– Auriez-vous quelque raison de croire que madame Dilois ?…
– Je vous le donne à juger.
Et là-dessus il raconta tout à Barnet, en riant et en se faisant assez ridicule pour avoir l’air de se sacrifier : infâme adresse qui met le sang de la victime sur les mains du bourreau, comme si c’était celui-ci qui fût blessé ! Luizzi raconta, disons-nous, son aventure de la nuit.
– Je ne l’aurais jamais cru, s’écriait Barnet, jamais, jamais. Quoi ! Charles ?
– Oui, Charles, pendant que je montais la garde…
– Et vous êtes rentré ?…
– Oh ! pour rien, je vous jure ; c’est déjà assez désobligeant de succéder à un mari, pour être peu tenté par la place qu’a occupée d’abord un amant.
– Un amant ! madame Dilois, un amant ! répétait le notaire avec stupéfaction.
Luizzi était enchanté de ce qu’il venait de faire, et il ajouta en se dandinant dans son fauteuil :
– Ah ! mon Dieu ! mon cher, depuis trois jours que je suis à Toulouse, j’en ai appris plus que vous ne pensez sur les femmes irréprochables.
– Qui l’aurait dit ? s’écriait Barnet ; ce petit Charles ! Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! les femmes !
– Il me semble que celle-là avait commencé de manière à faire deviner ce qu’elle serait.
– Vous avez raison : bon chien chasse de race, et elle est née, dit-on, d’une mère… Mais cela est un secret de notaire, c’est sacré.
– Ah ! oui, vous avez des secrets de notaire assez curieux, et particulièrement un sur madame du Val ?
– Oui, oui ; mais personne au monde ne le saura. Pauvre femme ! En voici une, par exemple, qui a supporté sa vie avec une vertu et un courage…
Luizzi ricana, mais il se tut. Il avait trop de gentilhommerie dans le cœur pour jeter la réputation de la marquise du Val à un bourgeois comme Barnet ; si celui-ci eût été seulement un petit vicomte, Armand l’eût bien vite désabusé de sa bonne opinion. D’ailleurs, il se souvint qu’il devait, le soir, rencontrer la marquise, et, satisfait de sa première confidence, il se borna à prier M. Barnet de vendre ses laines à une autre maison de Toulouse. Le notaire, de son côté, était venu pour parler de la vente d’une coupe de bois et proposer au baron de conclure l’affaire avec un certain M. Buré.
– Est-il marié ? dit Luizzi avec cette fatuité qui fait une insulte de la plus légère question.
– Oui, et à une femme dont je répondrais… Mais, ma foi, monsieur le baron, je ne sais plus que penser et dire des femmes… Celle-ci passe pour la vertu la plus pure.
– Nous verrons, reprit Luizzi, et il renvoya M. Barnet.
Le soir venu, Armand alla dans la soirée où il savait trouver la marquise. Elle devint si pâle en l’apercevant, qu’elle lui fit pitié. Il s’approcha d’elle ; ils se retirèrent dans un coin du salon, et c’est à peine si elle put lui répondre. Luizzi crut remarquer qu’on les observait.
– Refuserez-vous de m’entendre ? lui dit-il.
– Non, car j’ai une grâce à vous demander.
– Je ne serai pas cruel.
– Je sais l’aventure qui vous est arrivée avec Sophie.
– Qui, Sophie ?
– Madame Dilois.
– Madame Dilois !
– Oh ! je vous en supplie, au nom du ciel, n’en parlez à personne !
– En vérité, ce n’est pas de madame Dilois que j’ai à m’occuper à vos côtés, et n’ai-je pas quelques droits de m’étonner de vos refus à me recevoir après ?
Une rougeur pourpre remplaça la pâleur de madame du Val.
– Armand, lui dit-elle, je mourrai bientôt… je l’espère… oh ! oui, je l’espère… Alors, vous saurez tout.
Lucy avait un air si pénétré de cette affreuse espérance, qu’elle toucha Luizzi. Elle continua :
– Ne me revoyez jamais !
– Cependant…
– À genoux, c’est à genoux que je vous le demande.
Et cet égarement que Luizzi avait déjà vu dans le regard de la marquise semblait prêt à éclater encore. Il répondit :
– Eh bien ! je vous le promets.
– Promettez-moi aussi, reprit-elle avec plus de calme, de ne parler jamais de madame Dilois.
Luizzi se crut assez fort pour arrêter la confidence faite à Barnet, et il le promit de même. Un moment après, Lucy se retira au milieu des saluts profonds de tous les hommes. À la porte du salon où ils se pressaient, ils lui ouvrirent un passage comme à une noble et sainte personne à qui l’on ne pouvait trop montrer combien on avait de respect pour elle. Luizzi demeura tout pensif. Quelques jeunes gens causaient à côté de lui, tout bas et riant beaucoup de ce qu’ils disaient. En ce moment la maîtresse de la maison s’approcha du baron et l’appela par son nom.
