VI-2

1919 Words
Luizzi recula à son aspect, et un sourire féroce et bas parut sur les traits de l’être qui était devant lui. – Tu abuses, Luizzi, lui dit-il ; je t’avais dit dans huit jours, et voilà que tu me rappelles déjà. Tu ne sauras cependant rien de la marquise ni de la marchande avant cette époque. – Ce n’est point d’elles que j’ai à te parler. – De qui donc ? – Il faut que je sache l’histoire du capitaine Félix, celle de ce Lannois qu’il veut poursuivre avec tant d’acharnement. – Eh bien, demain. – Non ! sur l’heure. – Luizzi, accepte mes confidences comme je te les fais, et ne m’oblige pas à te raconter ce que plus tard tu ne voudrais pas savoir. Tous les secrets ne sont pas si faciles à porter que celui de madame Buré. Tu as encore une conscience, prends garde à ce qu’elle te fera faire. – La conscience se tait quand on veut, et madame Buré m’en donne un exemple puissant. – À propos, que penses-tu de cette femme ? – Que c’est un fanatisme de considération qui l’a poussée au crime. – Non, c’est un sentiment bas et méprisable. – Lequel ? – La peur. – La peur ! la peur ! Après m’avoir détrompé sur la vertu de cette femme, tu me désillusionnes jusque sur son crime. Ne me feras-tu voir toujours que les côtés hideux de la vie ? – Je te montrerai la vérité comme elle sera. – Ainsi, c’est véritablement la peur qui l’a rendue criminelle ? – Oui, la même peur qui a fait que tu n’as pas osé laisser échapper un mot devant cette femme, qui s’assure si bien de la discrétion de ceux qui peuvent la compromettre ; la même peur qui t’a fait te retirer si vite devant le capitaine, lorsqu’il t’a rencontré auprès du pavillon qu’il habite. – Maître Satan, répondit Luizzi avec mépris, je ne suis point un lâche, je l’ai prouvé ! – Tu es un brave Français, voilà tout ; une épée ou un pistolet dans un duel, un canon dans une bataille, ne te feront pas reculer, je le sais. Mais hors de là, toi comme tant d’autres, vous trembleriez devant mille autres dangers. Vous avez le courage de la mort prompte et en plein soleil ; mais le courage contre une mort lente et ignorée, mais le courage contre la souffrance de tous les jours, le courage qui fait dormir dans une tombe ouverte qui peut se fermer sur votre sommeil, ce courage tu ne l’as pas. – Et qui donc peut se flatter de l’avoir ? – Ceux qui n’auraient peut-être pas le tien. – Un prêtre fanatique ? – Ou un enfant qui aime : la religion et l’amour, les deux grandes passions innées de l’humanité ! – Ce n’est pas de la métaphysique que je te demande, mais une histoire. – Je te la dirai demain. – Tout de suite ; je veux la savoir. – Je n’ai pas le temps. – Je veux la savoir, repartit Luizzi en saisissant la sonnette. – Eh bien ! dit le Diable, ose donc la regarder. À ce moment, la fenêtre, qui était restée ouverte, sembla devenir la porte d’une autre chambre donnant de plain-pied dans la sienne. Luizzi ne vit rien au premier abord, car la chambre était faiblement éclairée par une lampe ; mais peu à peu il distingua les objets, et bientôt il aperçut dans cette enceinte une femme assise dans un large fauteuil et un enfant endormi sur ses genoux. Luizzi avait vu souvent de ces êtres pâles et maladifs dont l’aspect attriste et fait pitié, il en avait vus qui portaient en eux le principe d’une mort prochaine et qui traînaient un corps en dissolution ; mais jamais spectacle pareil à celui qui était sous ses yeux ne l’avait frappé. Cette femme posée devant lui était blanche comme ces statues de cire qu’on n’a pas encore coloriées des teintes roses qui doivent imiter la vie ; sur son visage aux contours jeunes et purs une teinte bleuâtre interrompait seulement autour des yeux cette pâleur mate et immobile ; l’enfant qu’elle tenait, pâle comme elle, chétif, maigre, affaissé, eût semblé mort (si la mort elle-même peut paraître si inanimée), sans le mouvement lent et doux de sa respiration. La jeune femme ne bougeait point, l’enfant dormait ; de façon que Luizzi les contempla à loisir. Ses yeux s’habituèrent bientôt à la clarté sombre de cette chambre, et il vit qu’elle était tendue d’épais tapis sur le sol, aux murs