IIDès la première semaine, la présence de Pauline apporta une joie dans la maison. Sa belle santé raisonnable, son tranquille sourire calmaient l’aigreur sourde où vivaient les Chanteau. Le père avait trouvé une garde-malade, la mère était heureuse que son fils restât davantage au logis. Seule, Véronique continuait à grogner. Il semblait que les cent cinquante mille francs, enfermés dans le secrétaire, donnaient à la famille un air plus riche, bien qu’on n’y touchât pas. Un lien nouveau était créé, et il naissait une espérance au milieu de leur ruine, sans qu’on sût au juste laquelle.
Le surlendemain, dans la nuit, l’accès de goutte que Chanteau sentait venir, avait éclaté. Depuis une semaine, il éprouvait des picotements aux jointures, des frissons qui lui secouaient les membres, une horreur invincible de tout exercice. Le soir, il s’était couché plus tranquille pourtant, lorsque, à trois heures du matin, la douleur se déclara dans l’orteil du pied gauche. Elle sauta ensuite au talon, finit par envahir la cheville. Jusqu’au jour, il se plaignit doucement, suant sous les couvertures, ne voulant déranger personne. Ses crises étaient l’effroi de la maison, il attendait la dernière minute pour appeler, honteux d’être repris et désespéré de l’accueil rageur qu’on allait faire à son mal. Cependant, comme Véronique passait devant sa porte, vers huit heures, il ne put retenir un cri, qu’un élancement plus profond lui arracha.
– Bon ! nous y sommes, grogna la bonne. Le voilà qui gueule.
Elle était entrée, elle le regardait rouler la tête en geignant, et elle ne trouva que cette consolation :
– Si vous croyez que madame va être contente !
En effet, lorsque madame prévenue vint à son tour, elle laissa tomber les bras, dans un geste de découragement exaspéré.
– Encore ! dit-elle. J’arrive à peine et ça commence !
C’était, en elle, contre la goutte, une rancune de quinze ans. Elle l’exécrait comme l’ennemie, la gueuse qui avait gâté son existence, ruiné son fils, tué ses ambitions. Sans la goutte, est-ce qu’ils se seraient exilés au fond de ce village perdu ? et, malgré son bon cœur, elle restait frémissante et hostile devant les crises de son mari, elle se déclarait elle-même maladroite, incapable de le soigner.
– Mon Dieu ! que je souffre ! bégayait le pauvre homme. L’accès sera plus fort que le dernier, je le sens… Ne reste pas là, puisque ça te contrarie ; mais envoie tout de suite chercher le docteur Cazenove.
Dès lors, la maison fut en l’air. Lazare était parti pour Arromanches, bien que la famille n’eût plus grand espoir dans les médecins. Depuis quinze ans, Chanteau avait essayé de toutes les drogues ; et, à chaque tentative nouvelle, le mal empirait. D’abord faibles et rares, les accès s’étaient multipliés bientôt, en augmentant de violence ; aujourd’hui, les deux pieds se prenaient, même un genou était menacé. Trois fois déjà, le malade avait vu changer la mode de guérir, son triste corps finissait par être un champ d’expériences, où se battaient les remèdes des réclames. Après l’avoir saigné copieusement, on venait de le purger sans prudence, et maintenant on le bourrait de colchique et de lithine. Aussi, dans l’épuisement du sang appauvri et des organes débilités, sa goutte aiguë se transformait-elle peu à peu en goutte chronique. Les traitements locaux ne réussissaient guère mieux, les sangsues avaient laissé les articulations rigides, l’opium prolongeait les crises, les vésicatoires amenaient des ulcérations. Wiesbaden et Carlsbad ne lui produisirent aucun effet, une saison à Vichy manqua de le tuer.
– Mon Dieu ! que je souffre ! répétait Chanteau, c’est comme si des chiens me dévoraient le pied.
Et, pris d’une agitation anxieuse, espérant se soulager en changeant de position, il tournait et retournait sa jambe. Mais l’accès augmentait toujours, chaque mouvement lui arrachait des plaintes. Bientôt il poussa un hurlement continu, dans le paroxysme de la douleur. Il avait des frissons et de la fièvre, une soif ardente le brûlait.
