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2176 Words
V TROISIÈME NUIT : LA NUIT EN DILIGENCE.Et le Diable commença ainsi : C’était en 1819, dans la cour des messageries de Toulouse, le 15 février, à six heures du soir ; la nuit était close, une foule de voyageurs attendaient l’heure de partir. Le conducteur arrive armé de sa liste et d’une lanterne, et appelle madame Buré. À ce nom, une femme s’avance et monte lestement dans le coupé d’une diligence qui partait pour Castres. Voilà qui est bien. Toutefois, en montant, elle laissa voir à un grand beau jeune homme qui la suivait une jambe d’une élégance parfaite ; puis elle se retourna pour recevoir un petit paquet que lui tendait le conducteur, et montra ainsi au jeune homme son visage potelé et rose, son sourire agaçant et ses dents d’une pureté admirable. C’est là que commença le malheur. D’un même geste le jeune homme ôta sa casquette de sa tête, son cigare de sa bouche, et le jeta par terre. Il demanda avec une politesse exquise à madame Buré si on lui avait remis tout ce qui lui appartenait, et, sur sa réponse affirmative, il prit place à côté d’elle et l’examina à la lueur des lanternes, comme pour s’assurer qu’on pouvait tenter en toute sécurité une pareille conquête. En effet, la nuit était parfaitement noire, et une fois en route, il eût été impossible au beau jeune homme de juger de sa compagne de voyage. Comme c’était un officier d’artillerie très-fort sur les principes de la tactique, probablement il n’eût pas fait un pas en avant s’il n’eût reconnu d’avance le terrain où il devait diriger ses batteries, et nul doute que la crainte de tomber dans une vieille femme ne l’eût sans cela rendu très-circonspect. Mais il avait vu de madame Buré qu’elle était jeune, qu’elle était jolie et qu’elle n’avait point l’air farouche. Aussi, dès que la voiture eut dépassé le faubourg et qu’elle roula sur la route isolée de Puylaurens, il commença à se rapprocher de sa voisine. D’abord elle n’était pas assez couverte, et il jeta par terre son beau manteau neuf pour lui envelopper les pieds ; puis il l’interrogea, et ne s’aperçut point que c’était lui qui répondait aux questions de madame Buré. En effet, ils n’avaient pas fait une lieue, qu’il avait dit qu’il s’appelait Ernest de Labitte, qu’il était en garnison à Toulouse, et qu’il comptait quitter bientôt cette ville pour aller dans le Nord. L’affaire qui l’appelait à Castres pouvait tout au plus le retenir une heure, et il devait revenir à Toulouse par la voiture de retour. Toutes ces circonstances bien constatées, madame Buré, qui s’était d’abord montrée assez réservée, reçut les soins de l’officier avec un peu plus de négligence qu’elle n’en avait eu jusqu’alors, c’est-à-dire qu’elle les surveilla un peu moins. Le froid est un merveilleux auxiliaire en ces sortes d’affaires : Ernest de Labitte en profita assez simplement. – Mon Dieu ! Madame, vous ne devez pas être habituée à voyager seule ; il est impossible de se mettre en route avec plus d’imprudence. Vous n’avez rien pour vous envelopper le cou. J’ai là quelques mouchoirs de soie que mon domestique a dû mettre dans les poches de la voiture, permettez que je vous en offre un. – En vérité, Monsieur, on n’est pas plus galant. – Vous vous trompez, Madame. Je fais peu de cas de cette galanterie qui met un honnête homme aux ordres de la première femme qu’il rencontre. – Vos manières envers moi prouvent le contraire. – Elles vous prouvent tout au plus que, lorsque je trouve une femme aussi parfaitement gracieuse et charmante que vous l’êtes, je tâche de lui montrer que je comprends tout ce qu’elle mérite d’hommages. – Oh ! dit madame Buré en riant, si vous n’êtes pas galant, du moins êtes-vous très-flatteur. – Flatteur ! moi ? Vous savez bien le contraire, Madame. D’autres vous ont dit sans doute combien vous êtes jolie ; ils vous l’ont dit assez souvent pour que vous n’en puissiez douter. Je ne suis donc pas plus flatteur que galant. Madame Buré fut assez embarrassée de l’aisance avec laquelle cet inconnu lui faisait en face de si grossiers compliments, et elle ne répondit pas. Ernest attendit un moment, puis reprit : – Mes paroles vous auraient-elles blessée, Madame, et ma rude franchise serait-elle sortie des bornes du respect ? – Je ne puis le dire, et cependant je vous serai obligée de changer de langage. – Madame, l’admiration pour la beauté est aussi involontaire que la beauté elle-même, et lorsqu’elle nous emporte… – On ne sait plus ce qu’on dit, n’est-ce pas, Monsieur ? – Je vous demande pardon : on sait parfaitement ce qu’on dit, et, pour vous le prouver, j’ajouterai que je commence à soupçonner que vous n’êtes pas moins spirituelle que jolie. – Ah ! répliqua madame Buré d’un ton sec, Monsieur me fait l’honneur de soupçonner cela ? – Prenez garde de vous fâcher, ou j’en douterai. – Vous conviendrez tout au moins que je suis bien bonne de vous écouter. – Je vous prierai de remarquer que vous ne pouvez pas faire autrement. – De façon que vous ne m’en savez aucun gré ? – Je vous sais gré d’être là. Il s’arrêta un moment, puis reprit d’un ton exalté : – Je vous sais gré d’être là, comme je sais gré à un beau jour de luire sur ma tête, à un air parfumé de courir autour de moi, à une nuit pure de m’enivrer de son silence ; comme je sais gré à tout ce qui m’est étranger de me paraître sous un aspect heureux et céleste. Tout le commencement de cette conversation avait été jeté d’un coin à l’autre du coupé avec l’intonation railleuse de gens qui font ou veulent faire de l’esprit ; mais Ernest prononça cette dernière phrase avec un si singulier enthousiasme, qu’il déplut à madame Buré. Un mouvement involontaire rapprocha Ernest de sa voisine ; mais elle ne jugea pas à propos de laisser l’entretien s’engager sur ce terrain, et, voulant le ramener à la familiarité ironique par laquelle il avait commencé, elle répliqua sans bouger de son coin et avec un accent de trivialité qu’elle crut nécessaire pour arrêter la poésie de M. Ernest : – Je suis en vérité trop heureuse de partager votre reconnaissance avec le soleil et la lune. La phrase ne manqua pas son effet. Ernest se rejeta dans son coin, et, après un moment de silence pendant lequel il se mordit les lèvres, il dit d’un ton assez peu gracieux à madame Buré : – Madame, la fumée de tabac vous déplaît-elle ? La question était si saugrenue que madame Buré se retourna pour regarder Ernest, quoiqu’elle ne pût pas le voir. – Je ne crois pas, reprit-elle froidement, qu’il soit d’usage de fumer dans une voiture publique. Ernest en fut pour sa sotte demande, et le silence recommença. L’action avait si vivement débuté, qu’Ernest était très-contrarié de la voir cesser si soudainement ; il cherchait tous les moyens possibles de renouer la conversation et n’en trouvait aucun. J’ai été un niais, se disait-il : je me suis laissé aller à parler à cette femme avec le sentiment de bonheur que sa rencontre m’avait inspiré, car on n’est pas plus jolie ; elle m’a répondu par une plate plaisanterie, et maintenant elle joue la dignité. C’est ma faute à moi, qui fais de la poésie à propos de tout ; si j’avais continué à la traiter cavalièrement, nous serions les meilleurs amis du monde. C’est quelque petite marchande de Castres, qui n’est si soignée de sa personne que parce qu’elle en profite. Il faut lui montrer que je ne suis pas un nigaud. Dès qu’Ernest eut pris cette résolution, il jugea à propos de l’exécuter, et, se laissant glisser doucement sur le coussin, il s’approcha de madame Buré jusqu’à ce qu’il rencontrât ses genoux. Elle se retira vivement : – Oh ! Monsieur ! dit-elle. Qu’il y avait de choses dans ces deux mots ! que l’intonation triste et digne dont ils furent prononcés renfermait de reproches pour Ernest et de chagrin pour cette femme d’être ainsi traitée ! Cependant cette simple défense montrait aussi que madame Buré ne croyait pas en avoir besoin d’autre vis-à-vis d’un homme qui paraissait distingué. Ernest, honteux et désolé, reprit sa place en silence : il eût voulu parler, et, malgré l’obscurité, il regardait madame Buré d’un air de repentir, comme si elle eût pu le voir. En ce moment, il s’aperçut qu’elle faisait quelques légers mouvements ; mais il n’osa lui faire de questions, et se trouva trop de torts pour oser s’excuser. Ce fut ainsi qu’ils arrivèrent au premier relais. Tous les voyageurs des autres compartiments de la voiture descendirent. Madame Buré resta seule immobile ; elle paraissait dormir. Ernest n’osa pas remuer. Tout à coup le conducteur de la voiture introduisit sa lanterne par la portière pour prendre quelque chose dans une des poches, et Ernest put voir ce qui avait occasionné les mouvements de sa voisine : elle avait doucement dégagé ses pieds du manteau qui les enveloppait et l’avait repoussé jusqu’auprès d’Ernest. Le mouchoir de soie qu’il lui avait offert et dont elle avait entouré son cou était déposé à côté d’elle. Ernest en fut cruellement surpris. Dans cette liaison d’une heure, c’était comme une rupture, c’était comme des gages de confiance rendus. Ernest fut sur le point de s’écrier ; mais madame Buré dormait, et il n’avait pas le droit de s’excuser au prix de son sommeil. Il demeura immobile à la regarder jusqu’à ce que la voiture partît. Dès qu’elle fut en marche, Ernest ramassa doucement son manteau, et, pli à pli, il le posa si légèrement sur les pieds de madame Buré qu’elle avait bien