Le front sanglant1314
Les morts vont vite.
BURGER, Ballade.
Messire Gauthier enfonçait ses éperons dans les flancs ensanglantés de son cheval et il lui criait :
– Plus vite ! plus vite encore mon bon coursier, plus vite !…
Et pourtant son cheval allait rapide comme le vent, et la sueur ruisselait sur son poitrail, et une blanche écume enveloppait son mors.
Oh ! c’est que pour messire Gauthier il y allait de la vie ou du trépas, c’est qu’il emportait en croupe la belle Blanche-de-Béthencourt, Blanche dont les mains défaillantes conservaient à peine assez de force pour se tenir à l’armure de son amant.
Et puis au loin s’oyaient des voix menaçantes, des pas de chevaux, des bruits d’armures, et par-dessus tout ces clameurs du comte de Béthencourt :
– Arrêtez-les !… morts ou vifs, n’importe ! mieux vaut pour elle suaire qu’opprobre.
– À l’aide Dieu et les saints !… Voici la forteresse de Quiévy !… Ah ! les braves hommes d’armes qui baissent le pont-levis, et qui se tiennent là prêts à se ruer sur messire de Béthencourt et les siens !… Camarades, merci !… Elle est à moi à présent !…
Rentrez tous… Levez le pont ! baissez la herse !… Aux remparts !… Flèches à l’arbalète ! Chargez de pierres les mâchicoulis !… Faites une bonne réception à ce vaniteux sire qui trouve que le sang de Béthencourt se mésallierait en se mêlant au sang de Quiévy !
– Blanche, ma chère Blanche, revenez à vous à cette heure !… Voyez, voyez : c’est votre ami, c’est votre Albéric qui vous étreint en ses bras ! Rien à présent ne saurait nous séparer… Monsieur mon chapelain va nous marier en face de Dieu, et ainsi qu’il convient à de bons et loyaux amants, vrais chrétiens du giron de la sainte Église catholique, apostolique et romaine.
Et Blanche, pâle, défaillante et sans dire mot, se laisse faire comme en un mauvais songe, et n’osant croire que c’est bien elle : – Bonté de Dieu ! fuir avec son amant, aux yeux d’un chacun, en présence de son père !… et ne point revenir quand le vieillard irrité, criait : Je te maudis, fille dénaturée ! tu es maudite ! maudite, entends-tu bien ? maudite !…– Oh ! oui, n’est-ce pas, c’est un rêve ?
Cette église sombre, ces cierges à pâle lueur, ce prêtre qui demande : Femme, prenez-vous Albéric de Quiévy pour époux ? cet anneau qu’on lui passe au doigt Dites, dites, dites tout cela est un rêve ?… un rêve qui va finir, car elle ne peut en supporter plus longtemps les horribles angoisses.
Quel tumulte se fait entendre !… Des flèches sifflent dans les airs on crie : – Ils sont vaincus, ils fuient !… Il a la tête brisée d’un coup de fronde ! Il est tombé… il se meurt !… – Qui ? Le pont-levis se baisse : des hommes sortent et reviennent… Ils portent un cadavre…
Oh ! son père ! son père !…
– Mon père ! mon père !… Laissez-moi, laissez-moi !… Il n’a pas rendu l’âme : ses mains sont tièdes encore… il va ouvrir les yeux… cette plaie béante n’est point mortelle. Il regardera sa fille ; il lui dira : Je te pardonne ; je ne te maudis plus… – Non ! Mort, mort !
Sainte Vierge, ne prendrez-vous point pitié d’une pauvre femme ?… Que voulez-vous qu’elle devienne maudite par son père !… par son père mort parce qu’elle lui a désobéi !… Sainte Vierge, à mon aide !… Allons, ne soyez pas inflexible ! Vous savez combien je souffre : vous m’exaucerez !…
Oh ! ne m’entraînez pas de la sorte ! laissez-moi près de lui, laissez-moi !… Je suis votre châtelaine : je veux qu’on m’obéisse !… Laissez-moi près de mon père !… Ah !…
Elle tomba sans connaissance.
Et quand elle revint à elle, c’était dans la chambre nuptiale qu’elle se trouvait ; et son époux, le jeune et beau sire de Quiévy, voulait l’enlacer de ses bras et b****r ses pâles lèvres. Brisée et comme engourdie par la douleur, elle se laissa aller machinalement à ses caresses. Ce fut seulement au point du jour qu’elle sortit de sa molle stupeur.
Alors aussi elle put pleurer.
Neuf mois après, il y avait un grand trouble dans le château de Quiévy. Il y aurait du trouble à moins que cela.
Messire Albéric venait de trépasser subitement, et cette affreuse nouvelle faisait mettre au monde à madame Blanche en gésine un enfant, Justice du ciel ! un enfant dont le front était ensanglanté !…
Les matrones surprises voulurent laver ce sang, mais il était ineffaçable et figurait, d’une façon horrible à voir, la plaie dont était mort le comte de Béthencourt.
Priez Dieu pour le sire de Quiévy et pour madame sa veuve ; car on dit qu’elle a perdu la raison, et qu’elle passe tout le jour à laver la tache ineffaçable du front de son fils.