VII
MANUSCRIT.
AMOUR VIERGE.« J’ai déjà fait ce récit deux fois, mon bourreau me l’a enlevé ; je le recommence encore, et puisse Dieu me donner la force de l’achever ! car la vie de mon âme et de mon esprit s’en va comme celle de mon corps. Depuis longtemps je le relisais tous les jours, pour que le souvenir du monde vivant que j’ai connu ne s’effaçât pas entièrement en moi ; et cependant, malgré cet entretien constant avec mes souvenirs, je sens qu’ils se perdent et se confondent. Je me hâte donc, pour qu’il reste quelque chose de mon âme en ce monde, pour qu’on sache combien j’ai aimé, combien j’ai souffert. Ah ! oui, j’ai aimé et j’ai souffert ! Dans le passé perdu de ma vie et dans le présent, voilà les deux seules pensées qui brillent toujours pures au milieu de ce chaos de douleurs où ma tête s’égare : c’est que j’ai tant aimé et tant souffert ! Mon Dieu, mon Dieu ! si le long supplice auquel on m’a condamnée n’a pas tout à fait égaré ma raison et éteint ma mémoire, s’il est vrai que vos saintes paroles ont dit qu’il serait beaucoup pardonné à celle qui avait beaucoup souffert et à celle qui avait beaucoup aimé, prenez-moi en pitié, mon Dieu, et faites-moi mourir, mourir vite ! et que mon enfant…
« Tuerait-il mon enfant si je mourais ?… Oh ! oui, il le tuerait. Je vivrai. Faites-moi vivre, mon Dieu, quoi qu’il arrive ; car je sens que, dussé-je devenir folle, il y aurait toujours une pensée qui me dominerait : c’est qu’une mère doit mourir pour sauver son enfant. Voilà une chose que je vais écrire en gros caractères au haut de chaque page de ce livre, pour que mon œil le voie sans cesse et ne puisse l’oublier jamais : UNE MÈRE DOIT MOURIR POUR SAUVER SON ENFANT.
Et cela était écrit véritablement ainsi, et la malheureuse tourna un regard douloureux vers la chétive créature qui dormait dans son berceau, puis elle posa la tête dans ses mains pendant que Luizzi continuait à lire ce manuscrit qui s’éclairait pour lui à travers les pages déjà lues, comme s’il l’eût tenu dans ses mains et en eût tourné les feuillets à sa volonté.
« J’ai vécu jusqu’à l’âge de dix ans sous la tutelle de mon père et de ma mère. À cette époque mon frère se maria avec Hortense, qui avait à peine quinze ans. Hortense, devenue ma sœur, a toujours été bonne et douce pour moi ; je ne crois pas qu’elle m’ait trahie, je n’ose penser qu’elle soit du nombre de mes bourreaux. Elle tremble cependant devant son frère Félix, et elle n’aura pas osé me défendre ; elle doit bien souffrir ! Elle m’aimait pourtant mieux qu’une sœur, elle m’appelait sa fille. En effet, mon père et ma mère se départirent de leur autorité pour la confier à Hortense, quoique nous fussions tous dans la même maison. Durant six ans, je ne me rappelle rien qui marque dans notre vie. Nous étions heureux. Le bonheur ne laisse pas de traces. Le bonheur est comme le printemps ; quand il est passé, rien ne montre plus comment il a été. L’arbre se dépouille de ses feuilles et reste nu ; mais quand l’orage et la foudre l’ont fracassé, la cicatrice reste toujours, même lorsque le printemps revient.
« J’étais heureuse en ce temps-là, oui, heureuse ; et maintenant je me rappelle comment je l’étais. Je priais Dieu avec foi ; je jouais entre ma sœur, si jeune femme, et mes deux nièces, si beaux enfants ; je voyais le passé et l’avenir de ma vie rire et chanter devant et derrière moi : enfants heureux et aimés comme je l’avais été, femme heureuse et aimée comme je le serais un jour ! Oh ! quel beau rêve adoré ils me faisaient de ma vie ! comme je l’accueillais avec un doux sourire ! comme je lui tendais mon cœur quand il venait me parler le soir tout bas, sous la longue allée de sycomores où je me promenais seule à la nuit tombante ! J’avais seize ans, tout mon être aspirait la vie. Oh ! que c’est beau et doux de se promener le soir, seule dans l’air, avec un rayon de soleil au bord de l’horizon, avec des oiseaux qui murmurent des chants qui fuient à l’unisson du jour qui s’éteint, et de sentir un être invisible et bon qui marche à côté de vous et qui vous dit : Tu es belle, tu seras heureuse, et tu aimeras, tu aimeras !
