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2019 Words
IV DEUXIÈME NUIT : LA NUIT DANS LA CHAMBRE À COUCHER.Il y alla le soir, à l’heure où les magasins et les bureaux sont fermés, afin de pénétrer dans la vie de madame Dilois quand elle cesserait d’être marchande. Il fut introduit par une servante fort polie, qui, sans l’annoncer, le conduisit jusqu’au premier étage, traversa une petite pièce, et, sans avertir, ouvrit une porte et introduisit le baron dans la chambre en disant : – Voilà un monsieur qui veut vous parler. Madame Dilois parut surprise et embarrassée de cette visite inattendue. Elle était assise d’un côté de la cheminée, le beau commis en face d’elle. La modeste, mais élégante parure du matin était remplacée par un déshabillé où la propreté seule brillait d’un pur éclat, mais qui attestait qu’on se montrait volontiers à M. Charles dans toutes les toilettes. La chambre était dans ce désordre qui annonce l’heure du repos ; la couverture était faite, deux oreillers dormaient sur le traversin. Dans les habitudes luxueuses d’un monde élevé, on ignore ce qu’il peut y avoir d’attrayant à l’œil dans le lustre d’une blancheur éblouissante de linge. C’est à peine si l’on voit la finesse et la neige de la toile parmi les plis de soie d’un lit à la duchesse et les dorures d’une chambre élégante ; mais dans l’habitation modeste d’une petite bourgeoise de province, à côté de ces meubles en noyer noircis par le temps, sous les rideaux de couleur sombre qui l’enveloppent, un lit blanc d’albâtre ressort comme une figure virginale. Tout ce qui est là devant vous, tout cet aspect inattendu ou qui a sa grâce particulière, peut donner au plus froid et au plus timide des désirs soudains et hardis : et si, comme Luizzi, on sort d’une aventure où l’on a vu se jeter dans ses bras une femme d’un rang élevé et pour laquelle on avait encore plus de respect que d’affection, il est permis de penser qu’il peut nous en arriver autant avec la petite bourgeoise qu’on estime coquette et facile, et qu’on se dise : – Pardieu ! voilà une place qui me convient et qu’il faut que j’occupe ce soir. Ce soir, ce soir même, entendez bien ! Il y a de ces conquêtes qui ne flattent que par leur rapidité. Entre un homme comme le baron de Luizzi et une femme comme la marchande de laine, une victoire après un mois ou deux de cour assidue et de soins amoureux ne pouvait avoir rien de très-flatteur et de bien piquant ; mais triompher en quelques heures d’une femme qui, selon la pensée de Luizzi, devait avoir assez l’habitude de la défaite pour avoir toutes les ressources de la défense, cela lui parut original, amusant, désirable. D’ailleurs il y avait là un rival à supplanter, un amant, beaucoup mieux qu’un mari : c’était une vraie bonne fortune. Car persuader à une femme de tromper son mari, c’est la conduire ou la maintenir dans la voie du mariage ; mais la pousser à tromper un amant, la faire faillir à une faute, la rendre infidèle à une infidélité, c’est beaucoup plus difficile, beaucoup plus immoral en amour : cela vaut la peine de réussir. Toutes ces idées, que nous venons d’énumérer longuement, expliquent la résolution de Luizzi plutôt qu’elles ne la dictèrent. Armand, en voyant le beau Charles auprès de madame Dilois, en apercevant ce lit entr’ouvert, se sentit pris de l’irrésistible envie d’y tenir la place qu’il supposait que le beau Charles devait y occuper. Il commença par s’excuser sur l’inconvenance de l’heure. – Pardon, Madame ! dit-il après s’être assis entre Charles et madame Dilois ; pardon de me présenter si tard ! nous autres gens qui ne faisons rien, parce que je crois qu’en vérité nous ne sommes bons à rien, nous commençons la journée si tard, que nous sommes arrivés à la fin sans avoir eu le temps de nous occuper de nos affaires ; excusez-moi donc, Madame, de venir vous importuner des miennes, lorsque les vôtres sont finies depuis longtemps. – Hélas ! Monsieur, reprit madame Dilois avec un petit sourire ennuyé, les affaires ne finissent jamais pour nous, et, lorsque vous êtes entré, je recommençais déjà celles de demain ; nous cherchions à nous rappeler une erreur de compte qui nous échappe depuis huit jours. Luizzi jeta un demi-regard sur le beau Charles, dont il trouva les yeux fixés sur lui. Cet homme est un amant, pensa-t-il ; l’instinct de la jalousie lui a déjà donné de la haine contre moi. Et