III

1645 Words
III– Si la découverte d’un criminel était aussi facile que nous le représentent la plupart des auteurs de romans policiers, je pourrais faire la lumière sur toutes les affaires mystérieuses du monde avant d’aller me coucher, ce soir, dit Jim Sepping. Car, notons-le bien, dans ces romans, nous connaissons le milieu, les caractères des personnages. Le criminel ne peut être le jeune premier sympathique, ni la douce héroïne aux yeux bleus… même si toutes les apparences sont contre eux… Rex Walton sourit et se versa un verre de bénédictine. Il dînait chez son ami, et se sentait enclin, en cette dernière soirée de garçon, à trouver la vie bonne et tout le monde charmant. – Si tous les criminels étaient grands, bruns, habillés de noir et de physionomie sinistre ; si les yeux bleus étaient toujours une preuve d’innocence, notre tâche serait trop facile… Tiens, tu vas voir. Jim se leva et alla prendre dans sa bibliothèque un gros album ; il l’ouvrit devant son invité. Il y avait là de nombreux portraits d’hommes et de femmes, des photographies de maisons et d’intérieurs, des échantillons d’écritures, des ébauches de plans, et même quelques fleurs séchées. – Regarde cette photo. Elle représentait un jeune homme aux yeux intelligents, au sourire aimable. – Ça, c’est Balloane, l’assassin de Gateshead ; il a tué quatre femmes et a si bien dépecé les cadavres qu’on n’en a jamais rien retrouvé. Maintenant, considère cet autre portrait. C’était celui d’un homme aux larges épaules, à la face ronde, l’air menaçant. – Remarque les pupilles étroites, le nez régulier, la lèvre inférieure pendante… – C’est donc un autre assassin, fit Rex. – C’est l’inspecteur-chef qui arrêta Balloane, répondit Sepping. Et ajoute qu’il est célibataire et dépense toutes ses économies à subventionner un hôpital d’enfants. Il tourna un feuillet. – Ceci encore : est-ce le portrait d’une brave femme ou d’une criminelle ? Rex examina attentivement la photo. – On dirait une personne de classe moyenne, dit-il enfin, un peu vulgaire, mais pas méchante… une vieille servante, une petite épicière… – C’est Jessie Heinz, gardienne d’enfants. Elle a tué sept garçons et filles et a été pendue à Cardiff. Sepping referma l’album et ajouta : – Quand la police arrive sur la scène d’un meurtre, elle ne se trouve que devant un cadavre. Toute la pensée, les haines, les craintes, toutes les complexités de la vie qui étaient là ont disparu à jamais. Les liens qui rattachaient la victime au monde sont rompus. Il faut tout reconstruire. Rex Walton demeurait songeur. Enfin, il écrasa la cendre de son cigare sur le rebord de sa soucoupe et dit avec une émotion contenue : – Plaise au ciel que tu arrives à reconstruire le milieu où s’agite ce Kupie, à l’identifier et à le faire pendre ! – J’ai déjà essayé, mon cher, mais jusqu’à présent, je ne suis arrivé à rien. Un esprit normal a beaucoup de peine à se représenter l’état d’âme et les mobiles d’un maître chanteur. Et il est plus que cela. Il ne confectionne pas toutes ses lettres anonymes en vue d’un gain ; il y a de la malice, je ne sais quelle force diabolique et corrosive, dans plusieurs d’entre elles… – Ah ! c’est affreux, soupira Rex en frissonnant… – Pardon, mon vieux… Ce n’est pas ce soir que je devrais ajouter de sombres couleurs au problème Kupie… – N’importe, mes craintes ne datent pas d’aujourd’hui, et il vaut mieux savoir… – D’ailleurs, reprit Jim, comme je te le disais, Kupie travaille pour le simple amour de l’art, par pure malignité… Ainsi pour la mort de Miller… Rex se dressa vivement : – Miller, dis-tu ? le chef de police, ton collègue ? Kupie l’a tué ? L’expression de terreur qui avait envahi sa face montra à Jim qu’il avait deviné juste. – Tu le connaissais ? C’est à lui que tu avais demandé conseil récemment ? – Oui… Et… crois-tu qu’on l’ait tué à cause de ça ? Comment cela est-il arrivé ? – Il s’est suicidé au reçu d’une lettre de Kupie… Mais je te le dis confidentiellement, parce que nous avons décidé que cette affaire-là ne serait pas ébruitée. Il avait commis une faute, il y a des années, et Kupie le savait, voilà tout. Rex secoua la tête : – Non, non, ce n’est pas cela, dit-il, c’est parce qu’il me voulait aider, parce que… – Eh bien ? interrogea Jim voyant que son interlocuteur hésitait à poursuivre. Rex passa sa main sur son front ruisselant de sueur, et reprit d’un air égaré : – Je serai joliment content quand la journée de demain sera passée… Je ne suis pourtant pas un lâche, et j’ai vu des hommes paralysés de terreur devant les fils de fer barbelés… Mais l’on savait ce que l’on risquait alors, tandis que cet