VI-1

2257 Words
VI VISION.Luizzi, en quittant Toulouse, avait donné l’ordre qu’on lui envoyât à la campagne les lettres qui arriveraient en son absence : il supposait que par ce moyen il serait exactement informé de ce qui adviendrait de son indiscrétion, et il se tint prêt à repartir à tout événement, soit pour démentir, soit pour soutenir ce qu’il avait avancé. Car l’homme est ainsi fait… l’homme, du moins, a été fait ainsi par la société. Si madame Dilois était venue demander grâce à Armand. Armand se serait battu pour prouver que madame Dilois était une honnête femme ; si M. Charles avait exigé que M. le baron de Luizzi rétractât une parole calomnieuse, M. de Luizzi se serait battu pour prouver que madame Dilois avait un amant ; et si vous demandez aux hommes de cœur ce qu’ils disent de cette conduite, ils répondent qu’ils en feraient autant, ils appellent cela du courage et de la dignité. Si vous y regardiez de près, vous verriez que ce n’est qu’un petit courage et une épaisse sottise. Du reste, après y avoir longtemps réfléchi, Luizzi avait pensé que ce qu’il avait dit de madame Dilois serait un de ces propos sans conséquence qui murmurent un moment et se perdent bientôt dans les mille bruits d’une ville aussi médisante et aussi tracassière que Toulouse. D’un autre côté, Luizzi s’était laissé dominer par le récit que lui avait fait le Diable. Possesseur pour la première fois d’un secret à travers lequel il pouvait, pour ainsi dire, regarder une femme et la voir sous son véritable jour, il se décida à étudier madame Buré. Il essaya de retrouver sur sa physionomie une ombre de rêverie ou de remords, un de ces retours soudains vers le passé où, l’œil et l’âme attachés à un fantôme invisible, on demeure immobile et tremblant jusqu’à ce qu’une voix qui vous appelle, une main qui vous touche, vous avertisse qu’on observe votre préoccupation et vous fasse jeter sur ce remords, dressé devant vous comme un spectre, un sourire qui le voile, une parole joyeuse qui le cache, linceuls roses et gracieux sous lesquels dorment un cadavre et un crime. Mais Luizzi ne vit rien de pareil dans madame Buré. La sérénité inaltérable de son visage ne se troubla pas un moment durant les jours pendant lesquels il l’observa. Cette femme était si également calme, bonne, avenante, que Luizzi se prit à douter quelquefois de la véracité de Satan. D’autres fois, cette assurance l’indignait, et au point qu’il fut tenté de jeter à madame Buré le nom de M. de Labitte. Il pouvait en parler comme d’un homme qu’il avait connu, témoigner des regrets sur sa mort malheureuse, et dater ses relations d’une époque qui pouvait faire trembler la coupable. Luizzi résista à cette tentation : le motif qui lui donna cette force, s’il l’avait expliqué comme il croyait le sentir, eût été fort honorable ; mais le Diable n’était pas disposé à lui laisser d’illusions sur son propre compte, pas plus que sur le compte d’autrui, et cela valut au baron une rude leçon sur ce qu’il appelait sa noble discrétion. Voici à quelle occasion il la reçut : Trois ou quatre jours après son arrivée, il trouva la famille Buré assemblée à l’heure ordinaire, mais un air de mécontentement régnait sur tous les visages. Luizzi craignit d’en être la cause ; la prétention d’être une influence possède tellement certains hommes, qu’ils s’emparent de tout, même des incidents désobligeants, pour se les attribuer. Luizzi supposa qu’une famille où se trouvaient une femme et deux jeunes filles charmantes pouvait s’alarmer de la présence d’un beau jeune homme comme lui. Les premières paroles qu’il entendit lui ôtèrent cette flatteuse opinion. – Je suis forcé de vous quitter, lui dit M. Buré. Je pars dans une heure ; je