II Les émigrés à Rome1798
Je n’ai jamais vu Rome, mais j’irai voir Rome. Je veux savoir par moi-même ce qu’il y a de senti et de dominant dans cet enthousiasme que toutes les âmes rapportent de cette ville. Il me prend des peurs affreuses que toute cette exaltation romaine, qui prend aux uns pour une demi-douzaine de vieilles ruines, aux autres pour les majestés entières des monuments chrétiens, à quelques-uns pour les guenilles drapées des mendiants de Saint-Pierre, ne soit une marchandise qu’on se croit obligé de rapporter de Rome, comme on n’oserait quitter Strasbourg sans un pâté, Mayence sans un jambon, Périgueux sans truffes, et Tours sans pruneaux. Les médiateurs (qu’on me pardonne le mot) qui ont restauré la ville (style d’architecte) en imagination, assis sur un fût de colonne pendant que le vent mugit sous les arcades du Colisée, et qui, par une belle nuit d’été, ce qui est très malsain en Italie, ont vu Rome entière se lever devant eux, ont entendu Antoine et Cicéron aux rostres, à qui Spartacus s’est montré au cirque, Clodius aux étuves, Messaline au lupanar ; qui, à tous ces palpitants souvenirs vivants sur cette ville morte, ont senti bouillonner leur âme et dérober leur enthousiasme ; ces mêmes médiateurs qui, chez eux, au coin de leur cheminée parisienne, n’ont jamais pensé à lire une page de Mirabeau, qui se sentiraient lever le cœur s’ils entraient à la barrière du Combat, qui se baignent dans une cuvette, et ne trouvent pas la police suffisante contre les filles ; ces messieurs me font horreur. Plagiaires de sensations nobles, ils les ont dégradées jusqu’à ce point, qu’en partant ils prennent commande d’émotions à tant la feuille, car l’émotion s*****d encore. Ces autres faquins qui ont marchandé une messe à la mémoire, de leur père, et à qui l’immensité de Saint-Pierre, la pompe rouge des cardinaux, les vieilles voix d’enfant des castrats, ont révélé, disent-ils, la puissance de la religion chrétienne, me paraissent encore plus odieux. Ces autres, que notre épais feuillage des Tuileries n’abrite pas assez de notre maigre soleil d’août, et qui ont largement aspiré, sous les arbres grillés du Corso, les chaudes douches des brûlants rayons du ciel italique, ces autres me font pitié et mépris. Tous me donnent envie, de voir Rome, non pour gagner les fièvres par une belle nuit d’été, non pour me convertir à la messe du pape, non pour me brûler la peau comme un portefaix, mais pour leur dire qu’ils en ont presque tous menti.
Je ne connais qu’un homme qui ait fait, à mon avis, le voyage de Rome d’une manière neuve et profitable. C’était un mien ami, fils de régicide, assez mal venu sous la Restauration, lequel rapporta de Rome pour dix-sept ou dix-huit francs d’os de saint Pierre, dont il fit présent au curé, de son bourg, ce qui lui valut d’être marié sans confession et de dîner chez le sous-préfet. Passé cela, il n’a jamais ouvert la bouche de son voyage à Rome. Je n’ai pas besoin d’ajouter que cet homme est parfaitement spirituel et distingué. Or, maintenant, voici pourquoi toutes ces réflexions. S’il est reconnu qu’il est de très bon goût de ne pas parler de Rome quand on l’a vue, il doit en résulter, par le système des contraires, qu’il est logique et élégant d’en parler quand on ne l’a pas vue. Or je ne l’ai pas vue, or il est élégant, or il est juste, or il est nécessaire que j’en parle ; or il n’y a que moi qui aie le droit d’en parler pertinemment, or j’en parlerai. Voilà, ce me semble, ce qui s’appelle raisonner. Mon droit, mon privilège, mon monopole, se trouvant incontestablement établis d’après cette victorieuse logique, j’en use.
Tout le monde connaît assez d’histoire pour savoir qu’en 1798, la bonne révolution qu’on appelle 89, et la Terreur qu’on appelle 93, étaient chose finie ; et, pour que ceci n’ait pas l’air d’une bêtise, j’ajoute que la plupart ne le savent que parce qu’on a donné pour nom aux évènements de ces deux époques la date de leurs années. Car si je demande tout droit à celui qui me lit : Que faisait-on en Europe au mois de mai 1798 ? il y a cent à parier contre un qu’il se grattera le front, et se mettra à supputer les évènements qu’il sait pour les rapporter nettement à leur date. Je vais le faire pour lui.