Cependant, Pauline venait de se glisser dans la chambre. Debout devant le lit, elle regardait son oncle, d’un air sérieux, sans pleurer. Madame Chanteau perdait la tête, énervée par les cris. Véronique avait voulu arranger la couverture, dont le malade ne pouvait supporter le poids ; mais, lorsqu’elle s’était avancée avec ses mains d’homme, il avait crié davantage, lui défendant de le toucher. Elle le terrifiait, il l’accusait de le secouer comme un paquet de linge sale.
– Alors, monsieur, ne m’appelez pas, dit-elle en s’en allant furieuse. Quand on rebute les gens, on se soigne tout seul.
Lentement, Pauline s’était approchée ; et, de ses doigts d’enfant, avec une légèreté adroite, elle souleva la couverture. Il éprouva un court soulagement, il accepta ses services.
– Merci, petite… Tiens ! là, ce pli. Il pèse cinq cents livres… Oh ! pas si vite ! tu m’as fait peur.
Du reste, la douleur recommença plus intense. Comme sa femme tâchait de s’occuper dans la chambre, allait tirer les rideaux de la fenêtre, revenait poser une tasse sur la table de nuit, il s’irrita encore.
– Je t’en prie, ne marche plus, tu fais tout trembler… À chacun de tes pas, il me semble qu’on me donne un coup de marteau.
Elle n’essaya même point de s’excuser et de le satisfaire. Cela finissait toujours ainsi. On le laissait souffrir seul.
– Viens, Pauline, dit-elle simplement. Tu vois que ton oncle ne peut nous tolérer autour de lui.
Mais Pauline demeura. Elle marchait d’un mouvement si doux, que ses petits pieds effleuraient à peine le parquet. Et, dès ce moment, elle s’installa près du malade, il ne supporta personne autre dans la chambre. Comme il le disait, il aurait voulu être soigné par un souffle. Elle avait l’intelligence du mal deviné et soulagé, devançait ses désirs, ménageait le jour ou lui donnait des tasses d’eau de gruau, que Véronique apportait jusqu’à la porte. Ce qui apaisait surtout le pauvre homme, c’était de la voir sans cesse devant lui, sage et immobile au bord d’une chaise, avec de grands yeux compatissants qui ne le quittaient pas. Il tâchait de se distraire, en lui racontant ses souffrances.
– Vois-tu, en ce moment, c’est comme un couteau ébréché qui me désarticule les os du pied ; et, en même temps, je jurerais qu’on me verse de l’eau tiède sur la peau.
Puis, la douleur changeait : on lui liait la cheville avec un fil de fer, on lui raidissait les muscles jusqu’à les rompre, ainsi que des cordes de violon. Pauline écoutait d’un air de complaisance, paraissait tout comprendre, vivait sans trouble dans le hurlement de sa plainte, préoccupée uniquement de la guérison. Elle était même gaie, elle parvenait à le faire rire, entre deux gémissements.
Lorsque le docteur Cazenove arriva enfin, il s’émerveilla et posa un gros b****r sur les cheveux de la petite garde-malade. C’était un homme de cinquante-quatre ans, sec et vigoureux, qui après avoir servi trente ans dans la marine, venait de se retirer à Arromanches, où un oncle lui avait laissé une maison. Il était l’ami des Chanteau, depuis qu’il avait guéri madame Chanteau d’une foulure inquiétante.
– Eh bien ! nous y voilà encore, dit-il. Je suis accouru pour vous serrer la main. Mais vous savez que je n’en ferai pas plus que cette enfant. Mon cher, quand on a hérité de la goutte et qu’on a dépassé la cinquantaine, on doit en prendre le deuil. Ajoutez que vous vous êtes achevé avec un tas de drogues… Vous connaissez le seul remède : patience et flanelle !
Il affectait un grand scepticisme. Pendant trente ans, il avait vu agoniser tant de misérables, sous tous les climats et dans toutes les pourritures, qu’il était au fond devenu très modeste : il préférait le plus souvent laisser agir la vie. Pourtant, il examinait l’orteil gonflé, dont la peau luisante était d’un rouge sombre, passait au genou que l’inflammation envahissait, constatait au bord de l’oreille droite la présence d’une petite perle, dure et blanche.
– Mais, docteur, geignait le malade, vous ne pouvez me laisser souffrir ainsi !
Cazenove était devenu sérieux. Cette perle de matière tophacée l’intéressait, et il retrouvait sa foi, devant ce symptôme nouveau.
