V-2

2147 Words
Ernest se tut, et madame Buré ne répondit pas. Elle craignait sa propre voix. Il lui eût fallu plus d’art qu’elle n’en avait pour répondre naturellement. Cependant elle ne pouvait garder le silence, et, pour se donner le temps de se remettre, elle offrit encore à Ernest l’occasion de parler longuement. – Vous m’avez dit vos pensées de tout à l’heure, mais vous ne m’avez pas dit vos pensées d’à présent. – Oh ! celles-ci sont encore plus folles et plus coupables peut-être, mais tout ce que je vous dirai ne peut vous offenser, je le répète : c’est la confidence d’un de ces rêves d’un moment qu’on bâtit dans sa tête et qui ne s’excusent que parce qu’ils s’évanouissent au jour. Dans quelques heures le mien sera fini. – Voyons ce rêve ? – Imaginez-vous donc que, lorsque j’ai découvert que j’avais été si peu convenable envers vous, je n’ai pas perdu tout espoir, ou plutôt tout désir. – Comment, vous croyez encore ?… – Laissez-moi vous expliquer ce que c’est que ma tête et mon cœur. Dire que j’ai espéré, ce n’est point vrai ; mais dire que je n’ai pas désiré une chose impossible, ce n’est pas vrai non plus. Et cette chose impossible, c’est que j’ai souhaité en vous quelque folle idée ou quelque enthousiasme plus fort que vous-même et qui vous donnât à moi. Peut-être ne me comprenez-vous pas ? et tout ce que j’ai senti a été si fou, que je ne sais vraiment si c’est intelligible. Cette femme qui est près de moi, me disais-je, elle doit aimer quelque chose, elle a une passion ou un goût exclusif. Si elle aimait la poésie, si elle était de ces femmes qui jettent leur cœur à un art de peur de le perdre dans l’amour, si ce magnifique et saint langage de la poésie avait quelquefois endormi ses douleurs ou relevé ses espérances, qu’il serait doux de pouvoir lui dire tout d’un coup : Je m’appelle Byron ou Lamartine ; de me trouver en intimité depuis longtemps avec sa pensée ; de lui inspirer, dans une heure d’oubli, l’idée d’être un moment à celui qu’elle a rêvé ! Si elle était musicienne, me disais-je, je voudrais être Rossini ou Weber. Si elle était peintre, quel bonheur de m’appeler Vernet ou Girodet ! Enfin, que vous dirai-je ? j’ai bâti entre vous et moi les contes les plus extravagants pour penser que, si j’avais été un homme supérieur, je ne vous aurais pas rencontrée pour vous quitter et vous dire adieu comme à tout le monde. Tenez, Madame, je crois que je deviens fou ; mais j’ai pensé que si vous étiez dévote, j’aurais voulu être un ange. – Oui, véritablement, vous êtes bien fou, et tous vos rêves auraient été bien inutiles ; car eussiez-vous été Weber, ou Byron, ou tout autre, vous n’eussiez pas trouvé en moi de passion ou de goût exclusif pour vous comprendre. Je ne suis qu’une pauvre femme bien simple et qui ai pris de bonne heure mon parti d’être heureuse de ma médiocrité. Vous le voyez, tous vos beaux rêves sont comme toutes vos mauvaises suppositions, ils s’adressent mal. – Vous avez raison, Madame, et pourtant vous n’êtes pas une femme ordinaire. Je ne sais, mais il y a autour de vous une atmosphère de charme trop fine, trop subtile peut-être pour les gens qui vous entourent, mais qui m’a saisi au cœur. On vous ignore, et peut-être vous ignorez-vous vous-même… Avez-vous jamais aimé ? – Oh ! non. Cette réponse s’échappa du cœur de madame Buré, soudainement, sans réflexion, et avec un tel accent d’effroi, qu’on voyait que cette femme avait toujours eu peur de son cœur et l’avait gardé tout entier, ne pouvant pas le donner à un amour avoué et craignant de le donner à un amour coupable. Ce mot voulait dire : Je n’ai pas aimé, je m’en suis bien gardée, j’aurais trop aimé. Ernest le comprit ainsi. – Ah ! vous n’avez jamais aimé ? s’écria-t-il. Ah ! tant mieux ! Vous m’aimerez, moi. – Ceci est plus que de la folie. – Oh ! vous m’aimerez, vous dis-je. Je suis jeune, je suis riche, je suis libre : ma carrière n’est pour moi qu’une occupation sans avenir, je puis la quitter comme je l’ai prise. Tout ce que j’ai donné d’activité à des études fastidieuses, à des plaisirs plus fastidieux que ces études ; tout ce que j’ai d’avidité dans le cœur pour la vie aventureuse, je le mettrai à vous chercher, à vous poursuivre, à vous adorer. Ne voyez-vous donc pas, Madame, que je vais changer ma vie insipide d’exercices, de mathématiques, de revues et de café, contre un beau roman chevaleresque, le seul roman chevaleresque de notre siècle ? Dans ce coupé de diligence, vous êtes la dame châtelaine inconnue qu’un pauvre chevalier errant rencontre par hasard dans une forêt, et à laquelle il se voue corps et âme. Dans quelques heures vous allez