Ernest s’arrêta, madame Buré ne répondit point.
– Vous vous taisez, vous vous taisez !…
– Eh ! que voulez-vous que je vous réponde, Monsieur ? Je vous laisse parler, je n’ai pas autre chose à faire ; vos discours, que j’ai traités de folie, sont devenus une insulte directe et une menace odieuse.
– Oh ! ne croyez pas…
– Que voulez-vous donc que je ne croie pas ? Vous trouvez une femme, et il vous prend fantaisie de désirer cette femme ; et parce qu’elle n’est pas ce que vous vous êtes imaginé, parce que vous croyez deviner qu’elle a quelque considération à ménager, vous la menacez dans cette considération et vous lui dites : Parce que vous êtes une femme qu’on peut perdre, donnez-vous à moi comme une femme perdue. Oh ! c’est odieux et méprisable !
Ernest se tut à son tour, et reprit un moment après :
– Vous avez raison, Madame, vous devez me trouver bien coupable, et il me faudra de longs jours d’épreuves, de longues années de persévérance, pour obtenir de vous cette estime qu’on donne malgré soi à toute passion sincère. Eh bien ! soit, Madame : le temps, le temps est à moi ; il me justifiera, il faut qu’il me justifie.
Il se fit un nouveau silence, et ce fut madame Buré qui le rompit.
– Vous n’avez pas besoin de justification, dit-elle assez froidement ; promettez-moi de renoncer à vos projets, et je vous pardonnerai. Je ne peux vous en vouloir, vous ne me connaissez pas.
– Mais vous me connaissez, Madame, et je vous ai assez offensée pour que ce pardon que vous m’offrez ne soit qu’un moyen de vous défaire d’un misérable…
– Oh ! quel mot !…
– Pourrez-vous me juger autrement après ce que je vous ai dit ? et puis-je vous laisser cette opinion de moi ?
– Mais mon opinion n’a pas la gravité que vous lui supposez. Voyons, Monsieur, vous m’avez dit que j’étais belle, spirituelle ; eh bien ! j’accepte vos éloges, je vous ai assez plu un moment pour vous faire perdre la raison, et je ne vous en veux pas. Redevenez ce que vous étiez d’abord, un homme poli et indifférent, et nous nous quitterons bons amis, je vous le jure.
– Je vous crois, mais je n’accepte pas le marché.
– Pourquoi ?
– Ne me faites pas vous le dire. Je recommencerais à vous insulter peut-être. Mais si demain, dans quelques jours, plus tard, vous me trouvez sur vos pas, partout où vous serez, ne vous en étonnez pas.
– Quoi ! Monsieur, vous ne renoncez pas…
– Non, Madame, non. Mais où vivez-vous donc, je vous prie ? Quels hommes vous entourent, qu’il n’y en ait pas un qui vous ait fait comprendre tout ce que vous pouvez jeter de folie dans la tête et dans le cœur d’un homme ? Vous croyez peut-être que je joue une comédie ? Tenez, mettez votre main sur ma tête et sur mon cœur : ma tête brûle et mon cœur bat avec violence.
Il avait saisi la main de madame Buré, et elle sentait le tremblement convulsif qui agitait Ernest. Elle lui arracha sa main et se prit à trembler aussi, mais d’un effroi insurmontable.
– Vous avez peur ? lui dit-il ; oh ! calmez-vous. Je puis contenir ma tête sans qu’elle éclate, mon cœur sans qu’il se brise, car j’ai une espérance. Je vous reverrai.
– Mais, Monsieur, s’écria madame Buré d’une voix si suppliante qu’on sentait qu’elle croyait à la sincérité des paroles de cet homme ; mais si je vous priais, moi, de ne pas le tenter, si je vous le demandais au nom même de cette folie que je vous ai inspirée ?
– C’est de l’amour, Madame !
– Eh bien ! soit, si je vous le demandais au nom de cet amour, ne me l’accorderiez-vous pas ?
– Non, Madame, non.
– Mais ce serait me perdre, je vous l’ai dit, Monsieur.
