Le Pour et le Contre
Portrait de C. C ***
En comptant ses défauts, dont le moindre l’étonne,
De lui-même Damon fait souvent peu de cas,
Mais à se corriger Damon ne parvient pas.
Il se gronde trop fort, et trop tôt se pardonne.
On peut le peindre en laid, on peut le peindre en beau.
Employons, s’il se peut, un fidèle pinceau :
Par amour-propre il est timide,
Et par timidité stupide.
L’extérieur est froid, l’intérieur est vif.
Lent dans les petits soins, dans ses devoirs actif ;
Il est né très sensible et connaît peu la haine,
Il s’offense aisément et pardonne sans peine,
Sujet aux passions, épris de la vertu,
Damon, dans ses désirs est toujours combattu.
À l’amour du travail il unit la paresse.
Parfois caustique, et jamais médisant,
Sans complaisance, ou par trop complaisant,
Opiniâtre né, docile par faiblesse,
Il voudrait être libre et s’enchaîne sans cesse.
Son cœur à l’amitié s’ouvre trop aisément,
Et les soupçons, enfants de la délicatesse,
Dans ce cœur trop sensible entrent facilement.
À cacher ces soupçons avec soins il s’applique ;
Il boude fréquemment, rarement il s’explique ;
Au sort des malheureux, toujours il compatit.
Il est quelquefois grand, et souvent très petit.
Quant à l’esprit, je rêve, j’examine :
En dirai-je du mal ? en dirai-je du bien ?
Sait-il beaucoup ? – Tant soit peu plus que rien.
Assez facilement, dit-on, il imagine.
Passable en ses écrits, en personne ennuyeux ;
Philosophe parfois, ne pouvant faire mieux,
Il fuit le monde et désire lui plaire.
Doux à l’extérieur, au fond assez malin,
Saisissant les défauts, à les citer enclin ;
Se connaissant assez, toutefois, pour se taire.
– Si vous trouvez Damon flatté de ce portrait,
N’en soyez pas surpris, par lui-même il est fait :
Amis, fournissez lui chacun un beau mémoire,
De sa correction il vous devra la gloire.
*
* *
Caylus, partagé entre les badineries, les études archéologiques et les beaux-arts, eut cependant une grande douleur qui modifia sa vie, la mort de cette mère tendre et spirituelle, dont il habitait toujours la maison, et qui, de son lit de malade, lui dictait ses Souvenirs. Ce fut, comme le dit M. Samuel Rocheblave, « une sorte de veuvage intellectuel ». On en retrouve l’éloquente affliction dans quelques lettres à l’abbé Conti, dont il suffira de citer ce passage : « Je n’ai point été étonné de la lettre touchée et touchante que vous m’avez écrite sur le plus grand malheur de ma vie. J’ay éprouvé en la lisant une douleur aussi déraisonnable (en un sens) que celle du premier moment, et je vous assure que dans celui où je vous écris, je suis pénétré et accablé de mon malheur… Je ne sais plus vivre. Cependant, vous me connaissez asses de ressource dans l’Esprit. Je me trouve isolé, mon pays me dégoute. Les affaires qui sont toujours la suite de ces malheurs me feront je crois abandonner ma patrie, la philosophie ne m’est d’aucun secours et je n’éprouve que le mécanique de l’homme le moins éclairé. À tout ce que le commerce le plus amiable peut avoir de séduisant, a toute la volupté et la parure qu’il entrainait à sa suite, il a succédé une solitude affreuse. Paris est un désert pour moi et je ne sais quel genre de vie mener… » L’arrivée de Mme de Bolinbroke lui apporta quelque soulagement, mais elle dut bientôt repartir à Londres, le laissant à ses anciens amis, qui ne tardèrent pas à l’abandonner, comme M. de Villeroy, que sa mère avait aimé. Caylus quitta le logement du Luxembourg pour un corps de logis carré, à l’Orangerie des Tuileries, où renonçant presque entièrement au monde, il s’occupa de l’aménagement de ses collections et se consacra plus que jamais à l’Antiquité. L’entrée de ce logis, dit M. Le Beau dans son Éloge, « annonçait l’ancienne Égypte : on y était reçu par une belle statue Égyptienne de 5 pieds 5 pouces de proportions. L’escalier était tapissé de médailles et de curiosités de la Chine et de l’Amérique. » C’était le musée de la vie privée des anciens, de leur culte, de leurs usages, de leurs mœurs, pour lequel il dépensait 60 000 livres de revenu. Là où il ne pouvait « loger que trois laquais et un ami », s’entassaient des monnaies, des bronzes étrusques, des bibelots d’Herculanum, des pâtes de verre, des fragments d’enseignes, des pots cassés, des statues mutilées et des ferrailles. Des correspondants comme Paciaudi, Galiani, Zanetti, Alfani, Natoire, Belloti, surveillaient pour lui l’Italie, la Grèce ou l’Égypte, et d’obscurs collaborateurs, richement rémunérés, fouillaient les brocanteurs de Rome. Lui-même, qui réclamait toutes les balayures de la place Navone, remuait la poussière des antiquailles et des vieilles nippes chez les chiffonniers parisiens, en songeant aux tartanes et aux bricks sillonnant pour lui la Méditerranée, chargés de marbres d’Athènes, de monuments de Tyr, ou de laves Égyptiennes. Il est heureux de ses propres découvertes ; il s’amuse même des faux, que déjà l’on fabrique à Venise, comme cette figurine d’une teinte suspecte, qu’il plonge dans un bain et qui s’y dissout.
