III
S’il est un mot dont on a***e dans certaines provinces, notamment dans l’Orléanais, c’est celui de château. La moindre maison bourgeoise un peu confortable, le moindre pavillon de chasse au bord d’un bois, voire même une ferme qui a logement de maître, prennent cette dénomination pompeuse.
Le château dont avait parlé aux gendarmes la femme du bûcheux et vers lequel les braves gens galopaient maintenant, n’était pas un château.
C’était une maison carrée, plantée à la lisière de la forêt, avec une douzaine d’arpents de bois particuliers en guise de parc, une pelouse, un jardin, des communs bâtis en brique rouge, le tout ayant bon air et grande mine, mais absolument rien de féodal.
Cette propriété s’appelait Bellombre.
Elle appartenait à M. Durand, qui n’avait pas la moindre prétention nobiliaire.
M. Durand était le fils d’un riche marchand de vin de Beaugency. Il avait été élevé à Paris, et, riche de cinquante mille livres de rente, il avait mené ce qu’on appelle la haute vie pendant plusieurs années.
Puis il s’était marié, négligeant l’entremise d’un notaire et ne consultant que son cœur, c’est-à-dire épousant une jeune fille belle, spirituelle, élégante, douée d’une foule de talents d’agrément, mais dépourvue de dot.
M. Victor Durand avait toute sa fortune dans l’Orléanais, et on le voyait souvent venir dans sa ville natale avant son mariage.
Il était mal noté.
Un homme qui préfère Paris à Orléans, qui dépense son revenu, sans faire aucune économie, est du Jockey-Club et fait courir, ne saurait être qu’une pauvre cervelle.
Les mères criaient bien haut qu’il n’aurait jamais leurs filles ; ses anciens amis de collège haussaient les épaules et disaient qu’il ne fréquentait à Paris qu’une société déplorable.
Tous ces on dit amusaient beaucoup M. Durand quand il était garçon, mais finirent par l’ennuyer quand il se maria.
Son mariage, du reste, fut un scandale et fit émeute.
Un homme élevé dans les sages traditions de la province, qui a cinquante mille livres de rente et pourrait prétendre à une héritière, épouser une fille sans dot, c’était abominable !
Bellombre était une propriété de famille. M. Durand y amena sa femme ; elle trouva cette solitude charmante.
Pendant six mois, une légion de maçons, de menuisiers, de tapissiers envahit la vieille maison de campagne et la remit à neuf.
Le scandale continuait.
Puis, les ouvriers partis, les maîtres arrivèrent.
Chevaux anglais, meute de trente têtes, voitures élégantes, domestiques irréprochables, tout était en harmonie.
Mme Durand était une lionne.
Elle montait à cheval, autre scandale ; elle conduisait un tilbury attelé de deux poneys d’Écosse ; elle suivait une chasse à courre depuis le lancer jusqu’à l’hallali.
De la fin d’août à la fin de novembre, Bellombre était une demeure bruyante, animée, fréquentée par des Parisiens et une foule de gens damnables, sinon damnés.
Ceci explique les paroles de la femme du bûcheux :
– Les bourgeois de par ici ne les aiment guère, à cause qu’ils ne sont pas regardants, mais le pauvre monde ne s’en plaint pas.
En effet, Bellombre était la maison charitable entre toutes ; le pauvre y trouvait du pain et un abri, le paysan y gagnait de bonnes journées, l’ouvrier y avait toujours du travail.
Et les voisins haussaient les épaules et disaient :
– Voilà des gens qui seront bientôt ruinés ; attendons !
Or, ce fut donc à la porte de Bellombre que les gendarmes allèrent frapper.
La châtelaine était au coin du feu, un livre à la main.
M. Durand se trouvait à Paris.
Quand on vint dire à la jeune femme que le brigadier de gendarmerie voulait lui parler, elle fut quelque peu étonnée, mais elle donna l’ordre de l’introduire.
Le brigadier entra, suivi de Poli veau.
Les deux gendarmes n’étaient pas orateurs, et le brigadier, qui s’était tout d’abord empêtré dans un beau discours, finit par avaler un juron, ouvrit son manteau et présenta à la châtelaine étonnée la petite fille trouvée sur la route.
Mme Durand avait à peine trente ans.
– Mes amis, dit-elle aux gendarmes, je ne vous promets pas de l’adopter. Ni M. Durand ni moi n’avons encore renoncé à avoir un héritier ; mais je vous promets d’élever cette enfant, et vous êtes de braves gens de me l’avoir apportée.
Le lendemain, Mme Durand avait fait venir une nourrice au château, et la petite fille était baptisée sous le nom de Jeanne.
Les langes dans lesquels elle était enveloppée étaient marqués de deux lettres, un J et un R.
Mme Durand les conserva précieusement.
Or, cela se passait en 1825, et c’est vingt-trois années plus tard que nous allons retrouver l’héroïne de notre modeste récit.