I - La duchesse d’Avarenne-4

2272 Words
– Donc, mon garçon, vous avez eu de bien jolies filles ? – Jolies d’une autre façon, madame. – Voilà un mot qui vous sert de réponse à tout. Je vous ai dit que l’abbé d’Avarenne faisait des siennes, vous m’avez répondu : D’une autre façon ! J’ai compris, et je me suis fâchée, quoique vous ayez raison ; l’abbé est un personnage très commun et très grossier. Mais voilà que je vous demande si vos maîtresses sont jolies, et vous me répondez encore : D’une autre façon… J’avoue que je n’entends plus. – Cela voulait cependant dire la même chose que pour monsieur l’abbé. – C’est-à-dire que ces jolies filles sont communes et grossières ? – Oui, madame, dit Jean en laissant échapper un soupir et en relevant sur la duchesse un regard timide, mais tellement empreint de douce caresse que la duchesse sourit en elle-même ; mais non plus en femme qui se moque en triomphant, mais en femme qui éprouve du plaisir à triompher. Cependant elle ramena sa robe sur son cou, mais tout lentement, comme si elle ne le faisait qu’à regret ; et le regard de Jean, dispersé sur ses belles épaules et sur ce sein d’ivoire, se resserrant peu à peu avec le cercle de damas qui vint se nouer au cou, ce regard se concentra sur le visage de la duchesse, puis sur ses yeux ; et lui, dominé par une admiration qui le brûlait, elle par un triomphe qui la flattait à son insu, tous deux se regardèrent longtemps ; et les rayons de leurs yeux, en glissant l’un à travers l’autre, comme ceux de la lumière, se confondaient comme eux, s’échauffaient et s’animaient jusqu’à les brûler, lorsque Honorine entra étourdiment en disant : – N’est-ce pas, madame, que c’est une bien horrible histoire ? Jean eut un mouvement de colère, la duchesse un geste d’impatience. – Mais il a oublié de me la conter tout à fait. Honorine les regarda avec surprise l’un après l’autre, et, si elle eût osé, elle eût dit à la duchesse le texte dont ce regard n’était que le commentaire : – Que faites-vous donc là ensemble depuis une demi-heure ? Le meunier revint à sa phrase, qui déjà deux fois lui avait servi à essayer de s’arracher à sa position. Il lui dit donc, mais en tremblant : – Madame la duchesse, l’heure avance, et je suis à vos ordres. Diane se serait fâchée peut-être, si l’émotion de cette voix ne lui eût dit plus haut que toutes les paroles possibles : – Oh ! madame, renvoyez-moi, je deviens fou, renvoyez-moi ! La duchesse, sans lui répondre, lui fit un signe négatif. Que voulait dire ce signe ? sans doute il n’y avait pas dans ce refus d’éloigner Jean la volonté ou la prévision de tout ce qui arriva ; mais la duchesse avait encore quelque chose à entendre de Jean. Elle était demeurée sur une sensation inachevée. Si Honorine n’était pas entrée, peut-être le beau meunier, fasciné par ce regard qui le dévorait tout à l’heure, eût dit un mot auquel se serait éveillé tout l’orgueil de la duchesse ; elle l’eût chassé et il n’en eût plus été question ; peut-être aussi, malgré son agitation, eût-il gardé le silence, baissé les yeux, laissé son délire s’éteindre, et la duchesse eût ni longtemps de l’extase amoureuse du meunier ; mais le hasard leur avait sauvé à l’un et à l’autre ces deux issues maladroites de leur position en l’interrompant tout à coup et en laissant au cœur de chacun d’eux le charme d’une émotion sentie, mais incomplète, comme dans la bouche la saveur d’un fruit goûté. Jean ne comprit pas le signe de la duchesse autrement que comme un retard ; mais il en fut bien aise. Cependant Honorine plaçait une petite table contre la duchesse et y déposait un souper de femme : une aile de volaille, un biscuit, quelques confitures. La duchesse ne disait rien ; Jean se taisait de