Elle s’arrêta, et reprit d’une voix tremblante et entrecoupée :
– Voyons, soyez généreux… Je vous crois, vous m’aimez ; une fatalité inexplicable vous a inspiré cette folle passion ; mais faut-il que moi je la subisse, ou que je devienne aussi insensée que vous pour m’y soustraire ?
– Ah ! Madame ! s’écria Ernest en se rapprochant de madame Buré.
– Allons, calmez-vous, réfléchissez. Que penseriez-vous demain de la femme qui s’oublierait à ce point ?
– Demain, Madame, ce sera un rêve fini, sinon oublié ; demain il y aura entre vous et moi un abîme infranchissable.
– Folie ! Et qui me l’assurera ?
– Ma parole que je vous engage, et ma vie dont vous pouvez disposer si je manque à ma parole.
– Écoutez, Ernest ! Tout ce que je viens d’entendre est si nouveau et si étrange, que ma tête se perd et que je ne sais plus ni ce que je dis ni ce que je fais. Ah ! jurez-le-moi, n’est-ce pas que jamais vous ne tenterez de me revoir ? il y va de mon repos, de ma vie, de mon bonheur. Ernest, jurez-le-moi.
– Oui, je vous le jure : jamais, jamais…
Ernest se rapprocha de madame Buré, qui murmura doucement :
– Jamais, n’est-ce pas, jamais ?
– Jamais ! dit Ernest.
– Ô mon Dieu ! mon Dieu ! prenez pitié de moi.
– Malheureusement, reprit le Diable, ce n’est pas Dieu qui était en tiers dans le coupé de la diligence, et je n’eus pas pitié de cette pauvre femme.
– Et que fit Ernest quand la diligence fut arrivée à Castres ? dit le baron de Luizzi.
Il tint parole une heure, il laissa partir madame Buré sans la suivre, sans s’informer d’elle.
– Et plus tard ?…
– Plus tard, il savait que madame Buré était la femme d’un maître de forges des environs de Quillan ; il apprit que le gouvernement avait commandé une fourniture assez considérable dans cette forge, et il se fit nommer par le ministre pour en surveiller la confection. Chemin faisant, il apprit encore que la famille dans laquelle il allait s’introduire était nombreuse, qu’on la citait comme un modèle de ces mœurs patriarcales qui se rencontrent encore loin du monde, dans quelques demeures inconnues ; il sut que le frère et le mari de madame Buré étaient deux de ces sévères protestants du Midi qui ont gardé leur foi austère dans l’honneur de la famille. On lui parla même de malheurs étranges arrivés dans cette maison, et de la disparition d’une sœur de M. Buré, jeune fille trompée qu’on n’avait osé blâmer, tant on l’avait vue malheureuse, jusqu’au jour où on ne l’avait plus vue.
Si Ernest eût appris que la femme qu’il avait épouvantée de folles menaces n’était qu’une aventurière qui ne s’était pas plus compromise avec lui qu’avec un autre, certes il n’eût point sollicité du gouvernement d’aller à la forge dont elle était la maîtresse. Mais c’était une femme à perdre complétement, à qui il n’avait pas suffisamment à son gré appris l’oubli constant de ses devoirs, et il ne voulut pas laisser sa victoire inachevée. Cet orgueil de séducteur se trouva secouru encore par sa vanité de jeune officier. Un frère et un mari terribles ! mais c’eût été lâcheté que de renoncer à poursuivre la sœur et la femme de ces deux héros ; il y allait de l’honneur d’Ernest, il y allait de son bonheur. Je puis t’assurer qu’il se le persuada. Il se crut assez amoureux pour se pardonner à lui-même son manque de foi, et il compta que madame Buré accueillerait avec la même indulgence un amour assez vrai pour être devenu infidèle à l’amour.
