Chapitre 2-2

2050 Words
À 14h30, tous les hôtes s’étaient égaillés, qui à la plage, qui en randonnée. Les Clairier, quanta à eux, avaient préféré regagner leur penty pour se reposer. Dans la cuisine aux plafonds bas, Scarlett finissait de nettoyer les plats qu’elle n’avait pas pu loger dans le lave-vaisselle. Sa belle-mère, assise auprès d’elle, lui commentait les nouvelles du journal qu’elle n’avait pas eu le temps de lire. Mais Scarlett semblait distraite, elle suivait le cours de ses pensées. D’ailleurs, la jolie rousse interrompit la lecture un peu chevrotante de Noémie. — Tu ne devineras jamais qui j’ai aperçu ce matin en rentrant des courses. Je te le donne en mille ! Un revenant… — Qui donc ? questionna la vieille dame, soudain plus intéressée par la conversation que par le quotidien qu’elle délaissa aussitôt. — François ! — François… répéta Noémie sans comprendre. Scarlett, un torchon à la main, se retourna vers sa belle-mère. — Oui, François Léchevin… Tu sais, l’ancien fiancé d’Alice et l’ex-mari d’Églantine Magnier. Cette nouvelle ébranla Noémie Kerdreux comme l’aurait fait une secousse tellurique. — Mais c’est épouvantable, ça ! décréta-t-elle d’une voix blanche. Scarlett haussa les épaules. Sa belle-mère avait par trop le sens du drame et elle le lui dit. Noémie, cependant, n’en démordait pas. À l’évocation de François Léchevin se superposait le jeu de tarot si sombre qu’elle avait tiré le matin même. La vieille dame branla du chef, entêtée. D’une façon ou d’une autre, le jeune homme serait mêlé au malheur qui se préparait. — Scarlett, décréta-t-elle, ce n’est pas la faute de ce pauvre garçon, mais il est une tragédie grecque à lui tout seul. — Que veux-tu dire ? demanda sa bru, interloquée. Noémie Kerdreux soupira : — François fait partie de ces gens dont la roue du destin ne perd jamais la trace. Il n’y peut rien, le malheureux. Son karma, sans doute… Et je suppose, bien entendu, que la famille Magnier au grand complet est là aussi ? Scarlett leva les yeux au ciel, légèrement agacée par le fatalisme de sa belle-mère. Elle vint, pourtant s’asseoir auprès d’elle et lui caressa la main d’un geste tendre. — Que crains-tu au juste, Noémie ? Les foudres d’Isabelle Clairier ou la rencontre hypothétique entre François et le nouveau mari d’Églantine ? La vieille dame dodelina de la tête. — Je ne sais pas exactement, avoua-t-elle. Je me sens angoissée, c’est tout. — Bah ! C’est ta vésicule qui te joue encore des tours. Tu as pris tes médicaments ? ajouta Scarlett en se relevant pour ranger ses casseroles dans le placard. Noémie Kerdreux ressentit à cet instant-là le besoin de regagner sa chambre afin de fumer et de réfléchir. Il lui fallait cependant attendre le départ de Scarlett. — Tu iras bien un peu à la plage tout de même ? risqua-t-elle. Tu as l’air fatigué. Profite du beau temps pour te détendre. La suggestion quelque peu vénale de la vieille dame fit son chemin dans l’esprit de sa belle-fille. L’évocation d’un bain de mer illumina son regard. Toutefois, un reste de scrupule la rendait hésitante. Et si les nouveaux clients, peu familiarisés encore avec les habitudes du lieu, venaient lui demander un renseignement ? — Ce ne sont pas des demeurés tout de même ! rétorqua Noémie. Et je suis là pour leur indiquer que le robinet d’eau chaude est celui qui porte la pastille rouge, au cas où ils ne l’auraient pas remarqué ! Aussi, vingt minutes plus tard, Noémie Kerdreux, allongée sur son lit, savourait-elle les bouffées bienfaitrices de son vice. Même la consternation dans laquelle l’avait plongée la nouvelle de Scarlett reprenait des proportions plus raisonnables. Après tout, bien des gens vivaient des situations conflictuelles sans pour autant déclencher des drames irréparables. Dans sa précipitation à allumer sa cigarette, Noémie s’aperçut qu’elle avait oublié de prendre un cendrier. À présent que son corps endolori appréciait le confort du matelas et de l’oreiller, se lever lui aurait coûté beaucoup d’efforts. Aussi se saisit-elLe Du premier objet à sa portée, susceptible de faire office de réceptacle : son chausson. Il était temps. La longue langue de cendre s’effondra aussitôt. Serrant la pantoufle contre sa poitrine, la vieille dame tenta de reconstruire le puzzle qui l’avait tant désarçonné tout à l’heure. François Léchevin, garçon sympathique au demeurant, avait le don de se fourrer dans des situations inextricables. Pourquoi, diable, venait-il passer ses vacances dans la presqu’île ? N’avait-il pas déjà suffisamment souffert ? — Il doit être masochiste, murmura-t-elle. Le caractère difficile du jeune homme faisait de lui une victime expiatoire idéale. Beaucoup