cette idée servant d’éperon à celle que le baron avait déjà enfourchée, il alla si vite dans ses désirs qu’il se jura d’en arriver à ses fins et qu’il y engagea son honneur. Cependant cela paraissait difficile ; car le commis ne semblait point disposé à se retirer, et quelque bonne opinion qu’on ait de soi ou quelque mauvaise opinion qu’on ait d’une femme, il est difficile de la séduire ou difficile qu’elle se laisse séduire en présence de son amant. Toutefois les femmes ont tant de raisons pour céder à un homme, que l’amour n’entre certainement pas pour un quart dans le nombre de leurs défaites, et Luizzi n’était pas assez novice pour l’ignorer. Aussi chercha-t-il un endroit par où il put avertir madame Dilois qu’il avait besoin d’une conversation particulière. Il répondit donc à ce qu’elle lui avait dit sur la continuelle obsession des affaires : – Et moi, qui n’ai aucun droit d’être ennuyeux, je viens ajouter encore à la persécution commerciale qui pénètre jusque dans votre retraite. Je ne puis me le pardonner, et je vais me retirer, si vous voulez bien m’indiquer une heure où vous serez plus libre de m’entendre. – Je ne veux pas vous donner la peine de repasser encore une fois ; je sais, car vous me l’avez dit, que votre séjour à Toulouse est de peu de durée, et, puisque vous ne pouvez attendre le retour de mon mari… – Oh ! Madame, dit Luizzi en l’interrompant et en reprenant son tour de phrase avec la même inflexion, je savais, car on me l’a dit, qu’en traitant avec vous j’avais affaire au véritable chef de la maison… – Monsieur, je ne comprends pas ce que… – Au véritable chef, en ce sens que c’est en vous que se trouve la volonté, la supériorité, l’intelligence qui ont fait la fortune de votre commerce. – Oui, certes, vous avez raison, reprit Charles ; madame Dilois s’entend mieux aux affaires que le premier négociant de Toulouse, et sans elle la maison Dilois ne serait pas ce qu’elle est. – C’est absolument ce que me disait il y a deux jours madame Barnet. – Madame Barnet ! s’écrièrent ensemble Charles et madame Dilois ; vous la connaissez ? ajouta celle-ci. – M. Barnet est mon notaire, et, m’étant rendu chez lui sans avoir l’adresse de le rencontrer, j’ai eu occasion de voir madame Barnet. – Ah ! quelle chipie ! dit le commis d’un air de mépris. – Vous n’êtes pas reconnaissant, Monsieur, reprit le baron ; elle m’a parlé de vous dans les meilleurs termes, elle m’en a fait un éloge… – Que Monsieur mérite toujours, dit madame Dilois d’un ton piqué. – Peut-être pas de sa part, reprit Luizzi en commentant ces mots d’un sourire et d’un regard très-significatifs. Madame Dilois répondit par un regard et un sourire très-railleurs, puis elle ajouta : – Vous avez beaucoup causé, à ce que je vois, avec madame Barnet ? Quant à Charles, il ne comprit rien : le jeu des physionomies lui fit voir seulement qu’il y avait une finesse dans ce qui venait d’être dit ; mais cette finesse lui échappa, et il en devint plus morose. Madame Dilois le regarda en clignant des yeux avec un air de pitié protectrice, et lui dit : – Je crois, Charles, que vous avez plus envie de dormir que de parler affaires ; retirez-vous, demain nous reparlerons du compte en question. – Oui, Madame, répondit Charles en se levant avec soumission ; et, prenant assez gauchement son chapeau, il salua avec tristesse : Bonsoir, dit-il, madame Dilois ! Bonsoir, bonsoir. Monsieur, je vous salue. Madame Dilois se leva pour éclairer Charles et le reconduire. Cela ne fut pas bien long, mais Luizzi entendit quelques mots échangés à voix basse. Madame Dilois rentra, et Luizzi écouta encore ; il n’entendit pas se fermer la porte de la rue. Charles logeait-il dans la maison, ou bien s’y était-il caché ? Ce n’était pas un obstacle dont le baron eût à s’occuper ; il croyait avoir assez bien jugé madame Dilois pour être sûr que c’était une de ces femmes qui se chargent des soins matériels de leurs aventures, qui savent écarter un importun, ouvrir une porte, faire faire des doubles clefs ; une de ces femmes enfin qui portent dans l’amour l’activité prévoyante et adroite de leur esprit. Toutefois, quand madame Dilois eut repris sa place, Luizzi se hâta de lui dire du ton le plus pénétré qu’il put prendre : – Je vous remercie d’avoir éloigné ce jeune homme. – Et vous avez raison, car je crois qu’il eût été moins facile que moi dans la discussion du