Heureusement pour madame Buré, la nouvelle de la nomination de M. de Labitte arriva avant lui à la forge, de manière que, lorsqu’il se présenta, elle put le recevoir avec une tranquillité si bien jouée, avec une aisance si polie, qu’Ernest eut le droit de penser qu’il aurait eu grand tort de ne pas manquer à sa parole. Ernest logeait à Quillan, mais madame Buré l’invita à dîner. Le jeune officier se trouva tout de suite en présence de cette sainte et nombreuse famille que tu as vue, et où il venait porter le désordre. De vieux parents à cheveux blancs, bons et sereins, ayant derrière eux tout un passé d’honneur, des hommes faits, sérieux et confiants, de jeunes filles candides et discrètes, enfants timides et respectueux, et au milieu d’eux tous, comme le centre par où se touchaient toutes ces affections, madame Buré, bonne et noble, belle et calme. Quoiqu’elle n’eût pas l’air de vouloir faire de ce tableau respectable une leçon pour Ernest, celui-ci n’en fut pas moins touché, et la pensée de repartir immédiatement lui vint au cœur. Mais l’esprit discuta cette pensée et l’eut bientôt convaincue de niaiserie. Ernest fit même tourner toute cette sainteté de famille au profit d’un amour coupable et bien caché à l’ombre de cette pureté générale. L’intrigue en devenait plus piquante.
Le soir venu, les occupations des hommes et les habitudes de retraite des jeunes filles laissèrent Ernest seul avec madame Buré.
– Hortense, lui dit-il, ai-je obtenu ma grâce ?
– En doutez-vous ? répondit-elle. Cependant il est des précautions à prendre pour mon repos. Cette nuit, trouvez-vous à l’extrémité d’un petit chemin qui aboutit à un pavillon situé dans un angle de notre parc ; j’y serai, et je vous ouvrirai la porte. Maintenant retirez-vous ; et, sous prétexte de vous épargner une partie de la route, je vais vous montrer le pavillon et le chemin qui y conduit.
Son bonheur parut si facile à Ernest, qu’il se repentit presque d’avoir tant fait pour y trouver si peu d’obstacles. Cependant il promit d’être au rendez-vous. À minuit, il frappait doucement à la petite porte du pavillon. Une femme ouvrit une fenêtre et demanda :
– Est-ce vous, Ernest ?
– C’est moi !
– Il faudrait escalader cette fenêtre, car je n’ai pu retrouver la clef de la porte.
La fenêtre n’était qu’à cinq ou six pieds du sol, et Ernest en saisit le bord avec facilité. Mais au moment où il s’enlevait à la force des poignets pour achever de la gravir, il sentit comme un anneau de fer glacé s’appuyer sur son front, et il entendit ces seules paroles :
– Vous êtes un infâme, vous avez manqué à votre parole !
Le coup de pistolet partit, et Ernest tomba mort au pied du pavillon.
Dans ce pays de forêts, tout habité par des braconniers, un coup de feu dans la nuit n’étonnait personne. Les ouvriers qui surveillaient les fourneaux écoutèrent, et l’un d’eux s’écria :
– Nous pourrons peut-être bien en manger demain.
– De quoi ? dit M. Buré, qui faisait sa dernière tournée.
– Ma foi ! du lièvre ou du sanglier que sans doute un de nos camarades vient d’abattre dans la forêt.
– Prenez garde ! on finira par vous y prendre, et cette fois je ne payerai pas l’amende.
M. Buré acheva l’inspection de ses ateliers et retourna dans sa maison, où il retrouva sa femme couchée et dormant ou feignant de dormir d’un profond sommeil. On ne découvrit point les assassins, et la famille de madame Buré a grandi sous ses yeux sans que rien n’ait jamais troublé les saintes affections qui unissaient la sœur au frère, la femme au mari, la mère à ses enfants.
Le Diable s’arrêta et dit au baron de Luizzi :
– Et maintenant, qu’en pensez-vous ?
Luizzi se tut, et, après avoir longtemps réfléchi, il répondit :
– Cette femme a sauvé le repos et l’honneur de sa famille.
– Au prix d’un adultère et d’un meurtre ! Est-ce une honnête femme ?
– C’est une femme malheureuse.
– Tu trouves ? elle est pourtant bien calme et bien belle !
– La marquise et madame Dilois auraient-elles de plus terribles secrets dans leur existence ?
– Je te le dirai dans huit jours.
Le Diable disparut, et laissa Luizzi confondu d’étonnement et perdu dans ses doutes.