insondable inconnu où se meut Kupie… Et subitement il éclata de rire : – D’ailleurs, je suis un idiot, reprit-il ; ce dont j’avais peur ne peut plus se produire maintenant. – Pourquoi… maintenant ? demanda vivement son ami. … Mais à ce même moment, on frappa à la porte, et le valet de Sepping annonça : – Miss Coleman et miss Walton. Dora Coleman était délicieuse dans son manteau de velours rouge, et Jeanne Walton, si jolie fût-elle, avec ses cheveux courts et sa physionomie réfléchie, était presque éclipsée par la radieuse beauté de la jeune fiancée. – Vous n’avez pas l’air de vous amuser comme cela se doit quand on enterre sa vie de garçon, fit Dora avec un éclair amusé dans les yeux. Walton l’aida à quitter son éblouissant manteau : – Oh ! dit-il, c’est que nous avons une façon grave de nous amuser, ce bon Jim et moi ! Rien dans sa voix ne pouvait déceler son inquiétude. – Et de quoi parliez-vous donc ? De crime, d’assassinat et de choses de ce genre ? demanda Jeanne en enlevant son manteau avant que Jim eût songé à l’aider. Elle s’assit et reprit : – Nous arrivons du théâtre… La pièce était bien mauvaise. Heureusement que Dora, toute à ses heureuses pensées, n’écoutait pas… Qu’est-ce que cela ? Elle fit un mouvement pour prendre l’album qui se trouvait encore sur la table, mais Jim l’en empêcha. – Ce n’est pas pour les jeunes filles, dit-il ; c’est mon livre d’horreurs… – Laissez-moi voir ça ! implora Jeanne. Il ne peut, certes, rien y avoir de plus horrible que le drame lamentable que nous venons de voir, encore plus lamentablement joué… – Je croyais que vous étiez allées voir une comédie… – Le programme le disait, répondit Jeanne en allumant une cigarette… mais c’était à pleurer ! Je me sens une âme de criminelle après ça… Regardez comme les yeux de Dora sont tristes ! Dora rit doucement. – C’est impossible, dit-elle. Je ne puis pas être triste. Jeanne a essayé de m’épouvanter toute la soirée, mais elle n’y a pas réussi. – Ma chère Jeanne, fit Walton, pourquoi cela ? – C’est excellent pour elle, riposta Jeanne. Elle prit la bouteille qui se trouvait sur la table et lut l’étiquette : – « Budsteiner » ! Qu’est-ce que c’est que cette marque ? Je croyais que pour un dîner comme celui-ci il n’y avait que le bon et honnête champagne ! En tout cas, Jim, avez-vous donné de bons conseils à mon cher frère ? – Jamais de la vie ! répondit Jim. Cela ne regarde pas la police ! Tous éclatèrent de rire. Dora prit une grappe de raisin et, tout en l’égrenant lentement : – Rex vous a-t-il dit son secret ? – Je ne savais pas qu’il eût un secret, répondit l’officier en levant légèrement les sourcils. – Il fait un grand mystère de ses projets de voyage de noce, interrompit Jeanne en lançant d’énormes bouffées de fumée. En tout cas, je pense, rien de vulgaire comme un voyage à Venise, une escapade en Ecosse, ou une visite à Paris… Elle lança à son frère des regards chargés de malice : – Voyons, Rex, dis-le-nous maintenant, nous sommes entre amis. Je jure de garder ma langue… – Ah ! Ah ! Serment de femme ! Merci bien ! s’écria Rex. Non, ma chérie, c’est mon secret, à moi ; Dora même ne saura où nous allons qu’après le mariage. Allons, mes enfants, je vous ramène ! Jim, à demain. Nous déjeunons avant la cérémonie… et, attention, pas de cadeau de noce ! – Ah ! cela, Rex, nous ne sommes pas d’accord ! dit Jeanne. Quand toi-même n’offrirais rien à ta fiancée, moi, je vous offrirai un huilier en argent. J’envoie un huilier à toutes mes amies qui se marient ; c’est mon habitude invariable et je n’y renoncerai pas pour vous ! Pour moi on n’est pas dûment marié tant qu’on n’a pas son huilier en argent. Tenez-vous-le pour dit. … Jim accompagna ses visiteurs jusqu’à la porte cochère du vaste immeuble où il avait son appartement et suivit leur auto des yeux jusqu’à ce qu’elle eût disparu au coin de la rue. Comme il allait rentrer, un homme qui marchait très vite, le bouscula un peu… – Pardon ! fit gentiment Jim sans songer qu’il n’était nullement responsable du choc. Mais l’autre continua précipitamment sa route sans répondre. Il rentra dans la salle à manger. En cherchant sa boîte d’allumettes dans sa poche, sa main rencontra un objet bizarre… qu’il sortit ; c’était une de ces petites poupées en celluloïd, avec des yeux torves et une bouche grimaçante, qu’on appelle des « Kupies ». Elle portait en guise de ceinture un ruban blanc sur lequel était écrit en caractères d’imprimerie : Ne vous en mêlez pas. – K. Il considéra longuement la petite poupée. – D’où diable cela peut-il bien venir ? se demanda-t-il tout haut.
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