Chapitre II
Le pauvre être disgracié de la nature, que les enfants du village poursuivaient de leurs quolibets et qu’un paysan venait de prendre sous sa protection, n’était autre que l’enfant trouvé par les gendarmes vingt-trois ans auparavant, un soir de pluie, sur la route de Fay-aux-Loges à Pithiviers, en pleine forêt et auprès du carrefour de la Belle-Croix.
L’histoire de ce pauvre être pendant les vingt-trois années qui venaient de s’écouler était simple et touchante.
Mme Durand avait fait venir une nourrice et avait élevé la pauvre petite.
Elle avait alors une jolie figure, et tant qu’elle demeura enveloppée dans ses langes, on put croire qu’elle serait un jour une jolie fille bien leste et bien découplée.
Elle avait de beaux cheveux bruns qui poussèrent très vite, de grands yeux d’un bleu sombre, presque noir.
Quand elle eut trois ans et qu’elle commença à marcher, on s’aperçut qu’elle boitait.
Un peu plus tard, son épine dorsale offrit une légère déviation.
Non seulement la pauvre enfant était boiteuse, mais encore elle devenait bossue.
Ce fut un grand chagrin pour Mme Durand qui l’aimait beaucoup.
Puis il arriva ce qui advient quelquefois.
À trente-cinq ans sonnés, Mme Durand, qui n’avait jamais eu d’enfant, devint mère.
Les joies de la maternité reléguèrent Jeanne au second plan.
Jusque-là elle avait été l’enfant de la maison, et quelques personnes avaient même pensé qu’elle pourrait bien être un jour une riche héritière.
La naissance de la petite demoiselle fit passer Jeanne au rang des servantes.
À onze ans, elle était si petite, si chétive, qu’on lui en eût donné huit à peine.
À douze ans, une maladie terrible vint achever l’œuvre de disgrâce.
Jeanne eut la petite vérole.
Elle était boiteuse et bossue, elle fut grêlée, et ses yeux, violemment tournés par la maladie, devinrent louches.
Ce n’était plus qu’un petit monstre.
Enfin, pour comble de malheur, son intelligence, assez voilée jusque-là, parut s’arrêter, comme une horloge dont on a soudainement arrêté le balancier.
M. et Mme Durand avaient néanmoins de l’affection pour elle ; mais leur propre enfant grandissait, devenait jolie et charmante, et insensiblement Jeanne quitta le salon pour la cuisine.
Là, sa vie devint une sorte de martyre.
Les domestiques se moquaient d’elle et la tourmentaient.
Souvent, à l’insu des maîtres, elle était battue, pincée jusqu’au sang. Jeanne pleurait quelquefois, mais elle ne se plaignait jamais.
Jeanne ne s’appelait plus que Jeanneton.
Un cocher, récemment venu de Paris, lui donna le sobriquet de la chambarde.
Une femme de chambre l’appela Jeanneton l’écumoire.
Les paysans des environs la huaient quand elle passait.
Un jour, Mme Durand qui ignorait toutes ces persécutions en fut avertie.
Elle fit venir la pauvre petite et la questionna. L’enfant ne voulut rien dire et n’accusa aucun de ses bourreaux.
Alors Mme Durand lui dit :
– Je vais t’envoyer à Orléans, je te mettrai dans une pension, et quand tu seras une grande fille, je te donnerai une petite dot et je te marierai.
Alors Jeanne se mit à fondre en larmes ; elle se jeta à genoux, joignit les mains et supplia qu’on la gardât à Bellombre.
Jeanne avait au cœur un amour, une adoration : c’était la petite demoiselle.
Elle l’avait vue naître, elle la portait dans ses bras ; elle s’agenouillait devant elle et la contemplait.
Mme Durand se laissa fléchir.
Jeanneton était demeurée au château.
Puis les années étaient venues ; mais les persécutions dont la pauvre fille avait vu son enfance abreuvée n’avaient point cessé.
Les domestiques s’étaient renouvelés, mais les traditions de la cuisine et de l’office avaient survécu à leur départ.
On appelait toujours Jeanneton la chambarde ou l’écumoire, et on continuait à la malmener.
La pauvre enfant était d’une patience angélique.
Un sourire de la petite demoiselle ramenait le calme dans son cœur souvent gros et ulcéré.
Nous l’avons dit, à la suite de cette épouvantable maladie qui avait achevé de faire d’elle un monstre, son intelligence était demeurée comme stationnaire.
Elle comprenait avec lenteur et souvent elle ne comprenait pas.
Le jour où des hommes vêtus de noir étaient venus à Bellombre armés de paperasses, avaient fait un inventaire minutieux du mobilier et inscrit chaque objet sur un registre ad hoc, Jeanneton les avait regardés avec étonnement.
À la cuisine, elle avait entendu de cyniques propos…
Les valets, en présence du désastre du maître, ne se gênaient plus pour parler haut.
Jeanneton écoutait et ne comprenait pas.
Depuis le départ des hommes vêtus de noir, elle avait vu M. Durand triste et sombre, et Mme Durand qui pleurait.
Qu’est-ce que cela voulait donc dire ?
Jeanneton n’en savait pas plus long que la petite demoiselle, à qui on avait caché avec soin la ruine prochaine de sa famille.
Or, ce jour-là, Jeanneton était allée faire une commission au bourg.
La cuisinière lui avait dit :
– Va me chercher du lard chez le boucher.
Jeanneton était partie.
En chemin, elle avait fait rencontre d’un paysan qui lui avait dit :
– Quand est-ce donc la vente ?
– Quelle vente ? avait demandé Jeanneton.
– La vente du château.
La pauvre fille avait répondu :
– Je ne sais pas ce que vous voulez dire.
– Elle est toujours innocente, avait murmuré le paysan en s’éloignant.
Innocente, dans sa pensée, voulait dire idiote.
Et Jeanneton avait continué son chemin vers le bourg.
Mais là, comme on l’a vu, les gamins s’étaient mis après elle et peut-être l’eussent-ils maltraitée sans l’intervention de cet homme qui s’approcha de la malheureuse servante et les fit reculer.