même. Honorine avait oublié quelque chose ; elle sortit de nouveau ; la duchesse la regarda fermer la porte, et dès qu’ils furent seuls elle dit : – Qui vous a fait apercevoir que ces filles jolies étaient jolies d’une façon grossière et commune ? Pourquoi attendit-elle qu’ils fussent seuls pour cette question très simple et qu’Honorine pouvait assurément entendre ? c’est que la réponse qu’elle espérait ou qu’elle avait devinée ne pouvait être dite devant cette chambrière, et que sans doute Diane ne voulait pas qu’il y eût un prétexte à ne pas la lui faire ; peut-être elle la souhaitait ; mais Jean était dans une position indicible d’embarras. Ce n’était pas assurément un garçon timide ; lorsque l’allure de la conversation avec une femme si haut placée que madame d’Avarenne lui donnait presque droit de marcher côte à côte avec elle, son esprit, son cœur, ses sens, s’exaltaient assez vite pour qu’il regagnât la distance où ils étaient l’un de l’autre ; mais qu’un accident vînt à rompre le charme qui l’emmenait, il lui fallait redevenir Jean comme devant, le meunier vis-à-vis de la grande dame. Aussi, quand il entendit la question de madame d’Avarenne, question à laquelle il eût répondu un instant avant avec passion et reconnaissance, il fut tout surpris, n’osa dire sa pensée, chercha à mentir, ne put pas, et finit par répondre une bêtise : – C’est qu’on me l’a dit. – Ah ! fit la duchesse avec dépit, je croyais que vous l’aviez vu… Jean s’aperçut de la sottise et frappa du pied avec humeur. Tous deux ne savaient plus que dire ; tous deux, retenus à leur place, ne savaient plus comment se remettre de niveau ; mais si le regret de leur position perdue était entré dans leur cœur, Jean, redevenu meunier, trouvait la duchesse belle à l’adorer ou à la v****r ; mais il désespérait. La duchesse, redevenue duchesse, ne sentait plus ce regard d’homme brûler ses sens de femme ; mais la grande dame avait envie du beau meunier. Ils gardaient le silence. Honorine reparut encore, et encore elle laissa percer dans son regard son étonnement de les trouver dans leur position immobile et silencieuse. – Mais contez donc votre histoire à madame, dit-elle en poussant Jean du coude, comme pour l’avertir qu’il avait l’air d’un imbécile, mais assurément sans se douter pourquoi il avait l’air d’un imbécile. – Oui, dit la duchesse négligemment ; et, prenant ce moyen de donner un prétexte à ce que Jean demeurât encore : Oui, vraiment, contez-moi cela. – Il faut qu’il se dépêche, dit Honorine, car voilà onze heures sonnées, et Jean n’aura pas le temps d’être demain matin au marché de Clermont. – Ah ! dit la duchesse, vous allez au marché de Clermont ? – Vous voyez bien, madame, qu’il a sa ceinture avec ses pistolets. – Ah ! il y a donc quelque chose à craindre sur les routes ? – Non, dit Jean ; mais, comme je suis obligé d’emporter d’assez fortes sommes d’argent avec moi, je prends quelques précautions. – Inutiles sans doute, dit la duchesse. – Comment, inutiles ! s’écria Honorine ; Jean a été attaqué deux fois, et s’il n’avait pas tué un des quatre voleurs qui sont tombés sur lui, il y serait resté. – Vous êtes brave, dit madame d’Avarenne en regardant Jean. – Mais, madame, je me défendais, voilà tout, dit Jean avec un embarras qui avait toute la bonne grâce d’une noble modestie. Ce n’était rien que Jean fût brave ou ne le fût pas, ce n’était rien quelques minutes avant ; mais cette nouvelle qualité, qui un moment avant eût passé inaperçue, se révéla à point pour intéresser la duchesse et lui faire considérer Jean comme un garçon à part. Elle se tut un moment, puis elle ajouta comme avec regret : – Eh bien ! partez, puisque vos affaires vous appellent. – Je croyais, dit