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Caylus n’oubliait pas la France ni son siècle. Vous verrez la signature C *** au bas des croquades de peuple de Watteau. De Gillot, il vous donnera des danses, des fêtes, des bacchanales caprines et satyriaques, d’une touche sèche et libre comme son modèle, et de Coypel, ces pudeurs de guenons abritées derrière l’éventail, et ces beaux airs de macaque dandiné sur une hanche, gravés comme à main levée ; et des panneaux de clavecin, où, dans des treilles d’ornements, au milieu de jolies compagnies, des singes crachent dans des flûtes ou grattent des violons ; et des caricatures de société, publiées pour le rire des amis, et cette gravure d’après lui-même, des ânes avec des loupes regardant des tableaux, l’Assemblée des Brocanteurs ; après des centaines de lettres ornées, les panneaux printaniers, rustiques et galants d’Oudry ; les statues et les dessins et les grasses académies de Bouchardon. Bouchardon, ai-je dit ; et nous voilà aux plus vivantes gravures de Caylus, à celles qu’il a le mieux aimées… La rue avec son bruit, ses passants et son spectacle, ses costumes et ses chansons, ses marchands et ses marchandes, et la promenade des marchandises ; et le Noël assourdissant des métiers, et le vacarme et le mouvement de Paris vendeur et hurleur, un monde ouvrier, le travail qui va, le porteur d’eau portant ses larges seaux, le petit commissionnaire avec son banc sous le bras, les vielleuses, les petites laitières, les petites harengères, les casseurs de pierre, les tonneliers, les rémouleurs, les scieurs de bois, les savetiers, et les montreurs de lanterne magique ; la porteuse de bois et l’écosseuse, et le marchand de balais, et le marchand de peaux de lapin – les Cris de Paris ! feuilles de papier aujourd’hui jaunies qui sont tout le reste, et tout le souvenir, et tout l’écho de ce vaste aboiement, qui roulait chaque jour dans le Paris du XVIIIe siècle ses éclats et son vacarme… » * * * Les scènes que le Comte de Caylus grave d’après Bouchardon, il les décrira d’après nature dans l’Histoire de M. Guillaume Cocher, les Bals de Bois, les Fêtes Roulantes, les Écosseuses et les Étrennes de la Saint-Jean. Car cet aristocrate négligé, ce gros homme chaussé de bas de laine, à la perruque hérissée, à l’habit à boutons de cuivre, se mêle au peuple de Chaillot, du Huleu et du Port-au-Foin ; on raconte même qu’il exécuta une enseigne pour un peintre qui, pris à la rusticité de sa mise autant qu’à la bonhomie de ses conseils, quitta l’échelle et lui tendit ses pinceaux, comme à quelque maître-artisan, paternel et désœuvré. Les Goncourt ont écrit qu’il fut Vadé avec l’accent de Candide, et d’autres qu’il précéda le genre poissard. La première critique est plus brillante que juste, et la seconde décèle une connaissance imparfaite du genre, car les livrets populaires furent nombreux au siècle précédent, où s’exprimèrent les Dames de la Halle, les chambrières, les farauds et les soldats, dans le vocabulaire argotique des corporations, des bals-musettes, des corps-de-garde, et dans la naïveté goguenarde du pavé de Paris. Là, comme en matière de dessin et de critique archéologique, Caylus a cru devoir remonter aux maîtres anciens du roman de mœurs, c’est-à-dire du fabliau ; il a, presque seul de son temps, étudié l’art de conter dans les manuscrits de la Bibliothèque du Roi, de Sainte-Geneviève et de Saint-Germain-des-Prés. « Rien n’est indigne de recherches, écrit-il, principalement sur les choses qui regardent notre langue et le progrès que l’esprit a fait dans notre nation. » Dans la préface de Tiran-le-Blanc, il ose avancer qu’un roman qui nous peint les mœurs et la façon de penser du XVe siècle doit jouir du même privilège qu’un roman grec, et qu’il n’y a pas que l’Antiquité qui mérite notre attention et nos recherches. Après La Fontaine, son auteur préféré, il a retrouvé le filon de notre génie racique, cette vieille et profonde malice, toujours mêlée à quelque impureté, et qui est comme le symbole de l’esprit inséparable de la matière. Un esprit fait d’antithèses comme notre « aristocrate en gros souliers », parent du « grand benêt de La Fontaine », n’était-il pas désigné pour exploiter sa trouvaille et même l’avoir faite ? Et s’il a l’accent de Voltaire, étant de la famille, le rattacher à Vadé, c’est le limiter au genre poissard : c’est prendre son moyen d’expression pour son unique objet. Vadé s’amuse d’une langue burlesque, et ne va guère au-delà d’un pittoresque de cabaret, tandis que Caylus s’applique à la peinture de mœurs et de caractères. Il s’applique, mais sans lourdeur : on dirait que « ses nonchalances, » comme celle de Regnier et de La Fontaine, « sont ses plus grands artifices. » Il s’applique à « la simplicité et la naïveté, dit-il, qui seront toujours la base du vrai ; » il a par-là renouvelé