En 1798, Rome, en expiation de l’assassinat du général Duphot, avait été proclamée République. L’astuce du cardinal Doria, excitée par le ministre anglais Acton, avait organisé, quelques mois avant cette époque, une espèce de mouvement révolutionnaire dont la répression donna à la politique du cardinal occasion de se débarrasser de quelques républicains ardents ; mais, malheureusement pour lui, le succès qu’il obtint contre ceux qu’il avait lui-même poussés en avant, l’entraîna à insulter la nation française dans la personne de son ambassadeur, Joseph Bonaparte. On envahit son palais, et les troupes papales assassinèrent lâchement le brave Duphot à ses côtés. À cette époque, les outrages faits à la France ne dormaient pas dans un carton ministériel, et le gouvernement romain paya de son existence la mort du général français. La République romaine fut instituée quelques mois après l’assassinat.
Les Romains n’eurent pas plutôt la liberté, qu’ils pensèrent à la vengeance. La liberté n’était autre chose alors que le pouvoir des petits, et pouvoir et abus sont deux choses qui marchent volontiers de compagnie, de quelque hauteur qu’on les exerce. Parmi ces vengeances, la première à assouvir fut celle qui s’adressait au grief le plus récent. On se ressouvint, tout d’abord, du piège où le cardinal Doria avait entraîné les républicains de Rome, et de la punition qu’il avait infligée à ceux qu’il avait faits criminels. Parmi les complices de cette machination, on désigna, comme les plus remuants, quelques émigrés français qui suscitaient partout, et à tous les titres, des ennemis à la République française. On murmura d’abord contre leur séjour dans la ville, puis des menaces les accueillirent lorsqu’ils parurent dans les rues. Presque tous quittèrent Rome. La populace regretta l’avertissement imprudent que ses injures avaient donné à ces émigrés, et concentra, sur le peu de ceux qui demeurèrent, toute la haine qu’elle portait aux aristocrates.
Un matin, au coin de la place Nivone, à deux pas du Panthéon, un groupe d’hommes et de femmes parlaient tumultueusement du bonheur d’être libres. Un orateur monté sur une borne débitait en prose un pamphlet révolutionnaire, où, deux ans avant cette époque, il avait improvisé une chanson joyeuse. Au-dessus de lui était incrustée, à l’angle du mur, une madone à laquelle on avait mis sur l’oreille une énorme cocarde tricolore. L’enfant Dieu, qu’elle tenait sur ses genoux, en avait une de pareille dimension, et il n’était pas jusqu’à la figure symbolique du Saint-Esprit, qui planait sur ce groupe religieux, dont on n’eût décoré la tête emplumée d’une cocarde imperceptible. Au moment où l’orateur venait de montrer à ses auditeurs que la liberté du peuple n’était autre chose que l’esclavage des grands, une femme passe devant cette petite assemblée, la considère un moment, et continue son chemin après avoir laissé percer un geste de dégoût et de colère.
– Sainte Marie ! s’écrie un des attroupés, cette femme a passé devant la madone sans saluer la cocarde tricolore !
– C’est une femme noble, une aristocrate ! répondent les premiers qui entendent cette remarque.
– Elle nous brave. – Elle nous insulte. – Elle nous a regardés par-dessus l’épaule. – Elle a montré la madone d’un geste de mépris. – Elle a murmuré entre ses dents.
– Elle nous a traités de canaille. – Elle nous a appelés misérables. – Elle nous a menacés. – Voilà les gens qui nous feraient tous pendre, s’ils reprenaient le pouvoir. –
– Et qui l’ont déjà fait. – Et nous le souffrirons ! – Non ! – Non ! – Non ! – Vengeance ! – Oui, vengeance ! – Mort aux aristocrates ! – Au Tibre l’aristocrate ! – Au Tibre la robe de soie ! – Au Tibre la mantille de dentelle ! – Au Tibre le chapeau de velours !