marché qui nous reste à faire. Ces paroles de madame Dilois furent prononcées d’un ton si doucement railleur, avec des regards si doucement voilés, que Luizzi en fut presque troublé. Il avait une théorie sur les femmes qui les lui représentait comme toujours prêtes à céder quand on savait les attaquer ; il avait d’elles la plus mauvaise opinion possible quand il en parlait ; mais il redevenait facilement timide et presque toujours gauche quand il leur parlait. Son esprit avait soufflé sur ses belles illusions de jeune homme, mais son cœur avait gardé toute son émotion en présence d’une femme. Il sentit donc que la coquetterie de madame Dilois prenait empire sur lui, il voulut le cacher pour en profiter, et il répondit : – C’est peut-être moi, Madame, que la présence de ce jeune homme eût rendu plus sévère sur les conditions de notre marché. – Et pourquoi cela, Monsieur ? – Oh ! Madame, reprit Luizzi d’assez bonne grâce, j’eusse été sévère pour bien des raisons. La première, c’est que peut-être devant lui je n’aurais pas osé vous dire : Faites comme il vous plaira, je ne veux que votre volonté ; c’est qu’il m’aurait fallu rester marchand devant lui… et puis… – Et puis ? dit madame Dilois. – Et puis, quand la présence d’un homme est irritante, quand sa vue peut vous donner des idées qui vous blessent, sans qu’on ait le droit d’être blessé ; quand on lui envie ce qu’on payerait de tous les sacrifices, on n’est pas très-porté à être généreux, et il faut oublier cet homme pour être à l’aise avec ses propres sentiments. Madame Dilois avait écouté avec une extrême attention : sans doute elle avait compris cette phrase entortillée, car elle fit semblant de ne pas la comprendre. Ceci est d’une tactique très-vulgaire, mais très-immanquable, tactique bonne pour les hommes et pour les femmes, et qui arrive toujours à faire dire beaucoup plus qu’on ne l’oserait. En conséquence, madame Dilois répondit : – Vous avez raison, Monsieur. Charles a un accueil peu aimable ; c’est pour cela que nous ne l’avons pas employé dans nos relations avec nos clients. C’est cependant un garçon fort honnête et fort entendu. – Ce n’est pas à titre de client, Madame, que M. Charles m’eût déplu. Madame Dilois ne put s’empêcher de rire assez doucement, et, se tournant tout à fait vers Luizzi, elle lui dit comme si elle le défiait de lui répondre franchement : – Et à quel titre vous déplaît-il ? – Vous ne le devinez pas ? – Vous voyez bien, monsieur le baron, que je ne veux rien deviner, repartit madame Dilois avec un rire si franc de coquetterie, qu’il devait être ou bien hardi ou bien innocent. – C’est me forcer à tout vous dire. – C’est donc bien désobligeant à entendre ? – C’est difficile à faire comprendre. – En ce cas, revenons au marché des laines, car j’ai l’intelligence très-rebelle. – Si votre cœur n’a pas le même défaut, c’est tout ce que je demande. – Mon cœur, monsieur le baron ! le cœur n’a rien à faire dans ce qui nous occupe. – Le vôtre, peut-être, mais le mien ! – Le vôtre ! est-ce que vous le donnez par-dessus le marché dans la vente de vos laines ? repartit la marchande avec cette expression amoureuse des yeux et de la voix qui dans le Midi est une nature qui s’applique à tout. L’air dont madame Dilois dit cela était en même temps si naïvement railleur, que Luizzi en fut vivement troublé et piqué ; mais il eut l’esprit de le cacher et répondit du même ton : – Non, Madame, quand je le livre, je veux qu’on me paye. – Et de quel prix ? – Du prix ordinaire. Et il osa prendre tendrement les mains de madame Dilois, et il jeta un regard insolent sur le lit entr’ouvert. – Et combien donnez-vous de terme ? reprit-elle en se défendant mal. – J’exige que ce soit au comptant. – Je ne suis pas en fonds, et je raye cet article du marché. – Mais moi je l’y maintiens : tout ou rien. – Vous voulez que la bonne marchandise fasse passer la mauvaise ? dit-elle d’un ton plein de malicieuse gaieté. – Je ne suis pas si négociant, je donne la bonne pour rien, pourvu… – Pourvu qu’on paye la mauvaise, reprit-elle, et d’un prix… – Bien au-dessus de sa valeur, sans doute ? repartit Luizzi d’un air galant. – Ce n’est pas cela que je voulais dire ; mais, en vérité, je ne puis accepter. Assez de folies, monsieur le baron. J’ai voulu faire de l’esprit avec vous, j’ai été prise au piége…
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