Chapitre Ier
Le village de Coursy est le premier qu’on rencontre en sortant de la forêt d’Orléans quand on vient de Fay-aux-Loges.
C’est un bourg d’une centaine de feux, habité par quelques laboureurs et un plus grand nombre de bûcherons, marchands de bois et autres gens de forêt.
Le premier dimanche d’octobre 1848, c’était la fête patronale du pays.
La secousse révolutionnaire ne s’était pas trop fait sentir dans le pays ; on n’avait massacré personne, les bourgeois étaient restés dans leurs maisons et, à part quelques pauvres cervelles qui avaient un moment rêvé le partage des terres et une nouvelle loi agraire, personne n’avait pensé qu’il y eût rien de changé.
Seulement l’argent était devenu rare et le travail plus rare encore.
Mais le peuple français a une sorte de philosophie qui lui permet de traverser les mauvais jours, et les braves gens de Coursy n’avaient pas jugé nécessaire de contremander leur saint et ils le fêtaient comme à l’ordinaire, les femmes dans leurs robes des dimanches, les hommes au cabaret, les jeunes garçons grimpant après un splendide mât de cocagne.
Il y avait un rassemblement de curieux devant l’église et la mairie, qui est en même temps la maison d’école.
Mais ce rassemblement, qui se composait d’une quarantaine de personnes, ne s’occupait ni de la fête, ni des évènements politiques, et paraissait entièrement absorbé par la contemplation d’une grande affiche jaune apposée sur un mur.
Le mot VENTE, écrit en grosses lettres, était placé en tête de ce placard, et au-dessous on y lisait encore : Par autorité de justice.
Ce placard faisait savoir dans la langue euphonique et magistrale de messieurs les huissiers que, le 3 novembre prochain, il serait procédé à la vente par adjudication et sur saisie immobilière, au plus offrant et dernier enchérisseur :
1° Du château de Bellombre, avec parc, communs et dépendances ;
2° De deux fermes situées sur le même territoire de ladite commune de Coursy.
Lesdits immeubles appartenant au sieur Pierre-Victor Durand, propriétaire, actuellement domicilié audit château de Bellombre.
Il y avait une véritable consternation peinte sur tous ces visages de paysans, et chacun commentait à sa manière ce triste évènement.
Un vieux bûcheron disait :
– On a beau être riche, quand on va du train où allait le pauvre M. de Bellombre, on finit toujours par faire la culbute.
– Il a plus mangé d’argent pour le pauvre monde que pour lui-même, répondit une brave femme qui se trouvait dans le groupe.
– C’est’y Dieu possible, reprit un troisième, qu’il y ait des gens si riches qui ne donneraient seulement pas une croûte de pain à un pauvre, quand des gens charitables se ruinent !
– Vous ne savez pas la chose, les gars, dit alors un homme silencieux jusque-là.
Cet homme était un vigneron aisé, quelque peu clerc à ses heures, qui avait étudié dans sa jeunesse pour être prêtre et qui passait pour être aussi malin qu’un notaire.
– Qu’est-ce que ça veut donc dire, père Migeon, que des gens qui étaient encore riches, il y a un an, se trouvent ruinés tout à coup ? dit alors la femme qui avait déjà pris la parole.
– C’était ce que j’allais vous expliquer, mes enfants, répondit le vieux vigneron.
– Parlez ! parlez ! firent plusieurs voix.
Le vigneron tira de sa poche une tabatière dite queue de rat, se barbouilla le nez et dit d’un ton sentencieux :
– M. Durand a un beau bien, mais il avait des dettes.
– Comment donc ça ?
– Voici dix-huit ans, en 1830, il avait mis dans le commerce d’un de ses amis, M. Popineau, marchand de charbon à Orléans, une somme de deux cent mille francs.
M. Popineau, qui était un homme habile au dire de tout le monde, était un imbécile par le fait : il se ruina et fit faillite, et M. Durand en fut pour ses deux cent mille francs, juste au moment où il avait acheté des terres.
M. Durand avait plus d’un million ; mais une brèche de deux cent mille francs, dame ! c’est dur à boucher. M. Durand emprunta.
Les premières années, il s’en allait passer l’hiver à Paris ; mais, un beau matin, il eut un enfant, une fille, Mlle Blanche, qui a tout à l’heure quinze ans et que nous appelons la petite demoiselle.
M. Durand s’est adonné, comme tous les Parisiens, à la passion de l’agriculture ; il a fait valoir, ce qui est bon pour nous et mauvais pour les bourgeois qui vont toujours à la grande et mangent tous les ans un peu de leur capital.
C’est un engrenage dans lequel on commence par mettre un doigt et où l’on finit par laisser passer tout le corps.
Il a fait des drainages, il a planté, il a desséché des étangs, et il a achevé de s’endetter.
Il doit au moins trois cent mille francs à l’heure qu’il est.
Vous me direz qu’il lui reste deux fois cette somme et peut-être même plus ; mais ça n’empêche pas qu’il est ruiné.
Depuis que nous sommes en république, tout le monde a peur pour son argent. Ceux qui en ont le cachent ; ceux à qui on en doit le réclament.
Il avait bien des amis, M. Durand, mais il n’en a pas trouvé un qui lui prêtât trois cent mille francs sur première hypothèque ; il ne trouverait pas mille écus au jour d’aujourd’hui ; son hypothèque est à jour, et il est dans les mains de trois marchands de biens, une manière de b***e noire, quoi ! qui ont juré d’avoir Bellombre pour un morceau de pain.
Le père Migeon eût sans doute longtemps encore péroré sur ce ton-là, si l’attention générale n’eût été détournée par des cris et des rires.
Une b***e d’enfants moqueurs poursuivait en la huant une pauvre créature, qui semblait vouloir se dérober le plus vite possible aux regards.
– Hi ! Jeanneton ! Hi ! la bossue ! criaient les uns.
– Hi ! Jeanneton la bancale, toi qui vas d’ici et de là, quelle nouvelle apportes-tu ?
Celle qu’ils accablaient ainsi de leurs moqueries était une jeune fille, petite, bossue, bancale, horriblement grêlée et qui aurait dû inspirer la compassion. Un homme sortit du rassemblement, alla droit à la jeune fille qui se sauvait tout émue, et, la prenant sous sa protection, cria aux polissons du village :
– Je vas vous corriger de la belle manière, vilains drôles, si vous faites encore des malices à la pauvre petite Jeanneton…