– Eh pardieu ! dit l’un de ses voisins, voici le héros de l’aventure Dilois.
Luizzi ne douta plus que ce qu’il avait dit à Barnet ne fût déjà le sujet de toutes les conversations, et, par un sentiment tout nouveau, il éprouva un vif remords de ce qu’il avait fait ; puis il se mit à écouter ce qui se disait près de lui, en feignant d’être très-attentif à toute autre chose.
– Ma foi ! il a été bien niais, disait l’un, et, à sa place, je n’en serais pas sorti sans avoir prouvé à la petite femme qu’on ne se moque pas ainsi d’un honnête homme.
– Ce Charles me paraît le plus heureux de tous, car la petite marchande est ravissante.
Et la conversation demeura sur ce ton assez longtemps pour que Luizzi se persuadât qu’il avait été un maladroit et que le remords qu’il avait eu était ridicule. Par un enchaînement assez naturel de pensées, il arriva de son aventure de madame Dilois à celle de Lucy, et se dit encore qu’il avait été joué cette fois par une hypocrisie impudente, comme il l’avait été par une agacerie éhontée. Il en était là de ses réflexions, lorsque l’on se mit à parler de la marquise, et le concert d’éloges qui lui fut prodigué, changeant encore le cours des idées de Luizzi, le plongea dans une anxiété insupportable. Il résolut de la faire cesser, et se retira avec la pensée d’éclaircir ce premier mystère, grâce à son infernal confident.
Luizzi comptait être seul, mais un homme l’attendait chez lui. Cet homme était M. Buré, un très-riche maître de forges des environs de Toulouse, celui dont Barnet avait parlé au baron. M. Buré était un homme âgé ; mais il portait en lui les signes d’une santé ferme et calme, maintenue par une vie sobre et occupée. L’affaire dont il entretint Luizzi, la manière dont il la présenta, donnèrent au baron une haute idée de la capacité de cet homme. Il écouta avec faveur la proposition que M. Buré lui fit de s’associer à une grande entreprise, et consentit de l’accompagner à sa forge pour la visiter. Luizzi n’était pas fâché d’ailleurs de ces quelques jours d’absence, afin de prendre parti avec lui-même et de sortir un moment de ce tourbillon de mystères qui l’enveloppait. Il commençait à comprendre, malgré lui, qu’il devait y avoir des causes très-extraordinaires à ce qui s’était passé. Il n’avait encore rencontré ni de tels caractères ni de telles aventures, et il voulut se donner le loisir d’y réfléchir.
Lorsque M. Buré et Luizzi se séparèrent, il était déjà assez tard pour que Luizzi n’eût plus le temps d’avoir l’explication qu’il voulait demander à son diabolique ami ; d’ailleurs il lui fallait partir presque sur-le-champ. Deux heures après, il roulait en chaise de poste, et, vers le milieu du jour, il entrait dans la forge de M. Buré. Sans lui laisser un moment de repos, et après un déjeuner pris à la hâte, M. Buré conduisit le baron dans son établissement et ne le ramena à sa maison d’habitation qu’à trois heures, au moment du dîner.
Toute la famille était assemblée. Luizzi regarda madame Buré : c’était une femme charmante, gracieuse, avenante et pleine d’une douce sérénité. Son père et sa mère, le père et la mère de M. Buré étaient là, et deux jeunes filles de quinze et de seize ans se tenaient près de leur mère, douces fleurs qui s’ouvraient timidement à une vie pure et sainte, n’ayant aucune idée du mal ; car, dans cette famille, personne ne pouvait la leur donner.
