Chapitre 2-1

2009 Words
Chapitre 2 Peu avant midi, une Citroën gris métallisé, stoppa au bord de l’unique route goudronnée qui traversait le village de Lostmarc’h. La voie très étroite rendait incertain le croisement de deux véhicules. — Antonin, gare-toi un peu plus loin dans le renfoncement de la maison aux volets blancs. Elle semble inoccupée pour l’instant. Nous ne dérangerons personne. L’homme obtempéra. Puis, il sortit de l’habitacle, contourna sa voiture et ouvrit la portière à sa compagne. — On sort les bagages tout de suite ? demanda-t-elle en se remaquillant les lèvres devant le miroir de courtoisie. — Non… Si tu le permets, j’aimerais marcher un peu… Cet endroit me paraît tellement improbable ! Un peu étonnée par cette remarque, la jeune femme chercha à capter le regard de son ami qui semblait fasciné par ce qu’il contemplait. — Que veux-tu dire par « improbable » ? demanda-t-elle en se levant de son siège. — Toi, tu connais déjà. Moi, c’est la première fois que je mets les pieds ici… On dirait un repaire de korrigans… C’est fabuleux ! Et puis, tu m’avais parlé d’un village. Mais c’est minuscule ! En dix minutes, on doit avoir toqué à la porte de toutes les maisons et salué tous les habitants ! La jeune femme éclata de rire et prit le bras de son compagnon. — Les gens de la presqu’île sont tellement fiers de leur pays qu’ils appellent « village » le moindre hameau. Et je te signale que Lostmarc’h est l’un des plus grands ! Situé sur la pointe du même nom, Lostmarc’h surplombait la mer et dominait de sa superbe les autres villages nichés en contrebas dans les friches ou la lande. La plupart des penty ou longères bordaient la route de part et d’autre mais un groupuscule de maisons, dont on ne distinguait que les toits, s’agrippait au flanc gauche du hameau. Séduit, Antonin Vaugier parcourait la rue, le regard happé par ces coquettes de pierre apparente qui rivalisaient de charme pour retenir le passant. À la courette foisonnante de fuchsias et de géraniums succédait un jardinet qui, comme un tablier fleuri, arborait, faraud, des bouquets. d’hortensias, de reines-marguerites et de crêtes-de-coq sur une surface de trois mètres carrés. L’avocat s’arrêta devant une façade dont les deux fenêtres maquillées de rideaux de dentelle et de volets bleus rehaussaient le bistre de la pierre et le gris des ardoises serties de ciment. — Comment peut-on vivre dans cette maison ? Elle est à peine plus longue que ma voiture ! Puis, comme si sa réflexion en appelait une autre, Antonin Vaugier fit un tour sur lui-même en sondant le village. — À propos, où se trouve l’auberge ? Je ne vois pas de maison suffisamment grande pour accueillir un client ! Marika pointa du doigt un ancien corps de ferme rénové dont on n’apercevait que le toit. — Regarde, en bas ! La petite crèche sert de réception et de bureau. À côté, la longère abrite la cuisine, la salle à manger et les chambres privées. Toutes les autres, réservées aux hôtes, sont disséminées dans le village. Sa curiosité satisfaite, l’avocat proposa à sa compagne de marcher jusqu’à la pointe. Le village se terminait par un terre-plein sur lequel pouvaient stationner quelques voitures. Ensuite, une barrière interdisait l’accès aux falaises à tout véhicule. Pour atteindre le bout du monde, il fallait emprunter une étroite sente à travers les friches. Si ces terres témoignaient d’une ancienne activité agricole, elles étaient à présent abandonnées aux halliers impénétrables. Cette ceinture de chasteté naturelle protégeait la virginité du lieu. Là croissaient et se multipliaient les prunelliers aux fleurs blanches, les ronces et fougères, les arbrisseaux buissonnants ou épineux. Puis, les taillis se rabougrirent et n’occultèrent plus la vue aux promeneurs. Là mourait la friche, ici naissait la lande. Un menhir, vestige d’antiques alignements mégalithiques en montait la garde. Antonin et Marika se turent un instant, humbles et soumis devant le mystère de cette beauté rauque. Des vagues rose pourpre de bruyères éclaboussées de l’or des ajoncs épousaient les ondulations de la falaise jusqu’à la vénusté de la pelouse maritime. D’un accord tacite, l’homme et la femme se mirent à dévaler la lande, ivres comme des enfants, d’espace originel. Ils s’arrêtèrent épuisés et heureux, mêlant leur souffle court à la respiration du monde. Aux abords du gouffre mugissant de ressacs, la falaise semblait faire le gros dos. La pelouse maritime hérissait ses herbes hirsutes. — Mon Dieu ! s’exclama Antonin Vaugier. Je n’aurais jamais imaginé ça ! Quand