IVM. Théophile Coleman, debout, devant la fenêtre de sa somptueuse salle à manger, regardait la place Portland. Il n’était pas de très bonne humeur. Pour un homme d’habitudes réglées comme lui, le jour du mariage de sa fille ne devait pas être des plus agréables. Évidemment, il avait dû, cette fois, renoncer à sa promenade matinale et invariable autour de la place Portland, à son ordinaire déjeuner de neuf heures, à sa lecture du Times, à son coquet bureau au ministère des Finances.
Ce n’était pas un sportif ; il préférait le whist à tout autre jeu. Dans ses propos toujours calmes et mesurés, il était facile de reconnaître les opinions invariables d’un bon bourgeois conservateur : il tenait en abomination particulière le socialisme, l’éducation populaire, les Américains.
Petit, gros, très chauve, les joues adornées de magnifiques favoris, le teint rose et frais, il offrait toutes les apparences d’un bon vieux riche. Pendant la guerre, il avait pris un emploi au ministère des Finances. Et il y était resté. Là, de dix heures du matin à quatre heures de l’après-midi, il numérotait et signait des documents, les passait à un fonctionnaire supérieur qui les signait et les numérotait pareillement. Sans doute, entre ces deux gentlemen, il devait y avoir quelqu’un, autre part, qui lisait ces documents, mais M. Coleman ne semblait s’être jamais soucié de savoir qui était ce laborieux individu.
Une fois la guerre finie, M. Coleman était resté au ministère bien qu’il y eût un traitement dérisoire, mais l’honneur lui suffisait sans doute, et sa grosse fortune devait le dispenser d’ambitions plus rémunératrices. Dans son entourage, beaucoup de gens croyaient qu’il avait toujours été dans les Finances.
Donc, ce matin-là, toutes les habitudes de cet homme ponctuel et méthodique subissaient une rude atteinte. Il ne s’en plaignait pas, il mariait sa fille à un homme de la plus haute société, jeune, extrêmement riche ; et devant la grande table toute surchargée de cristaux, d’argenterie et de fleurs rares, il se bornait à regretter en secret d’avoir été frustré de son ordinaire déjeuner… Bagatelle, d’ailleurs !
– Les malles de M. Walton sont-elles arrivées ? demanda-t-il à un valet aux cheveux blancs.
– Oui, monsieur. On les a apportées ce matin ; et je me suis permis de sortir le costume de voyage de M. Walton.
M. Coleman fronça du sourcil.
– On n’a pas de costume de voyage, Parker, on a des costumes au matin, du soir et de ville. Vous voulez dire que vous avez préparé le costume de ville de M. Walton.
– Oui, monsieur.
– Lorsque M. Walton reviendra de la cérémonie, vous l’aiderez à changer de vêtement, Parker. Il doit avoir l’habitude d’être servi… c’est un homme si mondain… Ah ! bonjour, chérie !
Ces derniers mots s’adressaient à sa fille qui entrait au même instant.
Peu de femmes paraissent aussi fraîches le matin que le soir, mais Dora Coleman faisait exception à la règle. Vive et légère comme une enfant, elle s’approcha de son père et l’embrassa.
– Bien dormi ? Ah ! heureuse fiancée pour qui tout est ensoleillé… Quoiqu’il pleuve !
– Je suis si heureuse, murmura-t-elle.
Lawford Collett arrivait à ce moment. À ses mérites de bon avocat s’ajoutait la gloire d’être conseil de M. Coleman. Et, qu’il fût également cousin de Dora, propre neveu de M. Coleman, cela avait certainement moins d’importance, aux yeux de M. Coleman en tout cas.
Quelques instants après, Rex Walton et sa sœur entrèrent, aussitôt suivis de Jim Sepping. Rex était visiblement nerveux et distrait. Sa physionomie s’éclaira cependant lorsqu’il aperçut sa fiancée. Ils se retirèrent un moment dans l’embrasure d’une fenêtre en causant gentiment.
– Ah ! Ah ! monsieur Sepping, fit M. Coleman, votre curiosité sera déçue ! Il n’y a pas de corbeille de noces !
– Je sais, répondit Jim, que Rex n’a pas voulu de cadeaux.
– Et c’est très sage, observa M. Coleman. M. Walton est si riche, d’ailleurs, qu’on peut lui pardonner cette fantaisie. Il a annoncé qu’il voulait être seul à offrir quelque chose à Dora.