m’échapper, et je ne saurai où vous trouver. Je vous laisserai fuir, soyez-en sûre ; puis je m’orienterai et j’irai devant moi quêtant vos traces, non plus sur les pas de votre haquenée imprimés sur la route, mais au parfum de distinction et de bonheur que vous aurez laissé sur votre passage. Je ne sonnerai pas du cor à la herse de tous les castels, mais je frapperai à la porte de tous les salons ; je ne vous chercherai pas dans quelque beau tournoi, mais je vous attendrai dans toutes les élégantes réunions ; je ne demanderai pas votre belle présence à la fenêtre en ogive de quelque haute tourelle, mais il y aura un balcon chargé de fleurs, une fenêtre doublée de mousseline, derrière laquelle je vous verrai un jour après avoir longtemps cherché ; et alors il faudra arriver à vous. Vous avez un père, un mari, un frère, qui vous défendront, qu’il faudra tourner, miner, emporter. Herses, tourelles et mâchicoulis qui me séparez de mon héroïne, vous tomberez devant moi, et j’arriverai alors à ses pieds pour lui dire : C’est moi, je vous aime, je vous aime comme un fou, prenez ma vie et donnez-moi votre main à b****r. – Que de folies ! que de belles imaginations ! – Oh ! ces folies, je les ferai ; ces imaginations, je les mettrai à exécution. – Laissons cela. Ne pouvez-vous parler raisonnablement ? – Peut-être n’est-ce pas raisonnablement que je parle ; mais, à coup sûr, je parle sérieusement. – Vous ne prétendez pas me le persuader ? – Aujourd’hui ? non. Mais bientôt, mais quand je vous aurai retrouvée, quand vous me reverrez à votre horizon aller sans cesse autour de vous comme le satellite esclave d’un si bel astre, alors vous reconnaîtrez que j’ai dit vrai. – Mais, Monsieur, si j’étais assez folle pour vous croire, savez-vous que je pourrais trouver vos projets plus qu’extravagants ? – Encore aujourd’hui vous avez raison. Mais alors, en voyant que je le fais, vous vous diriez que je ne pouvais faire autrement et que la passion m’a emporté. – En vérité, Monsieur, nous voilà dans un monde qui m’est tout à fait inconnu. Il faudrait donc que, parce que j’ai eu le malheur de vous rencontrer, je fusse condamnée à voir ma vie persécutée par vous ? Et pour parler sérieusement, et à votre exemple, de quel droit, pour donner à votre vie un intérêt chevaleresque, pour procurer à l’oisiveté de votre opulence l’intérêt d’un roman, de quel droit serais-je troublée, moi, dans ma vie, dans mes habitudes, dans mes devoirs ? de quel droit serais-je insultée dans ma réputation ? car on ne supposerait pas qu’un homme à qui l’on n’a rien fait espérer fit tant d’efforts pour la seule nécessité de se créer un passe-temps qui lui manque. Vous comprenez donc bien que, si je vous écoute, c’est parce qu’il me semble que vous me lisez tout haut un roman que j’entends les yeux fermés. – Pensez-vous que je le laisserai sans dénoûment ? – J’y compte bien. – Sur mon honneur, Madame, vous avez tort : il en aura un tôt ou tard. – Arrêtez ! arrêtez ! s’écria madame Buré en ouvrant une glace et en appelant le postillon. – Que faites-vous, Madame ? – Je veux quitter ce coupé, Monsieur. Il y a, je crois, dans l’intérieur de cette voiture une place vide entre un portefaix et une poissarde ; j’y serai plus convenablement qu’ici. – Vous pouvez descendre, si vous le voulez ; mais mon parti est pris, et, je vous le jure encore sur l’honneur, je vous retrouverai tôt ou tard. Madame Buré referma la glace, et, affectant un air d’aisance que le son de sa voix démentait, elle reprit : – En vérité, je deviens aussi folle que vous. Je vous crois… Je m’alarme… Vous me faites peur… J’oublie que nous plaisantons… Allons, Monsieur, achevez votre conte de fée ; il est fort amusant. – Oh ! ne raillez pas, Madame, je vous aime déjà assez pour supporter vos injures et vos moqueries. Ne voyez-vous pas que vous n’avez que cette nuit pour douter de moi, et que j’ai tout l’avenir pour vous forcer à reconnaître cet amour ? – Encore, Monsieur ? – Toujours, Madame, toujours, et partout où vous me rencontrerez, ce seront les mêmes sentiments et le même langage. – Eh bien ! Monsieur, ajouta madame Buré d’un ton grave, je veux vous parler sérieusement aussi… quoique j’en aie honte. À supposer que vous disiez vrai, à supposer que vous m’aimiez, ou plutôt que vous soyez assez désœuvré pour faire tout ce dont vous parlez, pensez-vous que je ne saurais me défendre ? J’ai un mari, Monsieur, qui est un homme d’honneur ; j’ai un frère qui est un ancien soldat de l’empire : il y aurait peut-être imprudence à les forcer à se placer entre vous et moi. – Oh ! Madame, demandez appui à vous-même, et ne m’opposez