reçois à l’instant la nouvelle d’une faillite qui peut me faire perdre cinquante mille francs ; ma présence à Bayonne peut sauver une bonne partie de cette somme, je n’ai pas un instant à perdre. Il laissa Luizzi dans un coin du salon et reprit sa conversation avec sa femme et son père. Tout à coup le frère de madame Buré, le capitaine Félix, entra, le visage pâle et l’air hagard. – Est-il vrai, s’écria-t-il, que ce misérable Lannois ait suspendu ses payements ? – Oui vraiment, dit madame Buré. – Enfin ! reprit le capitaine avec une joie cruelle. Je pars pour Bayonne, entendez-vous ; c’est moi que cette affaire regarde. – C’est moi avant tout le monde, dit M. Buré. – Toi ! reprit le capitaine. M. Buré lui fit signe qu’un étranger les écoutait, et tous deux sortirent. Madame Buré était tremblante, les grands-parents troublés ; les jeunes filles semblaient seules étonnées. À peine les deux hommes étaient-ils sortis que l’on entendit l’éclat de leur voix. Madame Buré quitta le salon, les grands’parents la suivirent. Luizzi resta seul avec mesdemoiselles Buré. – C’est un grand malheur, dit-il, et je conçois la colère de monsieur votre oncle : il est si cruel, quand on est honnête homme, de se voir trompé, que je partage son indignation. – Pour une si faible somme ! dit l’un des enfants. – Que dites-vous, Mademoiselle ? cinquante mille francs ! – Oh ! Monsieur, notre maison a subi de bien plus grandes pertes sans que j’aie jamais vu mon père et mon oncle dans cet état. – D’ailleurs mon oncle devait s’y attendre, dit l’autre jeune fille ; je l’ai entendu dire souvent que M. Lannois finirait par faire de mauvaises affaires, et c’était lui pourtant qui poussait toujours mon père à en entreprendre de nouvelles avec lui. – Oui, c’est étonnant ! reprit sa sœur. Et Luizzi se répéta à lui-même ce mot : C’est étonnant ! La conversation en demeura là, et, le dîner ayant été servi, tout le monde y prit place. La sérénité commune était revenue. Le dîner fut court, parce que M. Buré partait immédiatement. Au moment de s’éloigner, il prit Luizzi et Félix dans une embrasure de fenêtre, et il dit au baron : – Puisque je pars pour terminer une affaire à laquelle mon frère se croyait bien plus intéressé que moi, il finira pour moi l’affaire que j’avais entamée avec vous, monsieur le baron. Les deux hommes s’inclinèrent, mais tous deux semblaient répugner à avoir à traiter ensemble. Quoiqu’on fût en plein hiver, Luizzi sortit après le dîner pour se promener dans le parc. Il vit bientôt passer un domestique avec un cheval qu’il conduisait par la bride. Cet homme dit à Luizzi qu’il allait attendre son maître à la porte d’un petit pavillon ouvrant sur un chemin de traverse qui abrégeait la distance de la forge à Quillan. Cette indication rappela à Luizzi le souvenir du récit du Diable, il pensa que c’était le pavillon au pied duquel avait dû être assassiné M. de Labitte. Quoique nulle trace de ce crime ne dût exister, Luizzi fut pris de l’envie de voir le lieu où il avait été commis. C’est une curiosité si commune qu’il est inutile de la justifier. Tous les ans les châteaux royaux sont encombrés de bourgeois qui se font montrer les endroits où se sont passés les faits mémorables de notre histoire. Il y en a qui disent sentir l’immensité de l’abdication de Napoléon en voyant la misérable table sur laquelle elle a été signée ; ils se plaisent à observer ce cadre où fut posé un tableau qui n’existe plus ; ils le reconstruisent dans cette bordure vermoulue, s’imaginant qu’ils le comprennent mieux ainsi. Luizzi était de cette nature, et, lorsqu’il arriva au pavillon, il sortit, traversa la route, puis, se plaçant en face, il se mit à examiner la fenêtre où l’aventure