– Le piége le plus dangereux, c’est votre beauté.
– Taisez-vous, on peut nous entendre. Si quelqu’un entrait, de quoi aurions-nous l’air, si près l’un de l’autre ?
– Nous causons de notre marché.
– En effet, il est si avancé !
– Signez-le !
– Est-ce à une femme à commencer ?
Le baron prit une plume, signa, et, se retournant vers madame Dilois qui était toute triomphante, et dont les yeux baissés semblaient dire qu’elle n’osait voir ce qu’elle allait permettre, il prit ses mains et lui dit :
– Et maintenant, je compte sur votre probité.
Madame Dilois devint toute rouge, et d’une voix pleine de coquetterie elle répondit :
– Prenez, monsieur le baron.
Elle lui tendit sa joue brune et cerise.
Luizzi resta assez stupéfait ; mais il prit le b****r offert.
– Ce n’est guère, dit-il doucement.
– Vrai ? reprit madame Dilois d’un ton dégagé, comme quelqu’un qui vient de payer une grosse dette, il vous faudrait ?…
– Un peu de bonheur.
– Comment l’entendez-vous ?
– Quand un mari est absent… dit-il en regardant la chambre comme pour s’y installer de l’œil.
– Et quand une servante veille ?
– On l’envoie dormir.
– Sans qu’elle ait vu sortir personne ?
– Vous avez raison, mais il est possible de rentrer dans la maison d’où l’on est sorti.
– Vous êtes fertile en expédients.
– Sont-ils impossibles !
– Comment donc ! mais il y a une petite porte près de la grande.
– Et elle peut s’ouvrir pour laisser entrer ?
– Sans doute ; mais pour entrer il faut être dehors. Commençons par là.
– Nous finirons…
– Ah ! monsieur le baron, dit madame Dilois en jouant un sérieux embarras.
– Oui, oui, dit-il d’un air triomphant, chassez-moi bien vite.
Madame Dilois sourit en se mordant les lèvres. Elle ouvrit la porte et appela. La servante parut et éclaira Luizzi, qui échangea avec la belle marchande des signes d’intelligence. Toute cette fin de conversation avait eu lieu sur les limites de plaisanterie et de coquinisme impossibles à poser pour un Parisien. Il faut être du Midi, il faut avoir l’habitude de ce langage et de cet air empreints d’amour qu’ont nos femmes, pour savoir que ce qui partout ailleurs est un aveu, n’est souvent parmi nous qu’un badinage. Luizzi, ou tout autre, devait croire que madame Dilois était une de ces femmes à la fois intéressées et amoureuses, qui se distraient des affaires par le plaisir, mais qui, ne lui donnant que le temps perdu sont obligées de le prendre vite. Elle lui plut ainsi ; il lui sut gré de n’avoir mis dans sa chute que le voile de la gaieté et non celui de l’hypocrisie, et il sortit en regardant combien madame Dilois était jolie et agaçante, combien cette chambre était coquette et blanche. C’était un sanctuaire de plaisir, sinon d’amour, et Luizzi était tout joyeux d’idées jeunes, sinon d’émotions amoureuses. Quand il fut dans la rue, il entendit cadenasser et verrouiller la grosse porte ; alors son imagination, peu satisfaite de sa facile victoire, se prit à désirer que c’eût été le mari qui eût rempli cet office. De cette façon, se dit-il, c’eût été vraiment plaisant ! Eh ! ma foi, si c’est l’amant qui est chargé de ce soin, ce n’est pas moins original. Et, sur cette idée, le baron, traversant et retraversant la rue déserte avec ces larges enjambées de l’homme satisfait de lui-même, se laissa aller à rire tout haut. Un petit rire moqueur, un rire frêle et ténu répondit au sien comme s’il avait été jeté dans son oreille. Le baron se retourna, regarda autour de lui, regarda en l’air : tout était silencieux. Cependant ce rire le troubla ; il semblait avoir trop directement répondu au sien pour qu’il n’eût pas une signification, mais d’où venait-il ? Luizzi ne put le découvrir. Il se rapprocha vivement de la petite porte, comme pour dire à ce rire impertinent : Voilà qui va me venger de cette raillerie. Mais la porte n’était point ouverte : ce n’était pas étonnant, il était sorti depuis si peu de temps ! mais la porte ne s’ouvrit point, et il y avait déjà une demi-heure qu’il était dans la rue, où le froid le gagnait ! L’impatience et la colère le réchauffèrent bientôt : était-il dupe, ou bien un obstacle imprévu retenait-il madame Dilois ? Cette supposition fut longtemps à se présenter à lui. Armand avait pour la repousser sa vanité naturelle d’homme, ses succès passés, son aventure avec la marquise, et surtout le ton de madame Dilois, ce que lui en avait dit madame Barnet et ce qu’il avait supposé de Charles. Il lui fallut encore assez longtemps pour croire que l’on s’était moqué de lui. Mais enfin l’onglée le rendit moins vaniteux. On le laissait à la porte, et peut-être M. Charles le guettait en riant derrière un rideau. Cette odieuse pensée torturait Armand ; car la question n’était déjà plus de posséder ou de ne pas posséder cette femme, mais d’avoir été ou de ne pas avoir été bafoué ; la question était d’être ou de ne pas être ridicule. Hamlet n’était point si agité. Cependant Luizzi n’osait pas encore se persuader qu’on se fût joué de lui à ce point. Une heure entière se passa dans ce combat de l’orgueil contre l’évidence. L’amour-propre est un animal qui a bien plus de têtes que l’hydre de Lerne, et auquel elles repoussent bien plus vite. Luizzi épuisa toutes les suppositions avant d’arriver à la conviction que madame Dilois s’était moquée de lui. Cependant une bonne demi-heure se passa encore, et alors commença une conviction qu’un accident inattendu vint compléter. La porte s’ouvrit ; le baron y courut et se trouva face à face avec le beau Charles, qui sortait. Tous deux, après avoir reculé d’un pas, se regardèrent dans la nuit d’un regard si courroucé, qu’ils s’éclairèrent mutuellement.