– Mon Dieu ! murmura-t-il, je veux bien essayer des alcalins et des sels… Elle devient chronique, évidemment.
Puis, il s’emporta.
– Aussi, c’est votre faute, vous ne suivez pas le régime que je vous ai indiqué… Jamais d’exercice, toujours échoué dans votre fauteuil. Et du vin, je parie, de la viande, n’est-ce pas ? Avouez que vous avez mangé quelque chose d’échauffant.
– Oh ! un petit peu de foie gras, confessa faiblement Chanteau.
Le médecin leva les deux bras, pour prendre les éléments à témoins. Cependant, il tira des flacons de sa grande redingote, se mit à préparer une potion. Comme traitement local, il se contenta d’envelopper le pied et le genou dans de la ouate, qu’il maintint ensuite avec de la toile cirée. Et, quand il partit, ce fut à Pauline qu’il répéta ses recommandations : une cuillerée de la potion toutes les deux heures, autant d’eau de gruau que le malade en voudrait boire, et surtout une diète absolue.
– Si vous croyez qu’on pourra l’empêcher de manger ! dit madame Chanteau en reconduisant le docteur.
– Non, non, ma tante, il sera sage, tu verras, se permit d’affirmer Pauline. Je le ferai bien obéir.
Cazenove la regardait, amusé par son air réfléchi. Il la baisa de nouveau, sur les deux joues.
– Voilà une gamine qui est née pour les autres, déclara-t-il, avec le coup d’œil clair dont il portait ses diagnostics.
Chanteau hurla pendant huit jours. Le pied droit s’était pris, au moment où l’accès semblait terminé ; et les douleurs avaient reparu, avec un redoublement de violence. Toute la maison frémissait, Véronique s’enfermait au fond de sa cuisine pour ne pas entendre, madame Chanteau et Lazare eux-mêmes fuyaient parfois dehors, dans leur angoisse nerveuse. Seule, Pauline ne quitta pas la chambre, où elle devait encore lutter contre les coups de tête du malade, qui voulait à toute force manger une côtelette, criant qu’il avait faim, que le docteur Cazenove était un âne, puisqu’il ne savait seulement pas le guérir. La nuit surtout, le mal redoublait d’intensité. Elle dormait à peine deux ou trois heures. Du reste, elle était gaillarde, jamais fillette n’avait poussé plus sainement. Madame Chanteau, soulagée, avait fini par accepter cette aide d’une enfant qui apaisait la maison. Enfin, la convalescence arriva, Pauline reprit sa liberté, et une étroite camaraderie se noua entre elle et Lazare.
D’abord, ce fut dans la grande chambre du jeune homme. Il avait fait abattre une cloison, il occupait ainsi toute une moitié du second étage. Un petit lit de fer se perdait dans un coin, derrière un antique paravent crevé. Contre un mur, sur des planches de bois blanc, étaient rangés un millier de volumes, des livres classiques, des ouvrages dépareillés, découverts au fond d’un grenier de Caen et apportés à Bonneville. Près de la fenêtre, une vieille armoire normande, immense, débordait d’un fouillis d’objets extraordinaires, des échantillons de minéralogie, des outils hors d’usage, des jouets d’enfant éventrés. Et il y avait encore le piano, surmonté d’une paire de fleurets et d’un masque d’escrime, sans compter l’énorme table du milieu, une ancienne table à dessiner, très haute, encombrée de papiers, d’images, de pots à tabac, de pipes, et où il était difficile de trouver une place large comme la main pour écrire.
Pauline, lâchée dans ce désordre, fut ravie. Elle mit un mois à explorer la pièce ; et c’était chaque jour des découvertes nouvelles, un Robinson avec des gravures trouvé dans la bibliothèque, un polichinelle repêché sous l’armoire. Aussitôt levée, elle sautait de sa chambre chez son cousin, s’installait, remontait l’après-midi, vivait là. Lazare, dès le premier jour, l’avait acceptée comme un garçon, un frère cadet, de neuf ans plus jeune que lui, mais si gai, si drôle, avec ses grands yeux intelligents, qu’il ne se gênait plus, fumait sa pipe, lisait renversé sur une chaise, les pieds en l’air, écrivait de longues lettres, où il glissait des fleurs. Seulement, le camarade devenait parfois d’une turbulence terrible. Brusquement, elle grimpait sur la table, ou bien elle passait d’un bond au travers du paravent crevé. Un matin, comme il se tournait en ne l’entendant plus, il l’aperçut, le visage couvert du masque d’escrime, un fleuret à la main, saluant le vide. Et, s’il lui criait d’abord de rester tranquille, s’il la menaçait de la mettre dehors, cela se terminait d’habitude par d’effrayantes parties à deux, des gambades de chèvre au milieu de la chambre bouleversée. Elle se jetait à son cou, il la faisait virer ainsi qu’une toupie, les jupes volantes, redevenu gamin lui-même, riant tous deux d’un bon rire d’enfance.