le roman ; il fait aujourd’hui figure de précurseur, et Guillaume Cocher, ainsi que les Bals de Bois resteront comme des témoignages authentiques, au même titre que les Contemporaines ou les Nuits de Paris du typographe d’Auxerre, et les Petites gens d’Henry Monnier. Caylus, ont encore écrit les Goncourt, « habille aux Halles la comédie parisienne, pendant que les lettres épient à la porte des salons les confessions galantes, et qu’elles sont tout occupées à peindre une société de convention ». C’est juste, mais il fut aussi, de nos jours, un naturalisme de convention, prétentieux et noir, que huit lustres écaillent déjà, cependant que les pochades de Caylus gardent encore leur éclat charmant et véridique. Voilà ce que M. Samuel Rocheblave, uniquement attaché à l’antiquaire, appelle en trois mots des platitudes, des fadeurs et des grossièretés. « Quant aux perles, ajoute-t-il, qu’on pourrait découvrir dans ce f****r (et il en est peut-être d’une pureté relative), les cherche qui en aura le temps et le goût. » On croirait entendre un lettré du XVIIe siècle parlant du jargon gothique, ou M. de Voltaire traitant de welches les choses hors de sa compétence ou contraires à son humeur. Les contemporains de Caylus, même Diderot, qui ne le pouvait sentir, prenaient le temps de découvrir ces perles, que, pareil au Coq de Phèdre, M. Samuel Rocheblave estime moins que la pâture qu’il s’est choisie. Le Sofa et Les Bijoux Indiscrets sont sortis, en effet, de Nocrian, conte en prose traduit du Fabliau de Garin, remis en un semblant de vieux langage, et à peine déformé, quoi qu’en dise l’adaptateur, qui reproduisit la même facétie dans la gracieuse translation du Court Mantel. Mais Caylus ne s’en tint pas à cacher des perles dans la boue de Paris ou les bas de futaine des gargamelles : il en est qui fleurissent comme la perce-neige les buissons forestiers de ses Contes des Fées ; d’autres qu’il jeta à pleines mains dans ses Contes Orientaux, d’un pittoresque moins épuré que celui de Galland, et d’un ton « philosophique » qui fait souvent penser à Voltaire ; d’autres, enfin, dont ce conteur-né parsema le heaume de Tiran-le-Blanc, héros d’une ancienne chevalerie espagnole. L’époque de ces contes gaillards, chevaleresques, féeriques, ou simplement bouffons, correspond à la liaison du comte de Caylus avec Mlle Quinault, pour laquelle il écrivait aussi des parades et des comédies, qu’il jouait lui-même à Morville, sur un théâtre privé. La comédienne, retirée de la scène, avait fondé une sorte d’ « académie de gaudriole », qui réunissait, l’après-midi et la soirée du dimanche, Voltaire, Fagan, Duclos, Collé, Crébillon, Montcrif, Voisenon, Maurepas, Pont de Veyle, Tressan, Surgères, Coypel, et autres mauvais sujets prompts à la s*****e. Cette académie s’appelait la Société du bout du Banc, à cause de la difficulté que l’on avait d’y trouver une place, et du cas que l’on y faisait de la plus étroite. Au souper, un encrier remplaçait sur la table la pièce de milieu, et chacun pouvait ainsi, en allongeant la main, consigner les quolibets, les chansons, les polissonneries et les épigrammes qui lui semblaient en valoir la peine. Caylus ramassait ensuite ces folies, dont il était à la fois le père et le parrain, selon l’expression des Goncourt ; il reliait les plus décousues, et, de temps à autre, paraissaient soit le Recueil de ces Messieurs, soit les Bals des Bois, les Écosseuses, les Étrennes de la Saint-Jean, ou l’Académie des Colporteurs, toutes facéties, enfin, réunis pêle-mêle en 1787, sous le titre d’Œuvres badines de M. le Comte de Caylus. La « paternité de leur parrain », comme on le conçoit, est assez difficile à établir ; néanmoins, la tradition, quelques notes de Montcrif, et le plus souvent la marque de l’auteur, permettent des hypothèses au moins vraisemblables. Tout l’esprit de Momus – et de Cornus, dieu jaseur et médisant qui préside à la toilette et pétillé aux flambeaux –, ne pouvait tenir, cependant, dans les XII tomes du Caylus : le recueil manuscrit de Maurepas contient la majeure partie rimée des satires qui se débitaient, dit M. Octave Uzanne, « à la bonne franquette et à veste déboutonnée. » Mal en prit à Maurepas, de recueillir ces saillies, d’y prendre part et de les propager. « On en aura pour longtemps à dire sur la disgrâce de M. de Maurepas, lit-on dans les Mémoires et journal inédit du Marquis d’Argenson, à la date du 3 mai 1749. Il avait fait lui-même une chanson, et il était prouvé que ce ne pouvait être que de lui. On avait soupé quatre seulement aux cabinets : le roi, la marquise [de Pompadour], madame d’Estrades et M. de Maurepas. La marquise avait un bouquet de jacinthes blanches : elle le rompit, il se répandit. Le lendemain parut cette chanson : Par vos façons nobles et franches, Iris, vous enchantez nos cœurs, Sur nos pas vous semez des fleurs, Mais ce ne sont que des fleurs blanches. D’ailleurs, disait-on, quand ce ne serait pas lui qui l’aurait faite, ce serait toujours quelque poète de sa connaissance. Pourquoi a-t-il été conter cette bagatelle ? Doit-on redire ce qui s’est passé chez le roi en particulier !