le droit de ne pas paraître s’en apercevoir. La lune se levait à ce moment et jetait un peu de clarté dans la voiture. Ernest se replaça aussi loin qu’il le put de madame Buré ; puis, voyant le mouchoir de soie resté sur le coussin, il essaya aussi de le remettre autour du cou de la dormeuse ; il n’y put parvenir, et, craignant de l’éveiller, il reprit sa place. Comme il se désespérait dans son coin d’avoir forcé cette charmante femme à souffrir du froid, il vit la main de madame Buré qui cherchait sur le coussin. Il y posa doucement le mouchoir ; elle le rencontra, le prit et s’en enveloppa sans rien dire. – Ah ! Madame, s’écria Ernest avec une véritable émotion, vous êtes un ange ! Madame Buré montra qu’elle n’avait point dormi, et achevant d’arranger tout à fait le manteau sur ses pieds, elle répondit avec un ton de reproche charmant : – Mais pourquoi donc traiter comme une aventurière une femme que vous ne connaissez pas ? Ernest ne répondit pas. Trop de sentiments étranges s’agitaient en lui. Il n’osait exprimer ce qu’il éprouvait, tant cela pouvait paraître extravagant et par conséquent injurieux pour madame Buré ! Il faut remarquer que, comme ils ne se voyaient ni l’un ni l’autre, l’expression des traits ne pouvait rien dire de ce qu’ils sentaient, et qu’il fallait, pour ainsi dire, tout parler. Enfin, Ernest reprit avec une sorte de gaieté en colère : – Tenez, Madame, je me disais tout à l’heure, à part moi, que j’étais un maladroit, et je vois que je n’ai été qu’un brutal ; et maintenant, si je n’ose vous dire tout ce qui me passe par la tête, c’est de peur de vous fâcher encore. – C’est donc bien étrange ? – Oui, vraiment. Il s’arrêta et reprit tout à coup : – En vérité, je crois que je suis amoureux de vous. Madame Buré se mit à rire aux éclats. Ernest lui répondit avec une bonhomie pleine de tendresse : – Eh bien ! j’aime mieux cela. Moquez-vous de moi, persuadez-moi que je suis ridicule, ce sera plus raisonnable. Mais tenez, là, tout à l’heure, quand j’ai vu mon pauvre manteau et mon pauvre mouchoir que vous aviez repoussés !… c’est bien niais de l’avoir senti et bien niais de vous le dire, mais cela m’a fait de la peine, une peine sincère, je vous le jure. J’étais humilié, mais j’étais encore plus malheureux. Il y avait dans la voix d’Ernest une émotion qui voulait rire et qui n’attestait que le trouble sincère du cœur. Quant à madame Buré, elle ne riait plus, elle répliqua doucement : – Vous avez le cœur bien jeune. – Et je vous remercie de me l’avoir fait sentir. Voulez-vous que je vous raconte mes pensées d’il y a une heure et mes pensées d’à présent ? – Mais je ne sais pas… – Oh ! vous avez trop de supériorité dans l’esprit et dans le cœur pour vous offenser de ce que je puis vous dire. D’ailleurs, je n’accuserai que moi. – Eh bien ! donc, que pensiez-vous il y a une heure ? – Je pensais… Vous comprenez bien que je ne le pense plus… Je pensais que vous étiez une femme qui n’aviez de compte à rendre de votre conduite qu’à vous-même ; une de ces femmes qui donnent un peu au hasard… au caprice… à l’occasion… à un moment d’imagination… qui donnent… – En voilà assez, dit madame Buré d’un ton où il y avait autant de tristesse que de mécontentement, et c’est dans la catégorie de ces femmes que votre bonne opinion de moi m’avait placée ? – Oh ! ne le croyez pas, Madame. Du moment que je vous ai vue, vous m’avez séduit. À quelque titre que ce soit, j’ai désiré sur-le-champ vous laisser un bon souvenir de l’homme que vous avez rencontré par hasard sur la route de Castres. Je dirai même que ce premier sentiment était presque indépendant de votre beauté et de votre jeunesse. Vous auriez eu soixante ans que je vous aurais entourée de soins comme ma mère ; mais il s’est trouvé que vous étiez si jolie que j’ai combattu cette première impression ; je vous ai descendue de cet autel improvisé, et j’ai espéré, pour oser tenter de vous plaire, que vous étiez moins parfaite que vous ne le paraissiez. Je l’ai essayé, mais votre charme m’a de nouveau dominé malgré moi, et, si vous étiez juste, vous vous rappelleriez qu’au moment où vous avez prétendu que je vous comparais au soleil et à la lune, je vous disais du fond du cœur que votre présence m’avait souri comme un beau jour, comme une belle nuit. Que sais-je ? Je parlais avec mon cœur, vous m’avez répondu avec votre esprit, j’ai été blessé ; je me suis senti furieux contre moi de m’être laissé prendre à votre grâce, et je viens de vous punir par une grossièreté de la folie de mon cœur. Voyez comme je suis franc ! je vous fais un aveu bien sincère, il l’est assez pour vous montrer que j’ai besoin de votre pardon.
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