Ensuite, le piano les occupa. L’instrument datait de 1810, un vieux piano d’Érard, sur lequel, autrefois, mademoiselle Eugénie de la Vignière avait donné quinze ans de leçons. Dans la boîte d’acajou dévernie, les cordes soupiraient des sons lointains, d’une douceur voilée. Lazare, qui ne pouvait obtenir de sa mère un piano neuf, tapait sur celui-là de toutes ses forces, sans en tirer les sonorités romantiques dont bourdonnait son crâne ; et il avait pris l’habitude de les renforcer lui-même avec la bouche, pour arriver à l’effet voulu. Sa passion le fit bientôt abuser de la complaisance de Pauline ; il tenait un auditeur, il déroulait son répertoire, pendant des après-midi entières : c’était ce qu’il y avait de plus compliqué en musique, surtout les pages niées alors de Berlioz et de Wagner. Et il mugissait, et il finissait par jouer autant de la gorge que des doigts. Ces jours-là, l’enfant s’ennuyait beaucoup, mais elle restait pourtant tranquille à écouter, de peur de chagriner son cousin.
Le crépuscule parfois les surprenait. Alors, Lazare, étourdi de rythmes, disait ses grands rêves. Lui aussi, serait un musicien de génie, malgré sa mère, malgré tout le monde. Au lycée de Caen, il avait eu un professeur de violon, qui, frappé de son intelligence musicale, lui prédisait un avenir de gloire. Il s’était fait donner en cachette des leçons de composition, il travaillait seul maintenant, et déjà il avait une idée vague, l’idée d’une symphonie sur le Paradis terrestre ; même un morceau était trouvé, Adam et Ève chassés par les Anges, une marche d’un caractère solennel et douloureux, qu’il consentit à jouer un soir devant Pauline. L’enfant approuvait, trouvait ça très bien. Puis, elle discutait. Sans doute, il devait y avoir du plaisir à composer de la belle musique ; mais peut-être se serait-il montré plus sage en obéissant à ses parents, qui voulaient faire de lui un préfet ou un juge. La maison était désolée par cette querelle de la mère et du fils, celui-ci parlant d’aller à Paris se présenter au Conservatoire, celle-là lui accordant jusqu’au mois d’octobre pour choisir une carrière d’honnête homme. Et Pauline soutenait le projet de sa tante, à qui elle avait annoncé, de son air tranquillement convaincu, qu’elle se chargeait de décider son cousin. On en riait, Lazare furieux refermait le piano avec violence, en lui criant qu’elle était « une sale bourgeoise. »
Ils se fâchèrent trois jours, puis ils se raccommodèrent. Pour la conquérir à la musique, il s’était mis en tête de lui apprendre le piano. Il lui posait les doigts sur les touches, la tenait des heures à monter et à descendre des gammes. Mais, décidément, elle le révoltait par son manque de feu. Elle ne cherchait qu’à rire, elle trouvait drôle de promener le long du clavier la Minouche, dont les pattes exécutaient des symphonies barbares ; et elle jurait que la chatte jouait la fameuse sortie du Paradis terrestre, ce qui égayait l’auteur lui-même. Alors, les grandes parties recommençaient, elle lui sautait au cou, il la faisait virer ; tandis que la Minouche, entrant dans la danse, bondissait de la table sur l’armoire. Quant à Mathieu, il n’était pas admis, il avait la joie trop brutale.
– Fiche-moi la paix, sale petite bourgeoise ! répéta un jour Lazare exaspéré. Maman t’apprendra le piano, si elle veut.
– Ça ne sert à rien, ta musique, déclara carrément Pauline. À ta place, je me ferais médecin.