… On a refusé à M. de Caylus la permission de suivre à Bourges son ami Maurepas. Son secrétaire, le sieur Sallé, l’a obtenue, et est parti. » On craignait, sans doute, que les deux compères ne s’excitassent l’un l’autre, ne missent leurs efforts en commun, ou ne fissent venir à la fin leurs amis du Bout du banc… * * * Le comte de Caylus se trouvait moins à l’aise chez Mme Geofrin, « femme pondérée, gardée et affermie de maximes et d’axiomes », « ennemie née des avis forts et tranchants », qui avait fondé chez elle deux dîners, l’un, le lundi, pour les artistes, l’autre, le mercredi, pour les gens de lettres. On l’achèvera de peindre avec Marmontel en ajoutant qu’ « elle tenait sous sa main ces deux sociétés naturellement libres, marquait des limites à cette liberté, et les y ramenait par un mot, par un geste, comme un fil invisible, lorsqu’elle voulait s’échapper. "Allons, voilà qui est bien !", était communément le signal de sagesse qu’elle donnait à ses convives… » Là, l’auteur de M. Guillaume Cocher, l’amant de Mlle Quinault, était, comme il le dit, parlant du monde, contraint de « se conformer à la conversation et au goût des gens » avec lesquels il était obligé de vivre, « comme on est, par exemple, obligé de faire un voyage, ou quand on est embarqué sur un vaisseau ». Aussi cet homme ennuyé, qui pensait « qu’un vaudeville soulage en un instant tout Paris », passait-il « souvent pour extraordinaire parce qu’il évitait alors de se livrer ». Ce fut dans cette posture que le jugea Marmoutel, « s*t frotté d’esprit », qui crut deviner un ennemi sous sa froide politesse. « Je ne saurais dire lequel de nous deux avait prévenu l’autre ; mais à peine avais-je connu le caractère du personnage que j’avais eu pour lui autant d’adversion qu’il en avait pour moi. Je ne me suis jamais donné le soin d’examiner en quoi j’avais pu lui déplaire ; mais je savais bien, moi, ce qui me déplaisait en lui : c’était l’importance qu’il se donnait pour le mérite le plus futile et le plus mince des talents ; c’était la valeur qu’il attachait à ses recherches minutieuses et à ses babioles antiques ; c’était l’espèce de domination qu’il avait usurpée sur les artistes, et dont il abusait en favorisant les talents médiocres qui lui faisaient la cour, et en déprimant ceux qui, plus fiers de leur force, n’allaient pas briguer son appui ; c’était enfin, une vanité très adroite et très raffinée, et un orgueil très âpre et très impérieux, sous les formes brutes et simples dont il savait l’envelopper. Souple et joyeux avec les gens en place de qui dépendaient les artistes, il se donnait près de ceux-là un crédit dont ceux-ci redoutaient l’influence. Il accostait les gens instruits, se faisait composer par eux des mémoires sur les breloques que les brocanteurs lui vendaient ; faisait un magnifique recueil de ces fadaises, qu’il donnait pour antiques ; proposait des prix sur Isis et Orisis pour avoir l’air d’être lui-même initié dans leurs mystères ; et, avec cette charlatanerie d’érudition, il se fourrait dans les académies sans savoir ni grec ni latin. Il avait tant dit, tant fait dire par ses prôneurs qu’en architecture il était le restaurateur du style simple, des formes simples, du beau simple, que les ignorants le croyaient ; et par ses relations avec les dilettanti, il se faisait passer en Italie et dans toute l’Europe pour l’inspirateur des beaux-arts. J’avais donc pour lui cette espèce d’antipathie naturelle que les hommes simples et vrais ont pour les charlatans ». Il est sensible que Marmontel envie le fauteuil académique de Caylus, qu’il ne se fait aucune idée de l’importance de ses travaux, et qu’il redoute le peu de cas qu’un antiquaire doit faire à son tour de Bélisaire, Cléopâtre et Didon ! Quant à son assertion de l’ignorance de Caylus, privé d’humanités, elle est démentie, non seulement par la traduction du Défi Amoureux de Venieri, qui ne lui est à vrai dire qu’attribuée et qu’il eût pu faire exécuter, mais encore par une anecdote amusante. Le nez sur une lettre latine que lui écrivait le comte Rezzonico, Caylus commença de traduire devant Barthélemy ; mais, rebuté par quelque difficulté, il dit en soupirant qu’il se recommandait à la Providence. « Enfin ! » lui répondit le spirituel abbé. Il est juste, après le portrait tracé par Marmontel, de reproduire celui que l’on rencontre au tome V des Œuvres badines, dont Caylus est certainement l’auteur, et qui semble répondre, par son titre même, aux médisances du courtisan de Marigny.
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