« Aimer ! aimer ! quelle joie de la vie, se donner tout âme à un noble cœur, le vénérer pour ce qu’il a de généreux, le chérir pour ce qu’il a de bon, l’adorer pour ce qu’il a de saint ! car celui-là qui vous aime est saint, il est le prêtre de notre cœur ; celui qui en a ouvert le tabernacle est un homme à part entre les hommes, et Dieu l’a touché de son doigt et couronné de sa gloire. Je le rêvais ainsi et je l’avais trouvé ainsi… Léon, Léon, m’aimes-tu encore ?… Mon Dieu ! m’aime-t-il ? Ils ont voulu m’en faire douter : c’est un grand crime, c’est leur plus grand crime !
« J’avais donc seize ans, et je m’enivrais de vivre. Oui, j’étais belle, oui, ma jeunesse était forte et grande. À présent que je suis morte, que mes membres flétris s’affaissent sous leur propre poids, je me rappelle comme un bonheur indicible ce bonheur inaperçu de sentir la vie dans tout son être. Que d’air j’aspirais ! À chaque soupir de la brise du soir, il me semblait que cet air m’enivrait comme le vin d’un festin qui s’achève, il me semblait que cet air m’apportait des espérances et des désirs et m’en inondait la poitrine. Et puis, lorsque j’étais restée immobile et penchée durant de longues heures sur une pensée languissante et secrète, je me mettais à courir, je courais vite, et mes cheveux volaient sous le vent ; mes pieds étaient fermes, je battais des mains, je poussais au ciel des chants joyeux comme ceux de l’alouette, j’écoutais mon cœur murmurer et bondir, je me regardais devenir belle, je me jurais d’être si bonne ! j’espérais, j’espérais. J’étais trop heureuse : cela devait finir.
« Un soir, tout changea. Ce soir-là se dresse devant moi comme si c’était le soir d’hier. Il n’y eut aucun malheur cependant ; mais il y eut une crainte dans mon cœur, une crainte que je n’ai pas assez comprise et que l’on a cruellement étouffée en moi. Oh ! la vanité de la raison égare les hommes ; car Dieu ne les a pas plus laissés sans défense contre leurs ennemis que les plus faibles et les plus grossiers animaux. Ceux-là ont un instinct qui leur dit qu’une plante est vénéneuse, ceux-ci qu’ils sont près d’un ennemi qui les menace : l’agneau se détourne de la fleur qui glace le sang ; le chien frémit à l’approche de la bête fauve qui flaire sa proie ; l’homme a aussi le pressentiment de l’infortune qui tourne autour de lui. Ce pressentiment, je l’éprouvai ; car moi, innocente et bonne, je détournai ma tête de cet homme ! quand il entra, je me sentis trembler quand il dit : Je suis le capitaine Félix, et j’arrive de l’armée. Oh ! que n’ai-je suivi cet instinct de mon âme ! pourquoi n’ai-je pas nourri et fait grandir en moi cette aversion qu’il m’inspira ? pourquoi, lorsqu’il nous parlait des grandes batailles de l’empire, des malheurs de sa chute, de toutes ces choses qui me le faisaient écouter, pourquoi ai-je raisonné mon cœur pour lui dire : Mais celui-là est brave ; il est fidèle à ce qu’il a aimé ; c’est l’honneur, la probité et la vertu ! Pourquoi, quand son regard sévère me pesait sur le front comme un rayon glacé, quand son visage dur et froid me rendait dure et froide pour lui, pourquoi me suis-je dit que c’était un enfantillage de croire à ces vaines apparences ? J’étais pourtant bien avertie, car, dès ce moment, l’espérance, cette vie de l’âme, ne vint plus à moi que voilée. Le bonheur ne me sembla plus un asile prochain et ouvert : c’était déjà un lointain pays vers lequel il me faudrait marcher à travers des précipices et de rudes sentiers ; et, lorsqu’en souriant, mon frère dit un jour qu’il fallait resserrer les liens de notre famille par mon mariage avec le frère d’Hortense, n’ai-je pas senti un frisson de mort me saisir des pieds à la tête ? Alors, Dieu me disait pourtant : Voilà le malheur ! Mais je ne l’ai pas cru.