ils eurent dépassé un pan de mur en ruine, relique d’une maison de douanier, l’océan s’ouvrit devant eux. Marika s’aventura sur un éperon rocheux, large de deux mètres à peine, et qui, de chaque côté, narguait le gouffre. Sujet au vertige, Antonin n’osa pas la suivre. Il mit les mains en porte-voix et rappela sa compagne. — Reviens ! Tu me fais peur. Lui-même s’assit au bord de la falaise et se contenta d’embrasser l’horizon. Peu après, Marika s’installait auprès de lui. Seuls, le Cap de la Chèvre d’un côté et, très loin à droite, les Tas de Pois bornaient la vue sur la mer d’Iroise. La jeune femme désigna à son compagnon deux points perdus dans l’océan. — Sein, la sudiste… Et Ouessant, la nordiste. — On dirait le linceul du monde celte, décréta l’avocat. La pointe de Lostmarc’h offrait un curieux contraste de paysages maritimes. Du côté nord, les falaises de grès corrigeaient leur violence en abritant de petites criques aux galets polis par une eau aigue-marine. Au sud s’étendaient des dunes et des plages de sable fin. Pourtant ici, la rage des flots torturait leur douceur. De très loin, la houle se formait, gonflait des murs d’eau qui se fracassaient en une écume bouillonnante. Antonin s’amusa à suivre la course de minuscules surfeurs, en contrebas. Aucun baigneur ne leur disputait la place. Les planches, acérées comme des plumes, griffaient la page blanche de l’eau. Ces écrivains de la mer signaient parfois leur œuvre éphémère de quelque folle arabesque. Le couple se dilua un moment dans cette parenthèse du temps puis Marika rappela à son compagnon qu’on devait les attendre pour déjeuner. Ils se levèrent, le coeur coloré, et entreprirent le chemin du retour. Une effervescence particulière régnait dans la courette de l’auberge. Une famille débarquait bagages et valises dans un bourdonnement d’insectes. Le père, un quadragénaire portant beau un collier de barbe parfaitement taillé, distribuait ordres ou conseils au reste de l’essaim. — Nic, aide ta sœur ! Ce sac est trop lourd pour elle. Le Nic en question, un garçon de dix ans tout au plus, respirait à pleins poumons l’air du large, content de lui et donc de la vie. — Papa ! Qu’est-ce que ça sent bon l’iode ! J’avais presque oublié. Le père se redressa. Ne pouvant laisser passer ce flagrant délit d’obscurantisme, il fit choir sa valise et s’approcha de son fils. — Nic, je te rappelle que l’iode est un métalloïde très volatil et totalement inodore ! Ce que tu sens, ce sont les gaz qui s’échappent de la fermentation des algues en décomposition. — Amis de la poésie, bonjour ! marmonna l’effronté. Antonin et Marika saluèrent la famille d’un signe de tête puis, alors qu’ils s’apprêtaient à rentrer dans l’auberge, la jeune femme sembla marquer un instant d’hésitation. L’avocat augmenta la pression de sa main sur l’avant-bras de sa compagne. — Aie confiance, Marika, chuchota-t-il. Je suis là. Tout ira bien. La jolie blonde hocha la tête et pénétra la première dans la pièce. * Noémie Kerdreux n’était pas mécontente, après tout, de présider au haut bout de la table d’hôtes. De chaque côté d’elle, la vieille dame avait le loisir d’examiner ces enfilades de profils sans paraître dévisager les conviés. Tout le monde, sans rechigner, faisait honneur au repas de Scarlett. Il n’était pas dans les habitudes de la maison de servir le déjeuner, exception faite le samedi, jour où les nouveaux clients chassaient ceux de la semaine précédente. Le prix de la demi-pension de rigueur comprenait le dîner pris en commun à 20 heures et la nuit. Les touristes préféraient d’ailleurs cette convention qui leur permettait de profiter pleinement de la journée entière. La plupart se contentaient d’un pique-n***e à midi, vite avalé sur une plage ou au cours d’une balade. D’autres, moins nombreux et souvent plus âgés, consacraient ce temps de repos à la découverte du patrimoine gastronomique breton. Pour l’heure, chacun se régalait dans un climat bon enfant. Joe, pêcheur à Morgat et neveu de Noémie, était passé au cours de la matinée apporter la commande de Scarlett : une dizaine d’araignées et cinq kilos de moules. C’étaient surtout legs « anciens » qui, contents de se retrouver après une année, animaient le repas. Néanmoins, les « petits nouveaux », l’avocat et la styliste, s’intégraient au groupe et parvenaient, aux yeux de Noémie, à ponctuer la conversation générale de remarques intéressantes. C’est à eux que la vieille dame accordait surtout son attention. Un couple ? Noémie n’aurait trop su l’affirmer. Une grande différence d’âge séparait