L’Europe a les yeux fixés sur son musée. Lorsqu’il est plein, il le déverse au Cabinet du Roi, et le recommence avec une ardeur croissante. Il fait pourtant construire un hôtel pour loger ses collections et les garder ainsi plus longtemps. Il ne s’arrête de fureter, d’étiqueter et de correspondre que pour présenter des rapports à l’Académie des Inscriptions, qui, dès 1731, lui avait conféré son plus haut titre, celui d’amateur honoraire, ou pour graver les quinze cents monnaies impériales d’or et les pierres intaillées du Cabinet du Roi. Il ajoute à ce labeur considérable celui de ses autres ouvrages iconographiques et critiques : le Recueil d’antiquités égyptiennes, étrusques, grecques, romaines et gauloises, les Vies des premiers peintres du Roy, les Nouveaux sujets de peinture et de sculpture, le Mémoire sur la peinture à l’Encaustique, Y Histoire de Joseph, d’après Rembrandt, la Description d’un tableau représentant le sacrifice d’Iphigénie, les Tableaux tirés de l’Iliade et de l’Odyssée d’Homère et de l’Énéide de Virgile, avec des Observations générales sur le costume, l’Histoire d’Hercule le Thébain, la Vie d’Ed. Bouchardon, sculpteur, et tant d’autres qui attestent son entière dévotion à l’histoire de l’Art. Enfin, non satisfait d’avoir fondé des prix d’expression, d’anatomie et de costume, pour compléter l’éducation du goût par celle du métier, il fournit le modèle, l’atelier, les conseils, et souvent même des subsides aux jeunes peintres et sculpteurs sans renommée. Mais il a ses entêtements et ses partis pris dont il ne saurait démordre. Il y a, par exemple, Bouchardon, « à qui il rend un culte exclusif », et Cochin ajoute qu’il ne consentait pas à revenir sur l’examen d’un premier coup d’œil. Ce sont « ces petites tyrannies que les amateurs exercent sur les artistes », qui vaudront à Caylus une foule d’ennemis et de mécontents, les anti-Caylus et les boudeurs, Cochin, Mariette, qui se crut persécuté, Slodtz, rival de Vassé, Pigalle, Coustou, et Bachelier, que le passionné Diderot, dans sa brochure sur la Peinture en Cire, pose en victime du ressentiment.