– Vous voulez entrer bien tard, dit Charles.
– Pas plus tard que vous ne sortez.
– On vous attend ?
– Après vous, à ce qu’il paraît ; mais je vous jure, mon cher monsieur, que vous n’avez rien à craindre.
– Que voulez-vous dire ?
– Que pour une fois par hasard on pouvait bien me laisser la première place.
– Oseriez-vous penser ?
– Ce que j’ose vous dire, que la maîtresse du logis est la maîtresse du…
– Vous ne le ferez pas, je vous le jure ! s’écria Charles en saisissant Luizzi au bras.
Le baron se dégagea avec un mouvement de colère indignée :
– Allons donc, Monsieur, vous êtes fou ou enragé !
Le mépris avec lequel le baron prononça ces dernières paroles exaspéra Charles ; il s’avança sur Luizzi.
– Savez-vous qui je suis ?
– Un manant qui défend une…
– Monsieur ! cria Charles, taisez-vous ! savez-vous ce que valent les paroles que vous venez de prononcer ?
– Aussi bien que vous ce que vaut une balle de laine.
– Mais je sais aussi ce que vaut une balle de plomb, et je vous l’apprendrai.
– Un duel ! oh non ! non, Monsieur ; c’est assez d’avoir été dupe une fois.
– Prenez-y garde, je saurai bien vous y forcer.
– Vous essayerez.
– Plus tôt que vous ne pensez… Demain au matin je serai chez vous.
– Comme il vous plaira.
Charles s’éloigna rapidement. À peine avait-il disparu, que la porte s’entr’ouvrit et que la voix tremblante de madame Dilois se fit entendre :
– Entrez, entrez, dit-elle tout bas au baron.
Luizzi eut bonne envie de refuser.
– De grâce, entrez, dit madame Dilois.
Charles était déjà loin. Le baron entra. Madame Dilois le saisit par la main : la pauvre femme tremblait. Elle conduisit Luizzi par un escalier dérobé jusque chez elle. Le calme presque virginal de cette chambre avait disparu, le lit était foulé, une lampe de nuit veillait seule. À sa clarté tremblante, Luizzi vit que le déshabillé de madame Dilois était plus complet encore que lorsqu’il l’avait quittée ; elle avait seulement un peignoir de nuit, et elle était descendue les pieds nus.
– Ah ! Monsieur, s’écria-t-elle, que vous ai-je fait pour vouloir me perdre !
– Vous perdre ! dit Luizzi en ricanant, je n’y vois pas de danger, et en tout cas il n’y a pas de ma faute.
Luizzi était exaspéré ; il avait tellement compté sur un triomphe complet qu’il était humilié vis-à-vis de lui-même au plus haut degré. En outre, il était gelé, il se sentait ridicule, il fut sans pitié.
– Quoi ! toute cette plaisanterie, tout ce que nous avons dit, vous l’avez pris au sérieux !
– Comment, au sérieux ! mais il me semble que tout autre à ma place en eût fait autant ?
– Tout autre ! mais pour qui me prenez-vous donc ?
– Pour une fort jolie femme qui aime à se laisser aimer.
– Vous croyez réellement que je vous attendais ?
– Oui, vraiment, je croyais que vous m’attendiez.
– Quelle opinion avez-vous donc des femmes ?
– Ma foi, Madame, une meilleure qu’elles ne méritent, car je croyais que vous m’attendiez seule.
– Quoi ! vous supposez que Charles…
– Allons, allons. Madame : c’est assez d’une plaisanterie, comme vous dites ; être dupe deux fois dans une nuit, c’est trop.
– Oh ! ne parlez pas ainsi, Monsieur, et pardonnez-moi. J’ai été trop loin dans une folie de paroles à laquelle je croyais que vous n’attachiez pas la moindre importance.
