II
– Je venais de quitter le service. Un coup de tête ! Moins heureux que mon commandant Laripête, je n’avais pu me faire aux infidélités de sa femme. Il y a une grâce d’état pour les maris. C’est même ce qui fait la dignité du mariage. Revenu à Paris, je m’y livrai à l’enseignement des mathématiques, n’ayant pour toute pension de retraite que la malédiction maternelle, revenu incessible et insaisissable comme les autres pensions de l’État, mais moins nourrissant. Je livrais à de jeunes curieux les secrets du carré de l’hypoténuse et leur révélais le mystère des sections coniques à raison de cent vingt francs par mois. C’était donné. Sans compter tous les corollaires que je leur délivrais gratuitement et à titre de largesses pédagogiques. Je n’en étais pas à un théorème près avec eux, et j’accompagnais ce pot-au-feu intellectuel de mainte réjouissance. Mais cent vingt francs pour deux…
– Comment pour deux ?
– Oui, j’avais pris une maîtresse pour oublier ! N’en déplaise aux mythologues, le Léthé ne fut jamais un fleuve mais une femme, une femme perfide comme l’onde, s’entend. Mon Léthé, à moi, avait dix-huit ans, une gorge enfantine, des cuisses plus rondelettes que le bas de la jambe ne l’eût fait prévoir, et piquait des bottines à ses heures de mélancolie. Avec cette aimable créature j’ai connu l’horreur des ratatouilles ménagères et du chauffage économique qu’on réalise en montant soi-même son bois sur son dos. Mais j’ai surtout connu la haine d’un propriétaire, un sentiment qui ne badine pas avec les quittances. M. Bougrelin, dans l’immeuble de qui j’avais loué deux pièces, m’avait d’abord fort bien accueilli me croyant seul et ayant une fille bossue à marier. Mais, à peine avait-il connu mon fâcheux état de concubin qu’il s’était mis à me faire mille misères dont la plus sensible était de me demander de l’argent avant midi, tous les trois mois. Vous n’imaginez pas tous les embarras où me mettait cette dangereuse manie. Un quinze avril vint, que je n’oublierai jamais. Je possédais juste sept francs vingt-cinq pour aller au trente, sans payer mon terme. Désespéré, j’avais écrit à ma mère. Le premier courrier m’avait apporté sa réponse. Celle-ci n’était pas gracieuse dans la forme, mais tout à fait satisfaisante, au fond. Elle me donnait l’adresse d’un homme d’affaires qui avait quelques billets de cent francs à maman et m’autorisait à les aller toucher de sa part. Je la revois encore cette adresse : « Monsieur Franconville, rue des Beaux-Arts, n° 17. » Je télégraphiai à mes élèves qu’ils eussent à piocher sans moi les découvertes d’Archimède et je partis, joyeux, en quête de ce flocon perdu de la toison d’or.
Il pouvait être dix heures du matin.