de madame Buré s’était dénouée par un meurtre. Luizzi s’était enfoncé de quelques pas dans le bois qui était de l’autre côté du chemin ; il s’était appuyé à un arbre, et, de cet endroit, il philosophait en grandes phrases mentales sur cette lamentable histoire. C’est donc là, se disait-il, qu’une femme a osé commettre froidement un crime que le plus résolu des hommes n’aborde qu’avec terreur ! Le sentiment de son honneur, l’orgueil de sa considération, sont donc bien puissants chez elle ! Ces sentiments réfléchis, et qui semblent ne devoir agiter l’âme d’aucun mouvement v*****t, peuvent donc arriver aux mêmes résultats que la haine, la vengeance et la jalousie ! Luizzi eût sans doute bâti une théorie complète sur ces données, s’il avait eu le temps de continuer son monologue ; mais il entendit s’approcher le capitaine et M. Buré. À peine furent-ils arrivés à la porte qu’ils renvoyèrent le domestique. M. Buré passa la bride de son cheval dans son bras, et lui et son frère s’éloignèrent lentement. – Ainsi, disait le capitaine, tu me le jures ! point de grâce ! point de pitié ! – Fie-toi à ma haine. – Il faut qu’il meure aux galères ! – J’ai de quoi l’y envoyer. – Quand Henriette verra sa condamnation dans les journaux, peut-être finira-t-elle par nous croire. – Je l’espère, dit M. Buré ; car son supplice est bien affreux, et si jamais on découvrait… Un geste du capitaine arrêta sans doute M. Buré ; car il se tut tout à coup, et bientôt Luizzi les perdit de vue et n’entendit même plus résonner les pieds du cheval sur le chemin. Il profita de cet instant pour rentrer dans le parc. Évidemment il y avait sous cet événement, sous ces projets, une histoire cachée et terrible. Ces gens de mœurs si patriarcales, et qui méditaient le déshonneur d’un homme qui n’avait peut-être que le tort d’être malheureux ; cette femme d’une si vertueuse apparence, et qui avait deux crimes si abominables à se reprocher ; ce nom d’Henriette mêlé à la conversation, tout cela inspira à Luizzi un vif désir de connaître les secrets les plus intimes de cette famille. Ainsi, au lieu de rentrer dans le salon commun, il prit un long détour pour arriver à la maison par une porte qui lui permît de monter chez lui sans être aperçu. L’allée qu’il suivait le conduisit à l’autre extrémité du parc et près d’un pavillon semblable à celui qu’il venait de quitter : c’était le logement du capitaine, de M. Félix Ridaire. Ce pavillon fut un nouveau sujet de méditations pour Luizzi ; en effet, il avait remarqué que jamais personne n’allait y visiter le capitaine : celui-ci s’y retirait toujours d’assez bonne heure et s’y faisait apporter son souper. Une idée assez bizarre fit présumer à Luizzi que ce pavillon, qui dans le parc faisait pendant au premier qu’il avait vu, devait avoir un secret qui, dans l’histoire de la famille, fît pendant à celui de M. de Labitte. Cette idée s’empara tellement de Luizzi, qu’il s’approcha du bâtiment et en fit le tour, écoutant comme si quelque voix accusatrice et plaintive allait s’en échapper. Il n’entendit rien et il se retirait assez désappointé, lorsqu’il se trouva en face du capitaine Félix. – Vous ici ! monsieur le baron, dit le capitaine assez brusquement, et après avoir laissé échapper une sourde exclamation de surprise. – Oui, répondit celui-ci très-troublé, je souffre un peu, et j’ai espéré que le grand air me ferait du bien. – Le grand air est un pauvre remède, répliqua le capitaine, qui s’efforça de sourire et de parler avec volubilité pour cacher sa décontenance. – Pour vous peut-être, dit Luizzi : pour les hommes habitués à vivre sans cesse au milieu des bois et des campagnes, ce remède n’en est plus un, c’est votre état normal, c’est comme