« J’ai écouté toutes ces vaines raisons du monde qui me montraient cet homme comme vertueux, bon, honorable, qui me faisaient honte de mon effroi, qui semblaient m’accuser de méconnaître la vertu, l’honneur, la probité. J’étais folle. On me le disait, je me le répétais sans cesse, et je n’avais rien à répondre ni à moi-même ni aux autres, si ce n’est que cet homme avait fermé mon cœur, coupé les ailes de mes rêves, étouffé les profondes aspirations de ma vie. Pouvais-je dire ce que moi-même je ne comprenais pas ? et ne me pardonnerez-vous pas, mon Dieu ! d’avoir permis, dans le doute où j’étais de moi, sous l’obsession qui m’entourait, d’avoir permis à cet homme de me dire qu’il m’aimait, de lui avoir répondu que je l’aimerais et d’avoir accepté pour un temps éloigné le lien qui devait faire la joie de ma famille ? Oh ! tout cela a été fatal. Car je sentais en moi que je ne l’aimerais jamais. Et lui, comment m’aimait-il ? je ne me l’expliquais pas, et voilà ce qui m’a perdue. Oui, me disais-je, si cette aversion que je sens pour lui venait de ce que tous nos sentiments sont ennemis, il ne m’aimerait pas, lui : l’antipathie, qui sans raison sépare deux âmes, le dominerait comme elle me domine. C’est que je ne savais pas alors qu’un homme peut aimer une femme comme le tigre aime sa proie, pour dévorer sa vie, boire ses pleurs, la tenir palpitante sous son ongle sanglant. Il l’aime, disent-ils, parce qu’il va jusqu’au crime pour l’obtenir. Ah ! mon Dieu, cet amour sauvage et altéré est-il de l’amour ? Aimer, est-ce donc autre chose que donner le bonheur ?
« J’avais donc promis d’épouser Félix, et notre mariage avait été fixé au jour où s’accomplirait ma dix-huitième année. Grâce à cette promesse, j’avais acheté deux ans de liberté ; je repris ma sérénité, mais non mes espérances. Oh ! que n’ai-je alors accompli le sacrifice tout entier, que n’ai-je épousé Félix à cette époque ! Je n’aurais pas aimé Léon, ou, si je l’avais aimé, j’aurais reculé devant la pensée de trahir non mari. Mais on a fait de la promesse d’une enfant un lien aussi sacré que le serment fait devant un prêtre. Et pourtant, si j’ai aimé Léon, je n’en suis pas coupable, je ne l’ai pas voulu, j’en suis innocente. Il faut que je dise comment cela m’est arrivé.
« C’était durant un des jours pluvieux du triste été de 181., un dimanche. Il était midi. Seule j’avais osé braver la tiède humidité de la journée. J’avais pris la cape de laine et le chapeau de paille de l’une de nos servantes, et, malgré la pluie qui tombait incessamment, j’avais été voir la femme de l’un de nos ouvriers qui était malade. Je venais de quitter la grande route pour gagner leur maison, située à quelque distance dans les terres, lorsque je m’entendis appeler par un cavalier qui, en m’apercevant de loin, avait vivement pressé le pas de son cheval. La manière dont il me parla me fit voir que mon costume l’avait trompé sur ce que j’étais, car il se mit à crier du bout du sentier :
« – Hé ! la fille, la fille !
« Je me retournai, il s’approcha.
« – Qu’y a-t-il pour votre service ?
« Il me regarda en souriant doucement, et me dit d’un air de gaieté suppliante :
« – D’abord, la belle fille, ne me répondez pas : Tout droit, toujours tout droit.
« – Que voulez-vous dire ?
« – C’est que, depuis quatre heures du matin que je suis en route, j’ai demandé trente fois mon chemin, et que l’on n’a pas manqué une seule fois de me répondre : Tout droit, toujours tout droit ; et je vous avoue que j’aimerais autant prendre une autre direction.
« – En vérité, Monsieur, cela dépend de l’endroit où vous allez.
« – Je vais à la forge de M. Buré.
« Je ne pus m’empêcher de rire, et je lui répondis :
« – Eh bien, Monsieur, j’en suis fâchée pour vous, mais c’est toujours tout droit.
« Je ne sais pourquoi l’idée de me trouver ainsi amenée à indiquer à ce jeune homme le chemin de notre maison, pourquoi la nécessité de lui répéter ce mot qui semblait si fort lui déplaire, m’inspira de lui parler d’un air de gaieté railleuse ; mais il me répondit en prenant à son tour un air de gaieté triomphante :
« – Tu en es fâchée, la belle fille ? et moi j’en suis ravi.
« Il sauta à bas de son cheval et se prépara à venir de mon côté. Je compris tout de suite que c’était un compliment qu’il me voulait faire en disant qu’il était ravi de marcher près de moi, mais je l’arrêtai en riant de même.
« – C’est que ce n’est pas toujours tout droit par ici, c’est toujours tout droit par là-bas, lui dis-je en lui montrant du doigt le chemin qu’il venait de quitter.
« À peine lui avais-je répondu ainsi, qu’il devint tout rouge. Il ôta son chapeau et me dit d’une voix émue :