïeul maternel, par-dessus le bel équilibre de sa mère et de son père, dont elle était la vivante image. Comme elle avait beaucoup de raison pour ses dix ans, elle expliquait elle-même qu’elle faisait tout au monde afin de lutter contre ces colères, mais qu’elle ne pouvait pas. Ensuite, elle en restait triste, ainsi que d’un mal dont on a honte. – Je vous aime tant, pourquoi en aimez-vous d’autres ? répondit-elle en cachant sa tête contre l’épaule de sa tante, qui la sermonnait dans sa chambre. Aussi, malgré ses efforts, Pauline souffrit-elle beaucoup de la présence de Louise. Depuis qu’on annonçait son arrivée, elle l’avait attendue avec une curiosité inquiète, et maintenant elle comptait les jours, dans le désir impatient de son départ. Louise d’ailleurs la séduisait, bien mise, se tenant en grande demoiselle savante, d’une grâce câline d’enfant peu caressée chez elle ; mais, lorsque Lazare se trouvait là, c’était justement cette séduction de petite femme, cet éveil de l’inconnu, qui troublaient et irritaient Pauline. Le jeune homme, cependant, traitait celle-ci en préférée ; il plaisantait l’autre, disait qu’elle l’ennuyait avec ses grands airs, parlait de la laisser toute seule faire la dame, pour aller jouer plus loin à leur aise. Les jeux violents étaient abandonnés, on regardait des images dans la chambre, on se promenait sur la plage, d’un pas convenable. Ce furent deux semaines absolument gâtées. Un matin, Lazare déclara qu’il avançait son départ de cinq jours. Il voulait s’installer à Paris, il devait y retrouver un de ses anciens camarades de Caen. Et Pauline, que la pensée de ce départ désespérait depuis un mois, appuya vivement la nouvelle décision de son cousin, aida sa tante à faire la malle, avec une activité joyeuse. Puis, quand le père Malivoire eut emmené Lazare dans sa vieille berline, elle courut s’enfermer au fond de sa chambre, où elle pleura longtemps. Le soir, elle se montra très gentille pour Louise ; et les huit jours que celle-ci passa encore à Bonneville, furent charmants. Lorsque le domestique de son père revint la chercher, en expliquant que monsieur n’avait pu quitter sa banque, les deux petites amies se jetèrent dans les bras l’une de l’autre et jurèrent de s’aimer toujours. Alors, lentement, une année s’écoula. Madame Chanteau avait changé d’avis : au lieu d’envoyer Pauline en pension, elle la gardait près d’elle, déterminée surtout par les plaintes de Chanteau, qui ne pouvait plus se passer de l’enfant ; mais elle ne s’avouait pas cette raison intéressée, elle parlait de se charger de son instruction, toute rajeunie à l’idée de rentrer ainsi dans l’enseignement. En pension, les petites filles entendent de vilaines choses, elle voulait pouvoir répondre de la parfaite innocence de son élève. On repêcha, au fond de la bibliothèque de Lazare, une Grammaire, une Arithmétique, un Traité d’Histoire, même un Résumé de la Mythologie ; et madame Chanteau reprit la férule, une seule leçon par jour, des dictées, des problèmes, des récitations. La grande chambre du cousin était transformée en salle d’étude, Pauline dut se remettre au piano, sans compter le maintien, dont sa tante lui démontra sévèrement les principes, pour corriger ses allures garçonnières ; du reste, elle était docile et intelligente, elle apprenait volontiers, même quand les matières la rebutaient. Un seul livre l’ennuyait, le catéchisme. Elle n’avait pas encore compris que sa tante se dérangeât le dimanche et la conduisît à la messe. Pourquoi faire ? à Paris, on ne la menait jamais à Saint-Eustache, qui pourtant se trouvait près de leur maison. Les idées abstraites n’entraient que très difficilement dans son cerveau, sa tante dut lui expliquer qu’une demoiselle bien élevée ne pouvait, à la campagne, se dispenser de donner le bon exemple, en se montrant polie avec le curé. Elle-même n’avait jamais eu qu’une religion de convenance, qui faisait partie d’une bonne éducation au même titre que le maintien. La mer, cependant, battait deux fois par jour Bonneville de l’éternel balancement de sa houle, et Pauline grandissait dans le spectacle de l’immense horizon. Elle ne jouait plus, n’ayant point de camarade. Quand elle avait galopé autour de la terrasse avec Mathieu, ou promené au fond du potager la Minouche sur son épaule, son unique récréation était de regarder la mer, toujours vivante, livide par les temps noirs de décembre, d’un vert délicat de moire changeante aux premiers soleils de mai. L’année fut heureuse d’ailleurs, le bonheur que sa présence semblait avoir amené dans la maison, se manifesta encore par un envoi inespéré de cinq mille francs, que Davoine fit aux Chanteau, pour éviter une rupture dont ils le menaçaient. Très