la bonne chère pour l’homme riche ; mais pour nous autres citadins, qui passons notre vie dans des appartements soigneusement clos dont nous absorbons l’air en quelques minutes, un grand espace libre, où le corps se baigne dans une atmosphère toujours pure, est comme une nourriture salubre pour le misérable. L’air, c’est, après la liberté, la première espérance du prisonnier haletant parmi les miasmes délétères d’un cachot ; et l’habitant des maisons basses et des rues étroites de nos grandes villes se promenant à la campagne, c’est le pauvre admis par hasard à la table du riche. Le capitaine avait écouté Luizzi avec un regard plein d’une sombre défiance ; puis, à mesure qu’il parlait, Armand crut remarquer qu’il se troublait. Enfin, à cet éloge outré de la promenade et du grand air, l’expression soupçonneuse des traits du capitaine s’était encore assombrie, et il avait répondu d’un ton amer : – Sans doute, mais le pauvre admis par hasard à la table du riche se défend rarement d’un excès. Prenez donc garde, monsieur le baron ! l’indigestion s’assied à côté du pauvre, et le rhumatisme flotte dans l’air ; il est temps, je crois, de quitter le banquet : il fait froid. – Vous avez raison, reprit Luizzi ; je sens que l’humidité me gagne. Et, sans attendre davantage, Luizzi s’éloigna et rentra dans son appartement. Une fois seul, il réfléchit longtemps sur ce qu’il avait à faire. La première fois qu’il avait consulté le Diable, le récit de celui-ci l’avait passablement amusé, mais il avait dérangé sa vie. Le calme charmant qu’il avait trouvé au sein de cette famille avait réjoui le cœur de Luizzi ; puis cette douce sensation d’un moment avait disparu, et, malgré lui, son séjour à la forge était devenu une espèce d’inquisition tacite qui l’avait obsédé. Cependant l’affaire qu’on lui proposait était assez avantageuse pour qu’il ne la refusât point, et, tout considéré, il pensa qu’il traiterait avec d’autant plus de certitude qu’il saurait mieux avec qui il allait s’associer. Après de mûres réflexions, Luizzi, ayant donné cette raison plausible à la curiosité dont il était dévoré, fit retentir l’infernale sonnette ; mais le Diable ne vint pas. Luizzi attendit quelques minutes et recommença. Aussitôt la fenêtre s’ouvrit avec fracas, et un homme d’un aspect hideux se présenta. Il était couvert de haillons, non point de ces haillons du peuple qui dénotent la misère, mais de ces haillons de l’élégance qui sont toujours la livrée du vice. De longs cheveux gras encadraient un visage livide, où l’inflammation d’un sang vineux perçait sur les pommettes rougies ; cette chevelure huileuse avait déposé sur le collet d’un frac bleu à boutons de métal une couche de crasse luisante et solide. Cet homme portait un chapeau lustré par une brosse mouillée, qui était parvenue à dissimuler passablement l’absence des poils du feutre, mais qui n’en déguisait point les nombreuses cassures. Un col de velours noir râpé s’unissait à l’habit boutonné de manière à faire douter de l’absence de la chemise ; un pantalon, noir aussi, prodigieusement tiré sur une hanche et descendant sur l’autre, laissait voir qu’il n’était soutenu que par une seule bretelle, et les sous-pieds qu’il avait conservés servaient bien plus à maintenir dans ses pieds les souliers éculés du misérable qu’à tendre les plis du pantalon ; ce vêtement était tigré de taches profondes ; l’encre avait tenté vainement d’en noircir les coutures blanches, et l’aiguille n’avait pas fait rentrer ses bords défaufilés. Cet homme était armé d’un bâton, portant à son extrémité un nœud énorme, rendu encore plus lourd par la multitude de petits clous dont il était orné.
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