Toutes ces exclamations où le besoin de surenchérir chacun sur son voisin avait porté les derniers à parler de mort et d’assassinat, toutes ces exclamations s’étaient succédé assez rapidement pour garder ce caractère d’irréflexion et de violence qui fait presque toujours un crime public de ce qu’on appelle la justice populaire, justice toujours criminelle en ce qu’elle juge avec passion et exécute avec férocité ; justice presque toujours injuste, parce qu’elle n’atteint presque jamais que les innocents. Mais tous ces cris, qui apportaient chacun avec soi une opinion, chacun avec soi un jugement, avaient pris cependant le temps nécessaire pour que chaque opinion émise entrât au cœur de cette multitude, pour que chaque jugement prononcé y fit naître la résolution de l’exécuter. Ce temps avait suffi pour permettre à cette femme, ainsi vouée à la mort, de s’éloigner et de disparaître à l’angle d’une rue.
– Où est-elle ? – Qu’est-elle devenue ? – Où s’est-elle enfuie ? – Où s’est-elle cachée ? crie-t-on de tous côtés dès qu’on ne l’aperçoit plus.
– Par-là ! – Par-là ! répondent quelques voix.
Tout aussitôt la foule se précipite du côté désigné, avec un grand cri continu et qui sert d’appel à tous ceux qui n’ont rien vu ni rien entendu, mais que leurs guenilles rendent solidaires de tout ce qui se passe sur la place publique, et qui répondent : – Au Tibre ! – Mort à l’aristocrate ! avec l’enthousiasme de désœuvrés qui rencontrent une bonne occupation. Les premiers arrivés à l’angle de la rue voient à son extrémité la robe de soie, la mantille de dentelle, le chapeau de velours.
– La voilà ! – Là-bas ! là-bas ! arrêtez ! – Arrêtez l’aristocrate ! crie-t-on de tous côtés.
La victime désignée, à qui ces cris ne parviennent ni pour retarder ni pour accélérer sa marche, tourne dans une rue à gauche, à cette vue, la foule se divise en deux : une partie suit le chemin que cette femme a pris ; l’autre s’élance par une rue diagonale qui mène à l’extrémité de celle, où cette femme a disparu, et s’assure, par ce moyen, de l’arrêter dans sa marche, tandis que les premiers l’empêcheront de retourner en arrière. Les deux troupes, lancées avec une égale rapidité, arrivent presque ensemble sur deux extrémités de la rue ; mais parmi le petit nombre de ceux qui la parcourent dans sa longueur, il n’y a plus ni robe de soie, ni mantille de dentelle, ni chapeau de velours.
– Elle est entrée quelque part. – Elle est dans la rue.
– Elle est dans une de ces maisons. – Il faut les visiter.
– Entrons là.
– Qui es-tu ?
– Je suis un marchand de poterie qui fabrique des lampes antiques pour les fouilles du Campo-Vaccino.
– Tu n’as pas vu passer une femme qui avait un chapeau de velours, une mantille de dentelle et une robe de soie ?
– Non. J’étais au fond de ma boutique.
– Crie : Vive la République !
– Vive la République !
– C’est bien, tu es un bon citoyen.
– À celle-ci.
– Pourquoi fermes-tu ta boutique ?
– Dame, monseigneur…
– Il n’y a plus de monseigneur.
– C’est un partisan de l’aristocratie.
– Qu’on le pende, s’il ne veut pas avouer.
– Hélas ! mon frère, je ne sais rien.
– Il m’appelle son frère, c’est un espion du Vatican, un séide des moines.
– Mais, citoyen, je suis juif.
– Et tu m’appelles ton frère, chien ?
Et, d’un coup de pied dans le ventre, on rejette le malheureux au fond de sa boutique. Sans doute il lui serait arrivé bien pis, si d’un autre groupe on n’eût entendu s’échapper le cri :
– C’est ici ! c’est ici !
On y court, et ceux qui ont fait cet appel crient à ceux qui arrivent :
– C’est là ! c’est là ! Voilà une porte qu’on refuse d’ouvrir. On a beau faire, elle n’échappera pas à notre vengeance. – Au Tibre, l’aristocrate ! Ouvrez ! – Ouvrez ! – Au Tibre !
Et, comme personne ne répond, on se met en devoir d’enfoncer la porte ; on l’enfonce ! on entre. La maison est déserte : pas un habitant, pas un meuble, rien à tuer, rien à jeter par la fenêtre.
– C’est une trahison !
– Cette maison sert de rendez-vous aux conspirateurs.
– Tu es du quartier, toi ?
– Oui.
– À qui cette maison ?
– C’est l’ancien logis de l’avocat Glacetti, qui est mort il y a un mois, et dont les héritiers ont fait enlever tous les meubles il y a deux jours.
– Et pourquoi n’as-tu pas dit cela tout de suite, imbécile ?