et jusqu’au plafond ; du reste, il n’y avait trace ni de fenêtres, ni de cheminées, ni de portes, et cependant il voyait vaciller la lumière de la lampe, comme si un courant d’air assez vif l’avait rencontrée ; il reconnut que ce souffle provenait d’une ouverture pratiquée à ras du sol, et qui jetait dans la chambre un air qui s’échappait par une autre ouverture pratiquée dans le plafond. Un lit et un berceau existaient dans un coin de cette chambre ; elle était garnie de meubles en bon état, et toutes les précautions semblaient prises pour que le séjour en fût le moins cruel possible. Luizzi regardait attentivement, et, malgré le peu de clarté répandue dans cette sombre retraite, il en voyait les détails les plus imperceptibles, comme s’ils eussent été illuminés d’une façon particulière ; il lui semblait que son œil, en se dirigeant vers un objet donné, y portait une lumière pénétrante et qui le dessinait nettement à ses yeux. C’était une vision surhumaine, car il voyait même à travers les objets qui auraient pu lui faire obstacle. Étonné de ce qui lui arrivait, il voulut se retourner pour demander à Satan l’explication de ce douloureux tableau ; mais Satan avait disparu, et Luizzi, irrité de voir lui échapper celui qui s’était fait son esclave, allait ressaisir son talisman souverain, lorsqu’un long soupir, poussé par la jeune femme, ramena son attention dans l’intérieur de cette chambre. Elle s’était levée, avait déposé son enfant dans le berceau, et, après avoir longuement écouté l’horrible silence qui semblait comme un rempart impénétrable entre elle et le monde vivant, elle leva un pan de la tapisserie et en tira un livre ; elle vint ensuite s’asseoir auprès d’une table sur laquelle elle posa sa lampe, et ouvrit le volume ; elle appuya douloureusement son front sur sa main, se pencha vers le livre ouvert et sembla le lire avec attention. Luizzi, grâce à cette puissance de vision surnaturelle qui lui montrait les moindres objets, put lire le titre de l’ouvrage ; mais il fut plus étonné de ce titre qu’il ne l’avait encore été jusque-là. Ce titre était Justine, l’ouvrage immonde du marquis de Sade, ce frénétique et abominable assemblage de tous les crimes et de toutes les saletés. Une pensée douloureuse vint à l’esprit de Luizzi. Cette jeune fille serait-elle un de ces êtres fatalement marqués pour l’infamie et le désordre ? N’était-elle ensevelie dans ce cachot que pour y enfermer avec elle les féroces lubricités d’une nature effrénée ? Avait-elle soustrait ce livre aux regards de ses gardiens pour s’en repaître en secret dans les délires de son imagination, après avoir fait craindre à sa famille de la voir réaliser les épouvantables fureurs versées dans cet ouvrage par une âme où le sang et la boue bouillonnaient comme la lave d’un volcan ? Tant de corruption pouvait-elle s’allier à tant de jeunesse ? Sous l’impression de cette pensée, Luizzi regarda cette jeune femme, et, dans ses traits purs et décorés du calme d’une secrète douleur, il ne vit rien qui pût justifier sa supposition. Elle continuait de lire avec attention ces pages obscènes, et cependant il y avait tant de souffrance dans tout son être, que Luizzi n’osait l’accuser sans la plaindre. Malheureuse ! pensa-t-il, si elle est née avec ce frénétique délire que la science médicale explique, mais que notre langue ne peut décrire, elle est la victime de ce besoin d’honneur et de considération qui possède cette famille ; si, entraînée par cette fureur amoureuse… Luizzi pouvait penser à son aise ; mais nous qui écrivons, nous n’avons pas la même liberté ou nous n’avons pas la puissance nécessaire. C’est une si pauvre interprète de nos pensées que notre langue ! elle manque tellement de mots honnêtes pour les choses les plus vulgaires, qu’il faut proscrire du récit bien des passions qui nous touchent, bien des événements qui nous atteignent de toutes parts. Si la femme qui était là, sous les yeux de Luizzi, eût été une fille de la Grèce, un poète aurait traduit en vers faciles et harmonieux la pensée de notre baron. « C’est la Vénus de Pasiphaé, de Myrrha et de Phèdre, eût-il