pas un obstacle qui, à mon âge, avec l’état dont je suis, ne pourrait être qu’une raison pour moi de persévérer. Menacer un amant d’un mari, un officier de la restauration d’un officier de l’empire, c’est appeler la lutte et le duel, ce serait me forcer à faire ce que j’ai avancé. Ernest prononça cette parole d’un ton de vérité si modeste, que madame Buré comprit qu’il n’y avait point chez lui de fanfaronnade et qu’elle répondit : – Ce n’est pas une menace, Monsieur, je n’en ai pas voulu faire. Vous me réduisez à me défendre, je le fais comme je peux ; je ne doute pas que vous ne soyez plein de courage et d’honneur et que vous ne sachiez exposer votre vie pour un mot, mais un si frivole amour que le vôtre n’en vaut pas la peine. – Il en vaut plus la peine qu’un mot, assurément. – Vous êtes habile et répondez à tout. Eh bien ! Monsieur, j’ai une question à vous faire. Me jurez-vous d’y répondre sincèrement ? – Sur l’honneur, je vous le jure. – Si je vous disais qui je suis, si je vous montrais qu’une folie de jeune homme peut compromettre à tout jamais une femme honorée, que votre apparition dans notre solitude serait un événement, que vos poursuites seraient un scandale où je succomberais assurément sous la calomnie et le ridicule, ne renonceriez-vous pas à vos projets ? Ernest réfléchit longtemps et répondit : – Non. – Non ? – Non, Madame ; en sortant de cette voiture, vous emporterez ma vie. J’ai droit à la vôtre, c’est la loi fatale de l’amour ; je souffrirai par vous, vous souffrirez par moi. Nous serons unis dans la douleur. La douleur est un lien aussi saint que le bonheur : je vous imposerai celui-là. Madame Buré tressaillit, tant la voix d’Ernest avait de résolution inébranlable ; elle se sentit comme prise d’un vertige en pensant à ce qu’elle entendait ; elle mesura d’un coup d’œil tout l’avenir d’inquiétudes, de douleurs, que la folie de cet homme allait lui créer, et, arrivée ainsi à un désespoir réel, elle s’écria : – Mais comment puis-je me sauver de vous, Monsieur ? L’accent qu’elle mit dans cette question était si vrai et si profond qu’Ernest en fut ému ; mais ce ne fut que le trouble d’un instant. – En vérité, lui dit-il, je ne puis vous expliquer le désir insensé qui m’a pris au cœur quand je vous ai vue ; mais ce désir est si implacable, qu’il est impossible qu’entre nous il n’y ait pas une prédestination. Vous devez être à moi… – Monsieur !… – À moi, parce que je vouerai ma vie à vous obtenir, ou parce qu’ici vous vous affranchirez à tout jamais de mes éternelles poursuites. – Je n’ose vous comprendre. – Écoulez, Madame, écoutez. De tous les souvenirs de la jeunesse qui, lorsque nous devenons solitaires et froids dans notre existence, nous jettent de si doux sourires et de si brûlantes chaleurs du passé ; de tous ces heureux enfants de notre bel âge qui dressent leurs têtes blondes près de nos cheveux blancs et qui appuient leurs mains tièdes sur les glaces de notre cœur, de tous ces souvenirs, les souvenirs les plus vivants et les plus enivrants ne sont pas ceux qui, mêlés de joie et de peine, nous ont demandé des années entières pour ne laisser qu’un mot après eux. Les plus puissants sont ces moments de bonheur inouï, qui éclatent dans la vie comme un incendie, qui l’éclairent et la brûlent durant quelques heures, et qui, lorsqu’ils sont éteints, se représentent à nous affranchis de tous les soins endurés pour les obtenir, libres du désespoir de les avoir perdus. Or, ne vous est-il pas arrivé, durant une chaude journée ou durant une nuit silencieuse, seule à l’abri d’une forêt ou assise sur le bord d’un lac, d’entendre passer au loin la mystérieuse harmonie du cor dans les bois ? Ce sauvage concert dont les acteurs vous sont restés inconnus, ces voix qui n’ont duré qu’un moment, ne vous ont-ils point plongée dans une extase plus profonde que toutes celles que vous ont données les musiques les plus parfaites dans des salons illuminés de bougies ou dans une salle comblée de spectateurs ? ne vous en êtes-vous jamais souvenue comme d’un bonheur complet demeuré entre le mystère et vous ? Eh bien ! si cela vous est arrivé, comprenez-moi maintenant. Je vous aime ; je vous aime assez pour vous poursuivre implacablement de mon amour ; je vous aime assez pour échanger la passion longue et obstinée que mon cœur vous a vouée contre une heure, un moment, un éclair de bonheur. Ou vous serez pour moi la fortune qu’on poursuit sans relâche jusqu’à ce qu’on l’ait atteinte, ou vous serez le trésor oublié que j’aurai rencontré par hasard sur une route où je ne repasserai plus.
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