Quoi qu’il en soit, le précurseur de Winckelmann, qui, lui-même, le nommait l’immortel comte de Caylus, celui, disons-nous, de qui Lessing s’appropria plusieurs idées, chercha de relever l’art français par l’enseignement académique, le modèle retouché par l’école, l’histoire transportée sur la toile, la formule, enfin, qu’exploita David, mais qu’il n’a pas créée. Car, comme le démontre M. Samuel Rocheblave, dont on ne saurait de cette question écarter l’érudite compétence, « entre David et les artistes de l’âge précédent, il y a quelqu’un, à savoir Caylus. Le jour où Herculanum commence à sortir de sa cendre, Caylus a parfaitement senti qu’un fait comme la résurrection de l’art antique devait influer au plus haut point sur l’art moderne. Seulement Caylus se pressa trop. Il se hâta de conclure, quand le procès était loin d’être instruit, quand lui-même ne connaissait, parmi tant de pièces chaque jour plus nombreuses, que les moins intéressantes. Cependant, on peut noter chez lui, grâce à ce juste pressentiment, deux préoccupations capitales : la première, de rendre la critique d’art plus digne de sa tâche, en lui interdisant toute attitude littéraire…, la seconde, d’accommoder, en ce qui concerne le grand art, la forme antique à la pensée moderne… »
Voilà donc où menèrent les breloques dont se raillait mesquinement le petit bonhomme Marmontel, ces éclats de marbre, ces pots cassés, ces morceaux de verre, qu’une étude savante et passionnée a transformés littéralement en matériaux d’une seconde Renaissance.
Mais le cadre d’une notice succincte ne peut contenir d’étude plus étendue sur Caylus antiquaire ; tel n’est pas non plus notre objet…
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La goutte eut raison de ce tempérament de fer, que ni le plaisir, ni l’étude, ni surtout un travail presque aussi considérable que celui des plus grands producteurs, n’avaient pu faire fléchir. Au commencement de l’été de 1764, un dépôt se forma sur une de ses jambes ; se sentant grièvement atteint, prêt à « retourner d’où l’on est venu », il s’alita, et ce fut de sa couche qu’il reçut l’un des derniers arrivages d’antiquités, que le P. Paciaudi, gardant l’anonyme, envoyait facétieusement par un commissionnaire anglais. « Cinq petites figures très bien choisies, écrivit Caylus, le 20 décembre 1763, à celui qui signait un amateur de la liberté, un citoyen du monde, et dans lesquelles il y en a trois dont je puis profiter. Cet envoi était accompagné d’une caisse contenant un marbre d’environ trois pieds de long sur un peu plus d’un pied de haut, et qui représente un bas-relief que l’on pourra regarder comme représentant l’Enfance des Arts, en Égypte… » L’envoi était adressé « à un gentilhomme français éclairé et bienfaisant. »
Près de la mort, il fait le compte des antiquaires d’Europe qui peuvent le précéder dans l’autre monde, et lui permettre d’enrichir son musée par leurs ventes, comme le bonhomme Zanetti, « qui possède des miniatures de la Rosalba, et qui n’ira pas loin. » Les jours d’assemblée de l’Académie royale de peinture, il se faisait porter par ses laquais, et la veille de sa mort, heureux d’échapper aux prêtres et aux médecins, il se promenait dans son carrosse de remise, riant de la farce, et rêvant encore aux « six des plus beaux vases de verre blanc », qu’il avait fait venir de Langres, à « une colonne de petits étrusques, à la tête desquels était un Hercule, assez bien travaillés pour le temps. »
Il rendit l’âme le 5 septembre 1765, ou plutôt il mourut, – car il prétendait n’avoir point d’âme, comme il le soutint avec bonne humeur dans sa jeunesse, – lors d’une grave maladie, aux parents qui l’entouraient, y compris son oncle, l’évêque d’Auxerre. Ses derniers moments, racontés par Grimm, font ressouvenir de cette boutade « philosophique ».
« Son curé, qui s’appelle M. Chapeau, étant venu le voir pendant que l’excès du mal le retenait chez lui, malgré lui, il lui dit : – Monsieur le Curé, je vous entends ; vous pouvez vous épargner la peine de revenir. Le temps est mauvais et je vous promets de ne pas sortir d’ici sans chapeau. Il lui a tenu parole ; il a bien fallu que M. Chapeau vînt le chercher pour le transporter dans sa paroisse… »
Le corps de Caylus fut déposé à Saint-Germain-l’Auxerrois, dans un sarcophage de porphyre – à présent au Louvre – ce qui fit écrire à l’implacable Diderot :
Ci-gît un antiquaire acariâtre et brusque :
Ah ! qu’il est bien logé dans une cruche étrusque !
Il crut nécessaire d’ajouter dans son Salon : « Nous avons perdu cette année deux grands peintres et deux habiles sculpteurs, Carle Van Loo et Deshayes, Bouchardon et Slotz. En revanche, la mort nous a délivré du plus cruel des amateurs, le Comte de Caylus. »