On attendait quelqu’un, c’était le frère de madame Buré : il avait été capitaine sous l’empire et gardait une haine profonde à tout ce qui se rattachait au retour des Bourbons. À ce titre, le baron de Luizzi devait lui déplaire. Cependant, le capitaine l’accueillit avec une franchise pleine de bonhomie. Le dîner se passa à deviser simplement d’affaires. Après le dîner, M. Buré et son beau-frère retournèrent à leurs occupations, et Armand resta seul avec madame Buré, les vieux parents et les jeunes filles. Chacun se livrait, de son côté, à de petits travaux ou à de graves lectures, et Armand, qui s’était emparé d’un journal, put voir avec quel soin de fille et de mère madame Buré s’occupait de tous ceux qui l’entouraient. C’était une prévenance et une protection si empressées, que Luizzi en fut ravi, et que, facile à se laisser aller à toutes ses impressions, il pensa qu’il avait devant lui le modèle d’une vie parfaitement heureuse. Madame Buré surtout lui semblait une douce et ravissante réalisation de la femme à qui toutes les affections abondent au cœur pour le remplir d’amour et le répandre ensuite autour d’elle, comme la large coupe de nos fontaines où l’eau monte sans cesse par des conduits cachés pour en redescendre en nappes fraîches et pures. Luizzi se sentit heureux de ce spectacle, et, quand le soir fut venu, il se retira le cœur content. Cette journée avait si bien contrasté pour lui avec celles qui venaient de s’écouler, qu’il se plaisait à en rechercher les moindres circonstances. Quelle femme que cette madame Buré ! se disait-il ; quelle exquise beauté ! quelle gracieuse simplicité ! Certes, jamais personne ne pensera à troubler une âme si calme, une vie si sereine ; tandis que la marquise et madame Dilois… Comme il achevait mentalement ces noms, il se souvint de sa résolution d’apprendre le secret de leur conduite. Il balança longtemps ; car, par un secret avertissement, il lui semblait qu’il allait gâter la bonne émotion qu’il avait éprouvée. Mais ce qui eût dû retenir sa curiosité fut ce qui le détermina à la satisfaire. Aurais-je l’air, se dit-il, de trembler devant le Diable ? et, lorsque je suis résolu à connaître la vie humaine dans ses secrets les plus ténébreux, reculerais-je quand il s’agit d’apprendre sans doute l’histoire très-vulgaire de deux femmes perdues ? Sur cette raison, il se leva fièrement, et, s’étant enfermé, il fit retentir la magique sonnette. Le Diable parut devant lui. Il avait le costume d’un élégant en visite, de ceux qui sentent bon, qui ne voient qu’à travers un lorgnon, qui parlent avec une parole baillée, comme des carpes qui happent un moucheron à la surface de l’eau. Il paraissait, ennuyé, et il lorgna Luizzi avec un petit ricanement que celui-ci reconnut aussitôt.
– Eh bien ! lui dit-il, que veux-tu de moi ?
– Je veux savoir l’histoire de madame du Val et celle de madame Dilois.
– C’est bien long !
– Nous avons le temps.
– Et à quoi cela te mènera-t-il ?
– À connaître les femmes !
– À savoir le secret de deux femmes, voilà tout. Vous êtes fous, vous autres hommes. Vous vous figurez que toute une vie est dans une aventure. La vertu des femmes, monsieur le baron, est une chose de circonstance. Un hasard peut la faire chanceler et la laisser choir, sans qu’il y ait de leur faute.
– Il me semble que la conduite de madame du Val peut me donner lieu de penser…
– Que c’est une impudente débauchée, n’est-ce pas ?
– Eh bien ! oui. Se donner en une heure à un homme…
– Qu’elle connaissait depuis longtemps et qui l’avait aimée. Et si elle s’était donnée au premier venu ?
– C’est le fait d’une fille publique !
– Pas tout à fait.
– D’une folle !
– Point du tout. Écoute-moi bien : je t’ai trouvé dans l’ébahissement sur l’air de vertu qu’on respire ici ; eh bien ! je veux te raconter une petite anecdote qui te prouvera que votre manière de juger les femmes est stupide, même dans les idées de votre morale humaine.
– Il s’agit de madame Buré ?
– Oui.
– Ce doit être une honnête femme !
– Tu en jugeras.
– Aurait-elle commis quelque faute ?
– Je ne sais pas, moi ; mais je crois que madame Dilois en a fait une en ne te cédant pas.
– Pour toi, démon ?
– Point du tout : pour elle.
– Je voudrais bien savoir comment.
– Je vais te dire l’histoire de madame Buré.
– À propos de madame Dilois ?
– C’est ma manière. Le bon moyen de juger les gens, c’est de les regarder dans les autres. Si tu te fais homme politique, regarde comment tu as jugé le souverain que tu as aimé, et tu seras juste pour celui que tu hais, et vice versa. Si tu prends femme, rappelle-toi ce que tu as supposé sur le compte des femmes de tes amis, et tu ne t’étonneras pas si la tienne te trompe ; si tu t’achètes une maîtresse, souviens-toi combien en ont payé pour toi, et persuade-toi que tu entretiens la tienne pour les autres ; n’aie pas surtout la sotte manie de te croire une exception : tout homme est né pour mentir à son père, être cocu, et se voir trompé par ses enfants. Ceux qui échappent à la destinée commune sont assez rares pour que tu n’en connaisses pas un.
– Madame Buré a donc trompé son mari ?
– Qu’appelles-tu tromper ? elle lui a rendu un service immense.
– En le faisant cocu ?
– Je parie que tout à l’heure ce sera ton avis.
– J’en doute.
– Il est vrai que nul être vivant ne pourrait te le persuader. L’aventure qui est arrivée à madame Buré est un secret entre elle et le tombeau, et personne au monde ne pourrait te le raconter, si ce n’est elle ou moi. C’est un petit drame à deux acteurs ; car, humainement parlant, je ne compte pas dans la liste des personnages, quoique, à vrai dire, je me mêle toujours un peu au dénoûment de ces sortes de pièces.
– Parle, je t’écoute, répondit Luizzi.