de gens lui en voulaient, à commencer par Isabelle Clairier qui le rendait responsable de la mort de sa fille. La vieille dame soupira, émue comme à chaque fois qu’elle évoquait Alice, si jolie, aux vingt ans si radieux ! Un être de lumière… Que faisait-elle seule, sur la falaise, dans cette nuit de tempête ? Avait-elle glissé ? S’était-elle suicidée ? Où était François pendant ce temps-là ? S’il avait accompagné sa fiancée, le drame, peut-être, aurait été évité… Telle était du moins l’opinion d’Isabelle Clairier qui, folle de douleur, avait, le lendemain de cette tragédie, accusé ouvertement le jeune homme de son malheur. Noémie ne pouvait tout de même pas écraser son mégot dans son chausson. Elle s’extirpa péniblement de son lit et claudiqua jusqu’à la fenêtre qu’elle ouvrit. Une douce brise marine effleura son visage. À l’horizon, le soleil jouait avec l’océan, le reforgeant dans une coulée d’un blanc métallique. La vieille dame appuya sa tête contre le chambranle de la fenêtre et ferma un instant les yeux afin de mieux goûter la quiétude du temps. Aussitôt l’image d’un couple se tenant par la main s’imposa à son esprit. François Léchevin et sa femme : Églantine Magnier… Union aussi fugace que tumultueuse, si l’on devait apporter quelque crédit aux nombreux ragots. Leurs quinze mois de mariage s’étaient soldés par un divorce, au grand soulagement, paraissait-il, du père d’Églantine, un industriel nantais qui possédait à Morgat une résidence secondaire et dont la morgue était proportionnelle à l’immense fortune. Noémie alluma une autre cigarette. La petite Églantine n’avait rien d’une fleur fragile. Héritière du sacré tempérament de son père, elle épousait en secondes noces, six mois après ce premier échec, un collaborateur de papa. Noémie ne connaissait pas le jeune homme, mais avait appris que le nouveau couple venait de donner naissance à un garçon. Qu’en pensait François Léchevin ? Pas grand bien, sans doute… Impulsif et jaloux, il s’était déjà illustré, deux ans auparavant, dans un restaurant de Morgat, en prenant par le col un client qui admirait trop ouvertement sa femme et en le jetant hors de l’établissement. Une quinte de toux déchira la poitrine de la vieille dame. À regret, elle lança par la fenêtre sa cigarette à demi consumée et tenta de reprendre haleine. Elle se dit alors que, si cela se trouvait, l’exécrable jeu de tarot, tiré le matin même, lui annonçait sa propre mort et non un malheur dont elle ne serait que spectatrice. Pour la première fois dans sa carrière de fumeuse, Noémie songea à la lointaine éventualité du recours au patch antitabac… * Au même moment, à Lesteven, hameau voisin de Lostmarc’h, dans un penty hérité de ses parents, François Léchevin achevait de vider ses sacs de voyage, tâche qu’il n’avait pas eu le courage d’exécuter la veille, préférant installer d’abord son ordinateur puis retrouver ses vagabondages à travers la lande. En fouillant les poches latérales du sac à la recherche de son portefeuille, ses doigts effleurèrent un bout de papier glacé. Photographie oubliée là ? Il l’examina, tentant d’endiguer l’émotion qu’il sentait sourdre en lui. Le cliché avait été pris à Paris, devant l’Institut du Monde Arabe. Églantine faisait le pitre. Du bout des doigts, il caressa son visage qui lui en rappela un autre, perdu dans la nuit des souvenirs. François Léchevin venait tout juste de se rendre compte à quel point les deux femmes se ressemblaient. Cette simple constatation le confondit. Comment n’y avait-il pas songé plus tôt ? Ou alors, était-il possible que sa psychothérapie entamée six mois plus tôt commençât à porter ses fruits ? Il n’y croyait pas trop. Un instant, il songea malgré tout à appeler le docteur Moussérian, mais il y renonça. Il savait d’avance ce qu’elle lui dirait : « Sondez-vous. Faites un travail sur vous-même. Il n’y a pas de fatalité. » — Tu parles ! Et bla-bla-bla… Il prit la photo et la déchira en deux avant de la réduire en menus morceaux. — Vous ne m’aurez plus, murmura-t-il. Personne ne m’aura plus. Je le jure ! À présent, c’est moi qui dicterai les règles de la farce… * — Chéri, fais attention, voyons ! Quand tu arrives à la moitié, il faut faire une pause ! Léonard n’a pas fait son rototo. — Excuse-moi, Églantine. J’étais distrait. Pierre Mesclin s’appliquait pourtant. Mais la tétée régulière de son enfant l’assoupissait. De plus, il s’était mal installé au départ et le poids du bébé lui infligeait des crampes à l’avant-bras. Et parfois, comme maintenant, sa femme l’agaçait. Églantine avait tenu à ce qu’il donne le biberon. Soit ! Cet acte était encore du domaine de ses compétences ! Mais pourquoi