scrupuleusement, la tante allait chaque trimestre toucher à Caen les rentes de Pauline, prélevait ses frais et la pension allouée par le conseil de famille, puis achetait de nouveaux titres avec le reste ; et, lorsqu’elle rentrait, elle voulait que la petite l’accompagnât dans sa chambre, elle ouvrait le fameux tiroir du secrétaire, en répétant : – Tu vois, je mets celui-ci sur les autres… Hein ? le tas grossit. N’aie pas peur, tu retrouveras le tout, il n’y manquera pas un centime. En août, Lazare tomba un beau matin, en apportant la nouvelle d’un succès complet à son examen de fin d’année. Il ne devait arriver qu’une semaine plus tard, il avait voulu surprendre sa mère. Ce fut une grande joie. Dans les lettres qu’il écrivait tous les quinze jours, il avait montré une passion croissante pour la médecine. Lorsqu’il fut là, il leur parut absolument changé, ne parlant plus musique, finissant par les ennuyer avec ses continuelles histoires sur ses professeurs et ses dissertations scientifiques à propos de tout, des plats qu’on servait, du vent qui soufflait. Une nouvelle fièvre l’emportait, il s’était donné entier, fougueusement, à l’idée d’être un médecin de génie, dont l’apparition bouleverserait les mondes. Pauline surtout, après lui avoir sauté au cou en gamine qui ne dissimulait point encore ses tendresses, restait surprise de le sentir autre. Cela la chagrinait presque, qu’il cessât de causer musique, au moins un peu, comme récréation. Est-ce que, vraiment, on pouvait ne plus aimer une chose, lorsqu’on l’avait beaucoup aimée ? Le jour où elle l’interrogea sur sa symphonie, il se mit à plaisanter, en disant que c’était bien fini, ces bêtises ; et elle devint toute triste. Puis, elle le voyait gêné vis-à-vis d’elle, riant d’un vilain rire, ayant dans les yeux, dans les gestes, dix mois d’une existence qu’on ne pouvait raconter aux petites filles. Lui-même avait vidé sa malle, pour cacher ses livres, des romans, des volumes de science pleins de gravures. Il ne la faisait plus tourner comme une toupie, les jupes volantes, décontenancé parfois, quand elle s’entêtait à entrer et à vivre dans sa chambre. Cependant, elle avait à peine grandi, elle le regardait en face de ses yeux purs d’innocente ; et, au bout de huit jours, leur camaraderie de garçons s’était renouée. La rude brise de mer le lavait des odeurs du quartier latin, il se retrouvait enfant avec cette enfant bien portante, aux gaietés sonores. Tout fut repris, tout recommença, les jeux autour de la grande table, les galopades en compagnie de Mathieu et de la Minouche au fond du potager, et les courses jusqu’à la baie du Trésor, et les bains candides sous le soleil, dans la joie bruyante des chemises qui claquaient sur leurs jambes comme des drapeaux. Justement, cette année-là, Louise, venue en mai à Bonneville, était allée passer les vacances près de Rouen, chez d’autres amis. Deux mois adorables coulèrent, pas une bouderie ne gâta leur amitié. En octobre, le jour où Lazare fit sa malle, Pauline le regarda empiler les livres qu’il avait apportés, et qui étaient restés enfermés dans l’armoire, sans qu’il eût même l’idée d’en ouvrir un seul. – Alors, tu les remportes ? demanda-t-elle d’un air désolé. – Sans doute, répondit-il. C’est pour mes études… Ah ! sapristi, comme je vais travailler ! Il faut que j’enfonce tout. Une paix morte retomba sur la petite maison de Bonneville, les jours uniformes se déroulèrent, ramenant les habitudes quotidiennes, en face du rythme éternel de l’océan. Mais, cette année-là, il y eut, dans la vie de Pauline, un fait qui marqua. Elle fit sa première communion au mois de juin, à l’âge de douze ans et demi. Lentement, la religion s’était emparée d’elle, une religion grave, supérieure aux réponses du catéchisme, qu’elle récitait toujours sans les comprendre. Dans sa jeune tête raisonneuse, elle avait fini par concevoir de Dieu l’idée d’un maître très puissant, très savant, qui dirigeait tout, de façon à ce que tout marchât sur la terre selon la justice ; et cette conception simplifiée lui suffisait pour s’entendre avec l’abbé Horteur. Celui-ci, fils de paysans, crâne dur où la lettre avait seule pénétré, en était venu à se contenter des pratiques extérieures, du bon ordre d’une dévotion décente. Personnellement, il soignait son salut ; quant à ses paroissiens, tant pis s’ils se damnaient ! Il avait pendant quinze ans tâché de les effrayer sans y réussir, il ne leur demandait plus que la politesse de monter à l’église, les jours de grandes fêtes. Tout Bonneville y montait, par un reste d’habitude, malgré le péché où pourrissait le village. Son indifférence du salut des autres tenait lieu au prêtre de tolérance. Il allait chaque