l’homme de la femme. Antonin Vaugier portait beau la cinquantaine. Brun aux yeux clairs, il se dégageait de cet homme un charme certain. Sa compagne, Marika Kieffer, au profil racé, pouvait avoir tout au plus une trentaine d’années. Fine et élancée, elle paraissait chercher de son regard vert très maquillé, un appui auprès de l’avocat. Jolie blonde mais peu sûre d’elle… décréta la vieille dame qui décida alors de vaincre la réserve timide de la jeune femme. — Vous semblez connaître la région, Marika ? Je me trompe ? Consciente d’être devenue tout à coup le point de mire, Marika s’essuya la bouche d’un coin de serviette et rougit. — Heu… Non, Madame… Mes parents louaient souvent une maison ici, l’été, quand j’étais enfant. — Je vous arrête tout de suite, ma petite fille ! Il est d’usage chez nous, que tout le monde s’appelle par son prénom ! Moi, c’est Noémie. Marika Kieffer acquiesça d’un signe de tête et s’empourpra davantage encore. Antonin Vaugier, son voisin de table, eut pour elle alors un geste aussi tendre que furtif en lui caressant le cuir chevelu. « Révise ta copie, ma vieille… », songea Noémie. « Ces deux-là entretiennent une grande complicité… On peut être amant et maîtresse sans partager pour autant la même paire de draps ni la même tranche d’âge… Ce que tu peux être conventionnelle, parfois ! C’est affligeant… » Noémie Kerdreux fut arrachée à ses réflexions par une question que lui posait Bertrand Dumesnil. — Savez-vous si le musée de l’École rurale de Trégarvan est ouvert aujourd’hui ? Les deux années passées, nous avons eu chaque fois un contretemps le jour où nous devions nous y rendre ! Et je tiens particulièrement à le faire visiter aux enfants. Du côté des petits Dumesnil, la réaction ne se fit pas attendre. — Pitié, papa ! protesta Manon. On n’a fait que de la voiture depuis ce matin. Je veux aller à la plage ! Plus rusé, le jeune Nic décocha à sa sœur un coup de coude sous la table. D’expérience, il savait inutile de fronder son pédagogue de père. — P’pa ! Il paraît qu’il pleut mercredi. Ça serait bien sympa d’y aller ce jour-là ! Et puis comme ça, tu nous expliqueras les marées. J’ai pas bien compris… l’année dernière… ajouta-t-il, finaud. — Je n’ai pas bien compris, rectifia Bertrand Dumesnil. Ne mange pas tes négations, voyons ! Tu offenses la grammaire ! Bon… Puisque c’est ainsi, je suis d’accord pour la plage. Les deux enfants se lancèrent à la dérobée un regard de connivence. Ils prirent soin, cependant, de ne pas afficher en public la saveur de leur fragile victoire. Isabelle Clairier se leva alors de table pour aider Scarlett à débarrasser les assiettes et apporter deux grandes jattes de fromage blanc coiffées de fraises, de framboises et de groseilles. Noémie Kerdreux observait la femme de Serge. Isabelle n’avait guère changé depuis l’année précédente. Ses gestes semblaient moins saccadés, peut-être… Bien qu’elle eût, à un an près, le même âge que sa belle-fille, Isabelle Clairier, en toute bonne foi, ne soutenait pas la comparaison avec Scarlett. Le chagrin de la mort de sa fille unique avait ravagé ses traits, pourtant beaux jadis. Elle conservait cependant une élégance naturelle. La vieille dame tentait de sonder cette âme torturée. Originaire de la presqu’île, Isabelle avait conçu très jeune Alice. Le père de l’enfant avait fui peu après ses responsabilités pour s’enticher d’une divorcée, elle-même mère de quatre enfants. Cette désertion incongrue avait durci la fière Isabelle, désormais seule pour élever Alice. Puis la petite, une fois son baccalauréat obtenu, avait désiré poursuivre une formation aux États-Unis. C’est durant cette absence de deux ans que la jeune femme avait rencontré Serge et l’avait épousé. Noémie se souvenait encore de la transfiguration d’Isabelle durant la courte période où le destin avait décidé de lâcher sa proie pour mieux l’achever ensuite à coups de crocs. Isabelle irradiait d’un bonheur nouveau au bras de son mari. Puis Alice revint, fiancée elle aussi. Cet état de grâce, suspendu au fil d’argent du temps, dura un an encore. Il se rompit brutalement avec la mort d’Alice. Et, depuis dix ans, malgré les soins de Serge, la vie d’Isabelle oscillait entre des phases d’abattement profond ou d’excitation fébrile. Noémie souffla sur le café, trop chaud. Isabelle, en épouse attentive, servait son mari. Pour l’heure, elle paraissait calme, presque détendue. Peut-être, après tout, se disait la vieille femme, le pouvoir de l’oubli émoussait-il les choses.
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