prétendre avoir mille choses à faire alors qu’elle s’agitait en vain et n’avait de cesse de passer et de repasser devant lui, rectifiant la position du biberon ou vérifiant le niveau du lait ? — Si tu veux mon avis, décréta-t-elle en déplaçant une pile de linge d’une chaise sur le plateau de la commode, il faudrait passer la tétine au niveau deux. Léonard se fatigue et il ne va pas finir son biberon. — Écoute, Églantine, soupira-t-il, s’il faut être agrégé pour donner un bibi, je te refile Bébé et tu termines ! — Ce que tu peux être susceptible, mon chéri ! Toutefois, la jeune femme s’empressa de récupérer son bien. Comme Léonard passait de bras en bras, la sonnerie du téléphone fixe retentit. — J’y vais, décida Pierre, soulagé malgré tout. Lorsqu’il revint dans la nursery, une minute plus tard, Églantine, le visage penché vers son fils, interrogea son mari : — C’est papa ? — Non. Une terreur sûrement. Personne n’a répondu quand j’ai décroché. — Cela arrive de plus en plus fréquemment. C’est fou tout de même ! Les gens pourraient avoir la politesse de s’excuser ! — Je suppose qu’on a dû attribuer à une société un numéro proche du nôtre, expliqua Pierre. À quelle heure, demain, faut-il aller chercher ton père à l’aéroport ? — 11 heures à Guipavas, sauf contrordre de sa part. Puis la voix d’Églantine mua, retrouvant les accents immémoriaux de toutes les jeunes mères. — Voilà mon bébé. T’as tout bu ton lolo. C’est bien ! Maman est fière de toi. Maintenant on va faire un nouveau rototo. Un beau, hein ? Montre à maman comme tu sais bien chanter ! Un peu désœuvré, Pierre Mesclin regardait son fils. Comme à chaque fois qu’il était repu, le nourrisson, les yeux clos, avait cet étrange réflexe d’écarter les doigts. En toute honnêteté et sans parti pris, Léonard était un ravissant bébé. De plus, il possédait déjà, à deux mois d’existence, cette rare maturité de dormir la nuit d’une seule traite. Ce qui ne gâchait rien… Pierre suggéra alors à sa femme l’idée d’une promenade. Jennifer, la jeune baby-sitter recrutée pour les vacances veillerait pendant ce temps-là au repos de Léonard. Hors de question pour Églantine de sortir son fils durant les heures chaudes de l’après-midi. La proposition de Pierre sembla séduire sa femme. — J’aimerais descendre à l’Île Vierge. Il y a un temps fou que je n’y ai pas mis les pieds. — Nostalgie, quand tu nous tiens… plaisanta son mari. Je suppose, que tu amenais là, autrefois, ta ribambelle de petits amis ? Le regard soudain inquiet d’Églantine fit comprendre à son mari qu’il avait commis une gaffe. Il s’approcha du fauteuil où elle était assise avec l’enfant et, de son bras protecteur, lui enlaça les épaules. — Voyons, Églantine… murmura-t-il d’une voix tendre, c’était juste une boutade ! Tu ne vas pas te formaliser pour si peu ! La jeune femme enfouit son visage dans le cou de son mari. Il sembla à Pierre qu’elle tremblait légèrement. — Excuse-moi, chéri. J’ai les nerfs fragilisés en ce moment. Ma récente maternité, sans doute… Un instant, j’ai cru que tu pouvais être jaloux, comme lui… Et ça, je ne pourrais plus le supporter. C’est invivable… Pierre tenta de désamorcer la crise d’angoisse de sa femme et prit un ton léger pour lui répondre. — Je ne suis pas atteint de la pathologie morbide de ton ex, Églantine. Je ne nie pas cependant que si je te surprenais dans le lit conjugal avec un abruti, tu ne prendrais pas la fessée du siècle ! Et auparavant, j’aurais fait un piercing à ma façon, à la minable précieuse de ton zigoto ! Tout contre son mari, les muscles d’Églantine se détendirent. Elle étouffa même un rire. — J’aimerais assez voir cela, je l’avoue. — Eh bien, en attendant ce moment jubilatoire, dépose notre fils dans son berceau et file mettre ton maillot. En route pour l’Île Vierge ! Pierre traîna encore un instant dans la nursery, bercé par le souffle régulier de son enfant. Dès l’annonce de sa grossesse, Églantine avait de son père, reçu carte blanche pour modifier la villa familiale à son gré. En temps ordinaire, déjà, Henry Magnier gâtait sa fille unique de façon parfois éhontée, au goût de Pierre. Mais celui-ci n’était qu’une pièce rapportée et, de ce fait, n’avait pas voix au chapitre question argent. Ainsi, Léonard bénéficiait-il d’une chambre digne d’un prince, décorée dans une harmonie de bleu ciel et de blanc. Pas un objet ici ne dérogeait à cette règle. Pierre se souvenait encore du lendemain de la naissance, jour où il avait rapporté dans ce sanctuaire une peluche qu’il avait lui-même choisie pour son fils. C’était une chenille aux gros yeux rigolos, rouge, verte et jaune.
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