Outré, il la regardait. Médecin, maintenant ! où prenait-elle cela ? Il s’exaltait, il se jetait dans sa passion, avec une impétuosité qui semblait devoir tout emporter.
– Écoute, cria-t-il, si l’on m’empêche d’être musicien, je me tue !
L’été avait achevé la convalescence de Chanteau, et Pauline put suivre Lazare au-dehors. La grande chambre fut désertée, leur camaraderie galopa en courses folles. Pendant quelques jours, ils se contentèrent de la terrasse où végétaient des touffes de tamaris, brûlées par les vents du large ; puis, ils envahirent la cour, cassèrent la chaîne de la citerne, effarouchèrent la douzaine de poules maigres qui vivaient de sauterelles, se cachèrent dans l’écurie et la remise vides, dont on laissait tomber les plâtres ; puis, ils gagnèrent le potager, un terrain sec, que Véronique bêchait comme un paysan, quatre planches semées de légumes noueux, plantées de poiriers aux moignons d’infirme, tous pliés dans une même fuite par les bourrasques du nord-ouest ; et ce fut de là, en poussant une petite porte, qu’ils se trouvèrent sur les falaises, sous le ciel libre, en face de la pleine mer. Pauline avait gardé la curiosité passionnée de cette eau immense, si pure et si douce maintenant, au clair soleil de juillet. C’était toujours la mer qu’elle regardait de chaque pièce de la maison. Mais elle ne l’avait pas encore approchée, et une vie nouvelle commença, quand elle se trouva lâchée avec Lazare dans la solitude vivante des plages.
Quelles bonnes escapades ! Madame Chanteau grondait, voulait les retenir au logis, malgré sa confiance dans la raison de la petite. Aussi ne traversaient-ils jamais la cour, où Véronique les aurait vus ; ils filaient par le potager, disparaissaient jusqu’au soir. Bientôt, les promenades autour de l’église, les coins du cimetière abrité par des ifs, les quatre salades du curé, les ennuyèrent ; et ils épuisèrent également en huit jours tout Bonneville, les trente maisons collées contre le roc, le banc de galets où les pêcheurs échouaient leurs barques. Ce qui était plus amusant, c’était, à mer basse, de s’en aller très loin, sous les falaises : on marchait sur des sables fins, où fuyaient des crabes, on sautait de roche en roche, parmi les algues, pour éviter les ruisseaux d’eau limpide, pleins d’un frétillement de crevettes ; sans parler de la pêche, des moules mangées sans pain, toutes crues, des bêtes étranges, emportées dans le coin d’un mouchoir, des trouvailles brusques, une limande égarée, un petit homard entendu au fond d’un trou. La mer remontait, ils se laissaient parfois surprendre, jouaient au naufrage, réfugiés sur quelque récif, en attendant que l’eau voulût bien se retirer. Ils étaient ravis, ils rentraient mouillés jusqu’aux épaules, les cheveux envolés dans le vent, si habitués au grand air salé, qu’ils se plaignaient d’étouffer le soir, sous la lampe.
Mais leur joie fut de se baigner. La plage était trop rocheuse pour attirer les familles de Caen et de Bayeux. Tandis que, chaque année, les falaises d’Arromanches se couvraient de chalets nouveaux, pas un baigneur ne se montrait à Bonneville. Eux avaient découvert, à un kilomètre du village, du côté de Port-en-Bessin, un coin adorable, une petite baie enfoncée entre deux rampes de roches, et toute d’un sable fin et doré. Ils la nommèrent la baie du Trésor, à cause de son flot solitaire qui semblait rouler des pièces de vingt francs. Là, ils étaient chez eux, ils se déshabillaient sans honte. Lui, continuant de causer, se tournait à demi, boutonnait son costume. Elle, un instant, tenait à sa bouche la coulisse de sa chemise, puis apparaissait serrée aux hanches, ainsi qu’un garçon, par une ceinture de laine. En huit jours, il lui apprit à nager : elle y mordait davantage qu’au piano, elle avait une bravoure qui lui faisait souvent boire de grands coups d’eau de mer. Toute leur jeunesse riait dans cette fraîcheur âpre, quand une lame plus forte les culbutait l’un contre l’autre. Ils sortaient luisants de sel, ils séchaient au vent leurs bras nus, sans cesser leurs jeux hardis de galopins. C’était encore plus amusant que la pêche.