IIChaque semaine, les trois grands chefs de la police secrète se réunissaient dans un petit bureau très retiré de Scotland Yard pour discuter des grosses affaires pendantes. Bill Dicker présidait, Jim Sepping faisait fonction de secrétaire. Le troisième, un gros brun, s’appelait Miller.
La petite pièce où ils se réfugiaient pour concerter leur action de la semaine, lire les rapports des agents et rédiger leurs ordres, était tout obscurcie de fumée. Sepping fumait sans arrêt de gros cigares très noirs, et ses deux collègues délaissaient rarement leur pipe.
Ce jour-là, le gai soleil de mai brillant aux fenêtres invitait plutôt aux vagabondes pensées, et les trois grands chefs retenaient avec peine de fréquents bâillements. Seul Dicker, tournant le dos à la fenêtre, essayait de maintenir la conversation sur les affaires professionnelles, et cela n’était pas facile, mais tout à coup Miller lui vint en aide en demandant :
– Et ce vol à Greenwich ?
– L’auteur est découvert, s’empressa de répondre Dicker. C’est un nommé Harry Feld. Et, à ce sujet, vous pouvez féliciter l’agent qui a trouvé la piste, son rapport est remarquable.
– Et cet assassinat à Hertford ? questionna Sepping.
– La police d’Hertford ne nous a rien demandé. Ils se croient sans doute très malins… Nous verrons bien…
Miller se leva et s’étira.
– Ce doit être à peu près tout, n’est-ce pas ? dit-il. Vous savez que nous avons repéré l’usine à faux billets américains.
Bill Dicker répondit :
– Oui, et j’espère que nous allons mettre la main sur le chef de la b***e, cette fois. Ce ne sera pas mauvais pour nous. Rappelez-vous que nous n’étions pas fiers lorsque le fameux Tony Frascati s’échappa…
Il n’y avait certes aucune animosité dans ces paroles ; Bill Dicker n’évoquait là qu’un vieux souvenir qui avait perdu toute importance… Mais Miller crut devoir ramasser la balle :
– C’est moi, monsieur, fit-il, qui étais chargé de la surveillance de Frascati. J’étais un simple inspecteur, mais je vous assure que tous les bateaux en partance avaient été visités !
Quand l’un des Trois en appelait un autre monsieur, c’est que ça commençait à aller mal.
– Certes, répondit Dicker avec son meilleur sourire, de pareilles choses peuvent nous arriver à tous. Frascati, chevalier d’industrie de grande envergure, aurait dû avoir toute une escouade à ses trousses. Vous ne pouviez pas tout voir… Et d’ailleurs, Frascati est mort maintenant…
– J’ai offert ma démission… voulut poursuivre l’autre.
– Allons, allons ! Qui de nous n’a quelques distractions à son passif ? C’est de l’histoire ancienne… Mais il y a malheureusement des affaires plus actuelles et plus difficiles… par exemple celle de Kupie… C’est vous, Sepping, que cela intéresse.
– Je gardais ce sujet pour le dessert, fit Jim. Avez-vous du nouveau ?
– Pas aujourd’hui, répliqua Dicker ; mais cela devient sérieux. Il faut arrêter les machinations de cet individu. Vous avez lu les résultats de l’enquête sur la mort de Mr. Shale ? Voilà déjà trois suicides causés par Kupie cette année, et il va y en avoir d’autres. Qui sait ce que prépare ce maître criminel ? Cela devient grave. Il y a quarante-trois ans que je suis dans la police, et je n’ai jamais vu l’impunité gardée si longtemps par le même homme. De tous les criminels que j’ai poursuivis, tous sont en prison, ou morts ; celui-ci seul m’échappe depuis trop longtemps.
Dicker disait vrai. Il avait un prodigieux pouvoir de divination, un « flair », aurait-on pu dire, qui dépistait les plus habiles stratagèmes. Que d’hommes il avait envoyés au bagne ou à la potence, après quelques instants de réflexion sur les résultats de la première enquête !
– Mais Kupie me dépasse, poursuivit-il ; et, pour l’honneur de la police, messieurs, j’espère que vous serez plus heureux que moi. Voyons, Sepping, je sais que vous vous en occupez activement, qu’en pensez-vous ?
– Jusqu’à présent, les victimes de Kupie chantent toutes très bien, mais ne crient pas toujours, fit Jim en rallumant son cigare. Vous souvenez-vous de ce grand personnage qui vint nous demander les lettres qu’il avait écrites à une actrice ?