Jean, que madame la duchesse désirait savoir ce qui arriva à Louise. Madame d’Avarenne comprit qu’il voulait rester, elle en fut ravie ; et comme toute vanité de femme devient plus exigeante à mesure qu’on lui donne aliment, elle voulut que le sacrifice de Jean fût aussi complet qu’il pouvait l’être, et elle lui en fit sentir toute la portée. – Mais je ne désire pas vous faire manquer le marché de Clermont ; c’est l’époque, ce me semble, où vous autres meuniers minotiers vous faites vos achats. – Oh ! non, madame, dit Jean, ce n’est que dans quelques mois, et ce marché fût-il plus important qu’il n’est, je n’irais pas si… – Eh bien ! restez, vous me conterez votre aventure, dit la duchesse en l’interrompant tout à coup, car elle avait surpris sur le visage d’Honorine un étonnement auquel elle supposait plus d’intelligence qu’il n’en avait assurément. Puis elle ajouta : – Débarrassez-vous de ce manteau ; bon Dieu ! il a l’air trempé. Approchez-vous du feu… asseyez-vous, monsieur… je vous écouterai. Jean obéit ; mais il ne commença pas son récit. La duchesse ne l’avertit pas de le commencer ; elle se tourna vers la table, se coupa un morceau de poulet, le mit sur son assiette, se versa à boire… mais elle ne but ni ne mangea. Honorine dit à Jean, qui regardait flamber le feu sans penser à l’objet pour lequel il était là : – J’en étais restée au moment où vous vîntes à la maison me demander la clef du caveau… J’ai dit à madame tout ce qui était arrivé jusque-là. – Mon Dieu ! vous perdez la tête ce soir, dit la duchesse avec humeur ; il n’y a rien sur la table, vous avez oublié le vin. – Madame n’en boit jamais, dit Honorine. La duchesse se mordit les lèvres et reprit : – Sans doute ; mais voilà monsieur Jean qui a été percé par la pluie, il a peut-être besoin… – Mais, madame, dit Jean, piqué de ce qu’on lui offrait un verre de vin comme à un manouvrier, je n’ai pas l’habitude… – N’importe, dit la duchesse avec impatience, allez me chercher du vin. Honorine sortit. – Ce n’est pas pour vous ni pour moi, ajouta tout de suite la duchesse ; mais cette fille est insupportable ; elle a bonne intention, mais elle est d’une indiscrétion !… elle est toujours là. Madame d’Avarenne allait vite. D’abord elle avait attendu d’être seule avec Jean pour reprendre sa conversation avec lui, maintenant elle renvoyait Honorine pour être encore seule. C’était bien le cas d’apprendre ce qu’était devenue cette pauvre Louise. Il était bien difficile de ne pas parler d’elle, mais il y avait manière d’en parler ; voici comment cela arriva : – Cette Louise, dit la duchesse en faisant semblant d’être occupée à souper, cette Louise était-elle aussi une fille commune et grossière ? – Oh ! non, madame, dit Jean ; Louise était une jeune fille gracieuse ; elle avait des mains petites et effilées… mais, ajouta-t-il en regardant celles de la duchesse, elles étaient rouges et dures, car elle travaillait comme font les filles de campagne. – Elle avait de jolis petits pieds peut-être aussi ? – Oui, madame, petits, mais brisés par les sabots et déformés par la fatigue. – Elle était blanche ? – Le soleil lui avait brûlé et noirci la peau du visage et du cou, et je n’ai jamais vu plus loin. La duchesse regarda Jean en souriant, puis elle s’examina. Elle était parfaitement enveloppée ; il n’y avait qu’y faire, c’était un fâcheux hasard. Elle continua : – Vous aimiez Louise, à ce que je vois, pour ce qu’elle avait de plus distingué que les autres filles. C’était d’assez bon goût, et vous devez être heureux d’avoir rencontré dans une paysanne ce qui ne se trouve guère que dans les femmes d’un monde plus relevé. – Et ce qui s’y trouve bien plus charmant ! – Ah ! fit la duchesse en posant son couteau