– Est-ce que je savais ce que vous cherchiez !
– Nous cherchons une femme : la connais-tu ?
– Quelle femme ?
– Une femme, une grande dame, une aristocrate, une ennemie du peuple ; elle est dans cette rue, elle loge dans cette rue.
– J’en connais beaucoup comme ça.
– Où demeurent-elles ?
– Il y a d’abord la femme du marquis Daguesta, là-bas, au bout de la rue, à cette maison qui a deux colonnes.
– Une marquise… c’est ça ; une femme de trente ans…
– Trente ans ! je ne sais pas. Son petit-fils, dont je suis le tailleur, en a tout à l’heure vingt-cinq.
– Brute ! c’est une femme de trente ans qu’on te demande.
– Attendez… dit le tailleur en se grattant la tête, une femme de trente ans… il y a bien la mienne.
– C’est une grande, dame, animal !
– Ah ! voilà ! voilà ! c’est la comtesse Despont, qui est accouchée hier.
– Elle se promenait ce matin sur la place Nivone !…
– Alors je n’y suis pas, je n’étais pas sur la place.
– Bon Jésus ! que les tailleurs sont bêtes ! Elle est entrée dans cette rue en sortant de la place.
– Tiens ! vous disiez qu’elle y logeait.
– Qu’elle y loge ou non, elle y est. L’as-tu vu passer ?
– J’ai vu passer bien des gens.
– Une femme avec une robe de soie, un chapeau de velours, une mantille de dentelle ?
– C’est possible. Je ne l’ai pas vue.
– Miséricorde ! l’animal ! Si je devenais ministre, je ne te ferais pas espion.
– Je ne voudrais pas l’être.
– Tu fais le fier.
– Je suis citoyen romain.
– Toi ! tu es un mauvais tailleur. Rentre dans ta boutique, et tâche de coudre un peu mieux les habits qu’on t’achète. Allons, va donc.
– Ne me touchez pas ; je suis libre. Vive la République !
– Veux-tu marcher et te taire, va-nu-pieds ?
Puis le tailleur bousculé, honni, rentre dans sa boutique.
Cette scène se passait presque simultanément devant toutes les portes de la rue, avec quelques différences bien légères. La foule, dépistée, allait, venait ; chacun interrogeait celui qu’il rencontrait, et ne recevait d’aucun une réponse satisfaisante. Beaucoup de personnes étaient aux fenêtres pour apprendre ce qui se passait dans la rue, et une femme, vêtue comme celle que le peuple poursuivait, s’était mise à une croisée d’une maison d’assez modeste apparence. La multitude, tout occupée à questionner les gens des boutiques, n’avait point encore levé les yeux en l’air, et n’apercevait point sa victime qui se livrait avec tant de sécurité. Cette femme paraissait fort tranquille, car elle ignorait que ce fût elle que demandait cette foule furieuse. Elle montrait tout ce mouvement populaire à un homme déjà vieux qui était à côté d’elle, et tous deux en suivaient les mouvements avec plus de curiosité que d’inquiétude. En face de cette fenêtre, et parmi les curieux qu’avait attirés cette émotion, se tenait un homme que son habit faisait reconnaître aisément pour un Français : il portait l’uniforme des chirurgiens militaires de l’époque ; il considérait attentivement cette femme, et à plusieurs reprises, il murmura à voix basse :
– C’est elle assurément, c’est elle.
Cet homme parut d’abord embarrassé sur ce qu’il devait faire. Il traversa la rue pour entrer dans la maison où était cette femme ; mais il s’arrêta, retourna de l’autre côté, et, s’adressant à un marchand de plâtre, qui, sur le seuil de sa porte, regardait paisiblement ce qui se faisait, il lui dit :
– Quelle est cette femme qui demeure en face ?
– Quelle femme ?
– Cette femme, à cette croisée, en chapeau de velours, en mantille, dit le chirurgien en la désignant du doigt.
– Cette femme…
Le figuriste n’avait pas eu le temps de répondre, qu’un cri terrible domina tout à coup le murmure tumultueux de la rue.
– La voilà ! la voilà ! la voilà !