– Ce qui ne m’a pas empêchée, intervint Jeanne Walton, de lui donner un huilier… Je l’ai apporté…
Sepping éclata de rire, mais M. Coleman fronça légèrement du sourcil. Il n’aimait guère Jeanne Walton et ne s’en cachait peut-être pas assez. C’est qu’elle représentait pour lui tout ce qu’il détestait dans la femme moderne. Elle fumait, jouait aux cartes, dansait – non pas ces danses modestes que pratiquait la grand-mère de M. Coleman – mais ces jazz dévergondés, et enfin il la trouvait impertinente.
– Tout le monde est là… Parker ?
M. Coleman s’approcha de sa fille et la conduisit cérémonieusement à table.
… Jim avait Jeanne à sa droite et Lawford Collett à sa gauche.
– Avez-vous enfin découvert de quel côté Rex a l’intention de se diriger ? demanda-t-il à la jeune fille.
Elle secoua la tête.
– Il est resté muet comme une carpe à ce sujet. Je ne sais même pas encore ce qu’il va mettre tout à l’heure dans la corbeille de noces. Ce doit être quelque chose d’extraordinairement précieux et rare, car tous les bijoutiers de Londres sont sens dessus dessous, et il paraît que Rex a refusé un collier de perles de plusieurs milliers de livres, ne le trouvant pas assez beau…
Ce disant, Jeanne soupira en regardant Dora. Jim devina sa pensée :
– À votre place, je ne songerais plus au passé, lui dit-il, et si Rex ne regrette rien, nous n’avons qu’à nous réjouir pour lui.
– Certes, fit-elle, j’aime beaucoup Dora, si douce, si gentille. Mais Édith était ma grande amie… et je n’aurais pas voulu que Rex se mariât si tôt après… Enfin, il l’aime et je suis heureuse de le voir heureux.
Puis elle changea de sujet et redevint gaie.
Le programme de la journée était fort simple. Le mariage devait être célébré à Sainte-Marylebone après quoi, les deux jeunes époux rentreraient place Portland, à l’hôtel particulier des Coleman, changeraient de costumes et monteraient dans la puissante auto de Rex Walton qui les emporterait vers leur destination encore inconnue.
Jim rencontra les regards, de son ami qui lui sourit. Rex semblait avoir oublié toutes ses craintes de la nuit précédente. Il ne pouvait détacher les yeux de sa brillante fiancée assise à la droite de son père.
Alors, l’important M. Coleman se leva, son verre à la main…
– Je parie qu’il va débuter par « mes chers amis », souffla Jeanne à Jim.
– Je tiens, répondit ce dernier qui perdit aussitôt.
En effet, l’excellent Coleman, après s’être éclairci la voix, commençait :
– Mes chers amis, en ce beau jour… hum… où deux cœurs amoureux… herr… vont être unis par les liens sacrés du mariage… il nous est doux de leur souhaiter la prospérité et le bonheur que… herrem…
Il acheva au milieu des applaudissements…
À ce moment, le solennel Parker s’approcha respectueusement de Rex Walton, se pencha et lui dit quelque chose à l’oreille.
Rex se leva et sortit de la pièce.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Jeanne.
Ni M. Coleman ni sa fille ne paraissaient très étonnés ; cependant M. Coleman appela Parker d’un signe et lui posa quelques questions à voix basse. Puis, M. Coleman, hochant la tête d’un air entendu, parla à Dora qui ensuite, se pencha vers Jim. Jeanne entendit les derniers mots :
– Il avait demandé à Parker de l’appeler à dix heures dix… paraît-il. Je voudrais bien savoir pourquoi… Il a la passion de faire des surprises… mais, cette fois, je pense qu’il est allé chercher le fameux cadeau…
… Cinq minutes s’écoulèrent… puis dix, et Rex Walton n’était pas de retour à table. M. Coleman regarda sa montre :
– Eh ! Eh ! fit-il par manière de plaisanterie, notre jeune ami devrait se rappeler qu’il a un rendez-vous assez important tout à l’heure…
Cinq autres minutes passèrent. Alors Parker sortit de la salle à manger. Il rentra presque aussitôt.
– M. Walton n’est plus dans la maison, monsieur, dit-il.
… Et, en effet, on eut beau le chercher, il resta introuvable. Il avait disparu et personne ne l’avait vu sortir de la maison.