et en s’accoudant sur la table ; avez-vous eu occasion de le remarquer ? Et elle envoya à Jean un regard et un sourire où il y avait toute l’indulgence possible pour la réponse qu’il oserait lui faire. Jean était tremblant, il était ému ; il avait un vague instinct qui lui disait d’avancer, mais il sentait aussi une crainte impérieuse d’aller plus loin qu’il ne devait. Il évita encore de répondre directement à la question de la duchesse, et il détourna la tête en disant d’une voix étouffée : – Oui, madame, pour mon malheur… – Pour votre malheur ! dit madame d’Avarenne en rejetant en arrière le collet de sa robe, qui laissa voir ses blanches épaules. Jean, qui n’osait plus la regarder, ne vit pas ce mouvement. – Pour votre malheur ! redit la duchesse avec une voix frémissante de coquetterie. – Oui, madame, répliqua Jean, car c’est un malheur d’avoir vu involontairement ce qu’on n’oserait plus regarder. Il releva lentement la tête et fixa sur la duchesse un œil désespéré ; il la vit ainsi dévoilée, ainsi ravissante ; il se recula et jeta sur Diane un regard où il y avait de la crainte et de la prière ; mais il ne put détourner ses yeux d’elle. La duchesse baissa les siens pour se laisser voir, et lorsqu’elle les releva sur lui, ils étaient si languissants, si voilés, si imprégnés d’un doux sentiment de satisfaction indulgente, que Jean, hors de lui, s’écria : – Ô madame ! que vous êtes belle ! Le coup était porté et la réponse difficile. Une nouvelle interruption en sauva l’embarras à madame d’Avarenne. Honorine rentra. Jean crut tout perdu, la duchesse sauva tout. – Vraiment, dit-elle, cette histoire est inouïe, et puisque vous êtes décidé à ne pas aller à Clermont, j’en entendrai la fin avec plaisir. – Est-ce qu’il n’a pas fini ? dit Honorine. – Pas encore, dit Jean, qui par ce mot se mit audacieusement de complicité dans le mensonge de la duchesse. – C’est dommage, dit Honorine, car voilà qu’on ferme les portes de la grille, et on va remettre les clefs à monsieur le marquis, comme cela se fait d’ordinaire lorsqu’il est au château. – Est-ce qu’on ne peut sortir que par la grille ? demanda madame d’Avarenne. – Oh ! madame, il y a bien la petite porte ; mais on va lâcher les chiens, et la porte ouvre sur le grand bois, qui n’est pas plus sûr qu’il ne faut. – Bon ! dit madame d’Avarenne, Jean est armé comme un chevalier qui court les aventures, et tu n’as qu’à dire à ton père de ne pas lâcher les chiens. – Mais, reprit Honorine avec embarras, c’est qu’il faut traverser tout le parc pour aller chez mon père, et la nuit, toute seule… – N’y rentres-tu pas tous les soirs ? – Ce n’est pas pour rentrer, parce que Pierre, notre garçon, m’attend à l’office et qu’il me reconduira ; mais c’est pour revenir déshabiller madame et la coucher. – Oh ! mon Dieu ! dit la duchesse, je n’en ai nul besoin. Va dormir, mon enfant ; tu dois être très fatiguée. – Mais, madame, je crains… ce n’est pas que Jean ne connaisse très bien le château et le parc ; mais je ne voudrais pas abuser de la bonté de madame et manquer mon service auprès d’elle. – Puisque je te le permets. Tiens, emporte ce vin pour ton père, cela lui fera du bien, à ce brave homme. – Oh ! dit Honorine, que madame est bonne ! Merci, madame… Bonsoir, madame, bonsoir… – Bonsoir, Honorine. La jeune fille sortit. Jean et la duchesse demeurèrent seuls. Comme la duchesse n’apprit pas ce soir-là la fin de l’histoire de Louise, nos lecteurs seront obligés de faire comme elle, et d’attendre à une autre époque. Nous pouvons également assurer que la lettre pour le prince ne partit pas le lendemain, et que celle qui partit ne fut pas la première qui avait été écrite.
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