samedi jouer aux dames avec Chanteau, bien que le maire, grâce à l’excuse de sa goutte, ne mit jamais les pieds à l’église. Madame Chanteau, d’ailleurs, faisait le nécessaire, en suivant régulièrement les offices et en y conduisant Pauline. C’était la grande simplicité du curé qui séduisait peu à peu l’enfant. À Paris, on méprisait devant elle les curés, ces hypocrites dont les robes noires cachaient tous les crimes. Mais celui-ci, au bord de la mer, lui paraissait vraiment brave homme, avec ses gros souliers, sa nuque brûlée de soleil, son allure et son langage de fermier pauvre. Une remarque l’avait surtout conquise : l’abbé Horteur fumait passionnément une grosse pipe d’écume, ayant encore des scrupules pourtant, se réfugiant au fond de son jardin, seul au milieu de ses salades ; et cette pipe qu’il dissimulait, plein de trouble, quand on venait à le surprendre, touchait beaucoup la petite, sans qu’elle eût pu dire pourquoi. Elle communia d’un air très sérieux, en compagnie de deux autres gamines et d’un galopin du village. Le soir, comme le curé dînait chez les Chanteau, il déclara qu’il n’avait jamais eu, à Bonneville, une communiante qui se fût si bien tenue à la Sainte-Table. L’année fut moins bonne, la hausse que Davoine attendait depuis longtemps sur les sapins, ne se produisait pas ; et de mauvaises nouvelles arrivaient de Caen : on assurait que, forcé de vendre à perte, il marchait fatalement à une catastrophe. La famille vécut chichement, les trois mille francs de rente suffisaient bien juste aux besoins stricts de la maison, en rognant sur les moindres provisions. Le grand souci de madame Chanteau était Lazare, dont elle recevait des lettres qu’elle gardait pour elle. Il semblait se dissiper, il la poursuivait de continuelles demandes d’argent. En juillet, comme elle allait toucher les rentes de Pauline, elle tomba violemment chez Davoine ; deux mille francs, déjà donnés par lui, avaient passé aux mains du jeune homme ; et elle réussit à lui arracher encore mille francs, qu’elle envoya tout de suite à Paris. Lazare lui écrivait qu’il ne pourrait venir, s’il ne payait pas ses dettes. Pendant une semaine, on l’attendit. Chaque matin, une lettre arrivait, remettant son départ au jour suivant. Sa mère et Pauline allèrent à sa rencontre jusqu’à Verchemont. On s’embrassa sur la route, on rentra dans la poussière, suivi par la voiture vide, qui portait la malle. Mais ce retour en famille fut moins gai que la surprise triomphale de l’année précédente. Il avait échoué à son examen de juillet, il était aigri contre les professeurs, toute la soirée il déblatéra contre eux, des ânes dont il finissait par avoir plein le dos, disait-il. Le lendemain, devant Pauline, il jeta ses livres sur une planche de l’armoire, en déclarant qu’ils pouvaient bien pourrir là. Ce dégoût si prompt la consternait, elle l’écoutait plaisanter férocement la médecine, la mettre au défi de guérir seulement un rhume de cerveau ; et un jour qu’elle défendait la science, dans un élan de jeunesse et de foi, elle devint toute rouge, tellement il se moqua de son enthousiasme d’ignorante. Du reste, il se résignait quand même à être médecin ; autant cette blague-là qu’une autre ; rien n’était drôle, au fond. Elle s’indignait de ces nouvelles idées qu’il rapportait. Où avait-il pris ça ? dans de mauvais livres, bien sûr ; mais elle n’osait plus discuter, gênée par son ignorance absolue, mal à l’aise devant le ricanement de son cousin, qui affectait de ne pouvoir lui tout dire. Les vacances se passèrent de la sorte, en continuelles taquineries. Dans leurs promenades, lui, maintenant, semblait s’ennuyer, trouvait la mer bête, toujours la même ; cependant, il s’était mis à faire des vers, pour tuer le temps, et il écrivait sur la mer des sonnets, d’une facture soignée, de rimes très riches. Il refusa de se baigner, il avait découvert que les bains froids étaient contraires à son tempérament ; car, malgré sa négation de la médecine, il exprimait des opinions tranchantes, il condamnait ou sauvait les gens d’un mot. Vers le milieu de septembre, comme Louise allait arriver, il parla tout d’un coup de retourner à Paris, en prétextant la préparation de son examen ; ces deux petites filles l’assommeraient, autant reprendre un mois plus tôt la vie du quartier. Pauline était devenue plus douce à mesure qu’il la chagrinait davantage. Lorsqu’il se montrait brusque, lorsqu’il se réjouissait à la désespérer, elle le regardait des yeux tendres et rieurs dont elle calmait Chanteau, quand celui-ci hurlait dans l’angoisse d’une crise. Pour elle, son cousin devait être malade, il voyait la vie comme les vieux.
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