Au geste du chirurgien, quelques regards avaient suivi la direction de son bras, et tout aussitôt la coupable de la place Nivone avait été reconnue. Toute la multitude afflua au point d’où le premier cri s’était fait entendre. Alors les imprécations de mort retentirent avec une affreuse violence, et cette femme était encore à comprendre qu’elle fût l’objet de cette exaspération, qu’une tuile, lancée à la fenêtre où elle était, vint frapper à la tête le vieillard avec qui elle semblait s’étonner des menaces qu’elle entendait. Cette femme poussa un cri, et, arrachant le vieillard de la croisée, disparut dans le fond de la chambre. Les clameurs : – Au Tibre l’aristocrate ! continuèrent, et on se mit en devoir d’enfoncer la porte.
Le chirurgien répéta sa question à l’homme à qui il l’avait d’abord adressée, et celui-ci lui répondit :
– C’est, je crois, une Française.
– Une émigrée, peut-être ?
– C’est possible.
– Ah ! c’est elle, s’écria le chirurgien ; et il s’élança parmi la foule pour arriver jusqu’à la porte et empêcher qu’on ne la brisât ; mais il fut repoussé et presque menacé. Il comprit qu’il ne pouvait rien contre tout ce peuple en fureur, et se hâta de gagner une caserne où se trouvait logée une compagnie française. Il espérait arriver à temps pour avertir et revenir balayer cette rue ; mais quelque diligence qu’il fit, bien qu’il courût de toute sa vitesse, il ne put prévenir le malheur qu’il craignait. Il n’était pas au bout de la rue, qu’une exclamation unanime de joie, suivie de cris plus furieux, l’avertit que la porte était brisée. Il n’en continua pas moins son chemin, espérant que la rage du peuple ne s’assouvirait pas sur-le-champ.
Cependant, comme il l’avait deviné, la porte avait été brisée, et la foule s’était ruée dans l’intérieur de la maison. Une troupe forcenée arriva jusqu’à la chambre où cette femme s’était montrée à la croisée ; elle y était encore à côté du vieillard dont le sang inondait le visage et dont elle pansait la blessure. Les premiers cris que hurlèrent, en la voyant, les furieux qui envahirent la chambre, furent :
– Au Tibre ! au Tibre l’aristocrate !
Cependant ils ne se jetèrent point sur elle tout de suite et continuèrent à l’invectiver, en lui reprochant son crime, qu’elle paraissait ignorer ; suivant en cela une sorte d’instinct de justice barbare, qui voulait, même aux yeux de sa victime, appuyer sa condamnation sur une raison quelconque. L’étonnement de cette femme était si profond, si naturel, qu’il arrêta d’abord les plus exaspérés. Mais, lorsqu’il lui fut demandé si ce n’était pas elle qui venait de passer sur la place Nivone, et qu’elle eut répondu affirmativement, ils s’écrièrent tous en fureur :
– Elle l’avoue ! elle l’avoue ! Au Tibre ! au Tibre ! au Tibre ! Quelques-uns se précipitèrent pour la saisir ; le vieillard, épouvanté, se plaça devant elle en disant :
– Mais quel crime a-t-elle commis ?
– Elle a insulté les couleurs de la liberté. C’est une aristocrate et toi aussi. Retire-toi, si tu ne veux pas qu’on te traite comme elle.
– Que je vous laisse assassiner ma fille sous mes yeux ! s’écria le vieillard.
– C’est sa fille, il la soutient, c’est un traître ! À bas ! au Tibre !
– C’est juste, cria une voix ; mais avant, il faut qu’ils fassent amende honorable. Menez-les à la madone, et qu’ils s’agenouillent devant les cocardes qu’ils ont méprisées.
À ce moment, la fille, qui avait passé la tête haute sur cette place, et le vieillard, qui n’était pas sorti de sa maison, étaient également coupables aux yeux des forcenés. On se jette sur eux, on les sépare, on les précipite dans les escaliers, on les traîne dans la rue, où l’on annonce à la population ce qu’on a décidé des deux criminels : à la place Nivone, d’abord ; au Tibre, ensuite ! comme si la mort leur dût être doublée par l’humiliation. Ces deux infortunés, le père et la fille, étaient si étourdis de cette attaque imprévue, de ce malheur si subitement arrivé, de cette colère si rapidement exercée contre eux, qu’ils se laissèrent pousser dans le chemin qu’on leur désigna, sans résistance ni pensée, déjà morts et n’ayant plus d’autre crainte que de ne pas mourir comme on le leur promettait, et de tomber morceau à morceau, soupir à soupir, douleur à douleur, sous les bâtons et les poignards dont on les menaçait. Ils arrivaient déjà à l’angle de la rue, lorsque tout à coup la foule reflue violemment sur elle-même avec ce cri partout répété :