dit ; c’est la Vénus ardente et courtisane, pour laquelle se célébraient les aphrodisées furieuses de Corinthe et de Paphos ; c’est Vénus Aphacite qui a soufflé son haleine enflammée dans la poitrine haletante de la jeune fille ; c’est Vénus qui lui a jeté au flanc ce trait empoisonné et brûlant qui l’irrite, la harcèle, l’égare et la précipite dans les amours insensées, comme le taon attaché aux naseaux du noble coursier le rend bientôt indocile, emporté, furieux, et le lance, avec des hennissements sauvages et douloureux, à travers les bois, les ravins et les torrents, jusqu’à ce qu’il tombe déchiré, meurtri, souillé de sang et de boue, se débattant encore en expirant sous l’insecte qui le mord, le brûle et le tue. » Mais nous qui n’avons point de mots français pour ces pensées, nous traduisons mal celles de Luizzi en empruntant ceux d’une nation qui avait une image poétique pour les plus misérables choses de la vie. Tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’il considérait cette jeune femme avec une pitié mêlée d’effroi, lorsqu’il s’aperçut que de ses yeux épuisés tombaient encore quelques larmes chétives qui vacillaient au bord de sa paupière. Certes, la lecture qu’elle faisait n’avait rien de bien attendrissant, et, si Luizzi avait été surpris du livre que cette malheureuse tenait dans les mains, il le fut encore bien plus de l’effet qu’il produisait sur elle. Cet incident ramena Luizzi sur les pages de cet odieux ouvrage, et à ses premiers étonnements vint se joindre un étonnement plus grand. Il découvrit, après chaque ligne imprimée, une ligne manuscrite ; l’écriture était d’autant plus distincte de l’impression qu’elle était de couleur rouge. Luizzi, tout plein de la supposition qu’il avait d’abord adoptée, voulut savoir quel commentaire une femme jeune et belle avait pu ajouter à cette production monstrueuse. Grâce à la puissance de vision que le Diable lui avait donnée, il put lire aisément ces caractères mal formés et imperceptibles, et voici la première phrase qu’il déchiffra : « Ceci est mon histoire : je l’écris sur ce livre et avec mon sang, parce que je n’ai ni papier ni encre. Si je n’ai pas effacé ligne à ligne le livre abominable sur lequel j’écris et qu’un infâme a mis dans mes mains pour tuer mon âme après avoir tué mon corps, si je ne l’ai pas effacé, c’est que mon sang est devenu rare et qu’à peine il m’en reste assez pour raconter mes malheurs et demander vengeance… » À cette phrase, toute l’âme de Luizzi tressaillit ; une pitié profonde et un remords désolé le remuèrent jusque dans ses entrailles. Sa pensée lui parut une torture ajoutée à l’incessante torture de cette malheureuse. Oh ! quel effroyable supplice infligé à cette âme obligée de verser de chastes pleurs entre ces lignes de boue, et de faire monter sa prière à Dieu entre les blasphèmes débauchés de ces pages dégoûtantes ! La voyez-vous forcée de tenir son œil tendu sur le mot, sur la lettre qui traduit son désespoir, sous peine de rencontrer à côté un mot hideux, infâme, turpide ? Oh ! comment cette blanche hermine a-t-elle traversé, dans son long et étroit dédale, ce bourbier fangeux ? Comment ce papier si sale de ce que la main d’un misérable y a imprimé est-il coupé de lignes pures et douces où s’est posée timidement l’âme d’une infortunée ? Et, pour qu’elle n’ait pas effacé cette vie souillée dont le récit marche à côté de sa vie malheureuse, elle n’a eu qu’une raison : son sang est devenu trop rare. Ô malheureuse ! malheureuse ! Ainsi pensa Luizzi, ainsi cria-t-il, emporté par la violente émotion qu’il avait éprouvée. Mais sa voix ne retentit qu’autour de lui ; la prisonnière resta immobile, et Luizzi se souvint que ce qu’il voyait était bien loin de lui et qu’une puissance surnaturelle seule l’en avait rendu témoin. Mais une puissance humaine pouvait sauver cette infortunée de cette horrible prison, et, pour y parvenir, Luizzi voulut connaître les causes de ce malheur. Pour les connaître, il fallait lire le manuscrit qu’il avait sous les yeux ; il s’y décida, et voici ce qu’il lut :
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