– Oui, eh bien ?
– Eh bien ! Kupie les a eues, en a fait faire des reproductions, a envoyé une des moins compromettantes à la femme, à la mère, à la sœur, aux associés de notre personnage… et, sous menace de faire connaître les autres, a fait payer notre homme. J’ai vu ce matin Lawford Collett, l’avocat qui s’est occupé de la chose ; il m’a affirmé qu’il avait bien conseillé à son client de ne pas donner un centime… Néanmoins, l’imbécile s’est vu alléger de plus de dix mille livres !
– Savez-vous s’il y a en ce moment de nouvelles tentatives en cours ?
– Il y a Walton qui a reçu une dizaine de lettres, mais les premières datent déjà d’un mois ou deux… À propos, Miller, vous ne connaissez pas Walton, n’est-ce pas ?
– Un peu, dit l’autre.
– Mais vous ne lui avez jamais parlé ?
– Il se peut, pourquoi ?
– Il m’a dit qu’on lui avait conseillé de ne pas plaisanter avec les tentatives de Kupie, qu’on lui avait donné des exemples de l’immense pouvoir de ce maître chanteur…
– Certes, fit Miller d’un ton bourru, si vous voulez le savoir, j’ai conseillé à M. Walton de veiller, j’ai approuvé une méthode défensive qu’il me soumettait. Si vous croyez que Kupie…
– Allons, allons, intervint paternellement Dicker, ne vous mangez pas. Kupie n’est pas un imbécile, nous non plus…
Il s’arrêta. Quelqu’un frappait à la porte. Un agent en uniforme entra, portant une lettre qu’il tendit…
– Pour moi ? fit Miller…
Il déchira l’enveloppe et en sortit deux feuilles dactylographiées. Dicker causait avec Sepping lorsqu’ils entendirent un cri étouffé. Ils se retournèrent : Miller se tenait debout devant la fenêtre. Il se serrait la gorge comme s’il eût voulu s’étrangler et ses doigts froissaient convulsivement la lettre qu’il venait de recevoir. Il avait la face livide, les yeux agrandis…
– Pour l’amour du ciel, qu’y a-t-il ? s’écria Dicker en se précipitant vers lui. Vous avez de mauvaises nouvelles ?
Miller secoua négativement la tête.
– Rien… rien, dit-il d’une voix rauque. Excusez-moi.
Il sortit rapidement. On entendit la porte de son bureau se refermer. Les deux hommes s’entre-regardèrent.
– Qu’est-ce qu’il peut bien avoir ? fit Dicker.
– Je ne sais, répondit Jim. Il est célibataire ; ce n’est donc pas une affaire domestique… Mais il est si peu communicatif ! Il faudra…
Il s’arrêta. Un coup de feu avait retenti dans une pièce voisine. En une seconde, Jim fut dans le corridor ; il se précipita à la porte du bureau de Miller : elle était fermée à clef.
– Le passe ! fit brièvement Dicker.
Jim courut et rapporta bientôt la clef. Ils entrèrent. Une légère fumée était dans l’air et, devant la cheminée, Miller était étendu, tenant encore son revolver dans sa main crispée. Du premier coup d’œil, Jim vit qu’un papier brûlait dans la cheminée, il se hâta de le retirer, mais il n’en restait qu’un fragment…
– Il est mort, dit Dicker qui s’était penché sur l’homme étendu. Qu’avez-vous trouvé dans la cheminée ? Ce bout de papier ? Il faudra photographier les fragments carbonisés… Voyons, qu’y a-t-il là ?
La lettre avait été déchirée en hauteur, de sorte que le morceau de papier non consumé conservait le début de plusieurs lignes de suite. Les deux policiers lurent :
Deux cent mille…
Tony Frasca…
fuite…
en banque…
Au-dessous se trouvait comme signature un K.
– … Ce que je redoutais… dit Bill Dicker après avoir réfléchi un instant… Depuis la fuite de Frascati, Miller avait de l’argent… Il a dû se laisser acheter pour laisser fuir le fameux faussaire… Mais Kupie – qui sait tout – l’a appris… et le faisait chanter… Pauvre Miller ; il expie un moment de faiblesse…
Dicker frotta une allumette et brûla le fragment de papier.
– Cela reste entre vous et moi, n’est-ce pas ? dit-il à Jim Sepping. L’honneur du service avant tout !
– Ah ! s’écria Jim, je le vengerai, j’arrêterai ce Kupie, de mes propres mains !