Elle s’arrêta, et, haussant les épaules avec une tristesse impatiente, elle ajouta :
– Quoi ! Monsieur, un homme que je ne connaissais pas, que je rencontrais pour la première fois ! et vous avez pu penser… Non, non, c’est impossible…
– C’est tellement possible que je le pense encore.
– Et que vous le direz peut-être, n’est-ce pas ? comme vous en avez menacé Charles ?
– Empêchez ce monsieur de m’y forcer, car assurément je ne me battrai pas avec lui sans en dire la raison à qui voudra l’entendre.
– Et si j’ai assez de pouvoir sur lui pour l’arrêter, que ferez-vous ?
– Oh ! Madame, ceci est une autre affaire ; je ne comprends la discrétion que pour les secrets, et je ne sache pas qu’il y en ait encore entre nous.
– Et il n’y en aura pas, je vous le jure.
– Comme il vous plaira, Madame ; gardons chacun notre liberté.
– Mais je suis mariée, Monsieur !
Luizzi était furieux, il répondit brutalement :
– Et vous avez des enfants, une très-jolie fille, entre autres.
– Ah ! je vous comprends, maintenant. Oui, vous me méprisiez assez, quand vous êtes venu ici, pour oser tout espérer.
– Il me semble que je n’avais pas besoin de celle présomption et que vous avez fait tout ce qu’il fallait pour me l’inspirer.
– Et voilà ce que je ne comprends plus. Vous êtes d’un monde, Monsieur, où les paroles ont, à ce que je vois, un sens plus réel que dans le nôtre.
– Je suis d’un monde, Madame, où l’on ne fait pas de la coquetterie un moyen de commerce.
– Oh ! Monsieur, s’il en est ainsi, voilà votre marché ; vous pouvez le déchirer.
Madame Dilois tendit le papier à Luizzi en se détournant pour cacher ses larmes. Le baron était implacable, il répliqua :
– En vérité, Madame, j’aimerais mieux l’achever, et alors je vous jure que le silence le plus profond…
Madame Dilois fit un geste d’horreur.
– Alors, reprit Luizzi, permettez-moi de me retirer.
Elle prit une bougie, elle l’alluma : le baron vit combien la pauvre femme était pâle et défaite ; elle lui fit signe de la suivre après s’être silencieusement enveloppée d’un châle. Luizzi fut cruellement piqué d’être si froidement et si nettement éconduit.
– Réfléchissez-y bien.
– Mon parti est pris.
– Je suis vindicatif.
– Et moi, je serai innocente, monsieur le baron.
– Adieu donc, Madame.
– Adieu, Monsieur.
Et, sans autres paroles, elle le reconduisit hors de chez elle, et il regagna son hôtel. Il se coucha fort agité, surtout fort inquiet de ce qu’il ferait. Enfin il s’endormit pour ne s’éveiller que fort tard. Dès qu’il eut appelé quelqu’un, il demanda si personne n’était venu le demander.
– Personne.
– Ah ! pensa-t-il, le monsieur Charles se sera ravisé, ou bien sa belle maîtresse l’aura ravisé.
Luizzi se leva, déjeuna, en cherchant un moyen de raconter ce qui lui était arrivé. Il n’eut pas un moment le remords de ce qu’il allait faire. Lorsque l’indiscrétion des hommes ne pardonne pas aux femmes le bonheur qu’elles leur donnent, jugez si elle pardonnera le bonheur qu’ils supposent qu’on a donné à un autre.
Mais une confidence à faire n’est pas une chose si aisée qu’on le pense. Il faut y être provoqué, sous peine de ressembler à un parleur manant et grossier. Luizzi ne savait trop à qui s’adresser, lorsque le domestique annonça M. Barnet.
– C’est le ciel qui me l’envoie, dit Luizzi en pensant que M. Barnet devait être le digne pendant de sa femme.
C’était un gros homme réjoui, à l’air fin et spirituel, aux manières avenantes.
– Vous m’avez fait l’honneur de passer chez moi, monsieur le baron, et ma femme m’a dit que vous aviez désiré avoir des renseignements sur la fortune du marquis du Val.
– C’est vrai… c’est vrai… dit Luizzi. Mais ceux que madame Barnet m’a donnés me suffisent ; d’ailleurs je n’ai plus les mêmes projets, et je voudrais savoir maintenant…
– Où en est la fortune des Dilois ? Ma femme m’a tout dit. Bonne et excellente maison, monsieur le baron, dirigée par une honnête et bonne femme !
– Diable ! vous en répondez bien vite !
– C’est la probité en personne.
– Je ne dis pas non, mais est-ce la sagesse en personne ?
– J’en jurerais sur ma tête.
– Tant mieux pour votre femme, dit Luizzi en riant. Puis il se reprit et ajouta : Pardonnez-moi, j’ai moins que vous confiance en la vertu des femmes, vous ne les voyez guère que le jour de la signature du contrat, et ce jour-là tout est amour, adoration et serments de fidélité ; mais plus tard…