3Mondello – Palerme, Sicile
« Rocco, Rocco… » articula lentement don Mimì Zappacosta, assis dans un fauteuil en osier sous le porche de sa résidence estivale de Mondello, au bord de la mer, tout en sirotant une limonade fraîche. Il fit la moue et secoua la tête, consterné : « Rocco, reprit-il d’une voix calme et apparemment bienveillante, mais c’est vrai, ce qu’on me raconte sur toi ? »
Rocco Bonfiglio, jeune homme de vingt ans aux cheveux blonds hérités de Dieu sait quel ancêtre normand débarqué un jour en Sicile, se tenait debout devant don Mimì et il soutenait son regard. Les deux hommes qui l’avaient amené là étaient postés quelques pas en arrière, leur fusil à canon scié en bandoulière.
— Qu’est-ce qu’on vous a raconté ? demanda Rocco.
Don Mimì poussa un soupir.
— Rocco, je te connais depuis combien de temps ?
Il but une gorgée de limonade avant de poser son verre sur la table en osier, près de son fauteuil. Il épingla une broche en or très simple au revers de sa veste en lin blanc, puis se leva. « Je te connais depuis ta naissance », sourit-il en s’approchant de lui. Il lui prit le bras : « Allons nous promener sur la plage, mon docteur dit que la marche me fait du bien. » Il s’appuyait sur Rocco en serrant son avant-bras de sa main maigre, pour lui faire sentir qu’il avait encore de la poigne.
Ils descendirent en silence les cinq marches du porche et traversèrent le jardin rempli de figuiers de barbarie et de grands bougainvilliers aux fleurs violettes qui semblaient de papier. L’un des hommes armés se hâta d’ouvrir la petite barrière donnant directement sur la plage. Le soleil était déjà haut dans le ciel, un léger vent de maestrale ridait légèrement la mer et l’écume des petites vagues s’étalait paresseusement sur la plage.
Rocco était tendu. Être convoqué chez don Mimì Zappacosta, capo mandamento1 des deux quartiers palermitains de Brancaccio et Boccadifalco, n’était jamais une bonne nouvelle. Et Rocco savait bien pourquoi on lui avait imposé cette visite. L’année précédente, avant de mourir, sa mère lui avait recommandé de toujours dire oui aux requêtes de don Mimì, comme tout le monde le faisait, et comme son père lui-même l’avait fait. Or, lui, il avait décidé de dire non. Il voulait que sa vie soit différente, il ne voulait pas de celle à laquelle il était destiné.
Arrivés à l’estran, don Mimì s’arrêta. Il contempla la plage déserte, immaculée, et la mer. « C’est le paradis, ici, non ? » dit-il, sans cesser de serrer l’avant-bras de Rocco. Il glissa la main dans la poche de sa veste et en sortit des morceaux de pain, qu’il lança à quelques pas de lui. Deux mouettes se jetèrent aussitôt sur la nourriture, luttant entre elles. Don Mimì eut un rire : « Chacun doit conquérir son propre paradis, observa-t-il en lançant deux autres bouts de pain. Et, miette après miette, chacun d’entre nous peut conquérir le paradis qu’il mérite, continua-t-il en indiquant les mouettes. Regarde-les bien, Rocco : d’après toi, il les dégoûte, mon pain ? » Rocco demeura silencieux.
— On t’a coupé la langue ? plaisanta don Mimì sans la moindre gaieté dans la voix.
— Non.
— Tu réponds à quelle question, là ?
— Aux deux.
— On ne t’a pas coupé la langue et mon pain ne dégoûte pas les mouettes, c’est ça ?
— Oui.
— Oui, répéta don Mimì pensif, avant de recommencer à marcher. Alors, Rocco, c’est vrai, ce qu’on raconte sur toi ?
— Qu’est-ce qu’on vous a raconté ? répéta Rocco, bien qu’il sache parfaitement à quoi il faisait allusion.
Don Mimì soupira :
— Ah là là, tu les briserais menues même à un saint, toi !
Il s’arrêta, lâcha le bras de Rocco et le regarda droit dans les yeux. Puis il lui donna une pichenette sur la joue : « On m’a raconté que, contrairement à ces mouettes, mon pain te dégoûte. »
Rocco jeta un œil derrière lui. Les deux gardes du corps le suivaient de près.
— Mon pain te dégoûte, Rocco ?
La voix de don Mimì n’avait à présent plus rien de bienveillant.
— Que me reprochez-vous, don Mimì ? finit par demander Rocco.
— Nardu Impellizzeri, mon caporegime2 de Boccadifalco, m’a dit que tu as refusé de devenir un homme d’honneur, répondit l’autre d’un ton dur.
— Don Mimì… commença Rocco, prenant son courage à deux mains. La tension se lisait sur son visage. Son regard tomba sur l’épingle en or accrochée au revers de la veste de don Mimì.
— Moi…
— Quoi, toi ?
— Moi, je ne veux pas faire partie de Cosa Nostra – sans vous offenser, hein ! lâcha-t-il dans un souffle.
— Sans m’offenser ?
Cette fois, don Mimì éleva la voix. Et gifla Rocco. Celui-ci se figea et serra les poings. Les deux hommes de main firent un pas en avant, prêts à intervenir. Don Mimì les arrêta d’un geste sec :
— Tu fais déjà partie de la famiglia, exactement comme ton père.
— Mon père a été tué quand j’avais treize ans ! s’exclama Rocco.
Certaines nuits, il le voyait encore dans ses rêves. Il le voyait sur le parvis de l’église San Giovanni dei Lebbrosi, yeux révulsés et poitrine déchirée par une décharge de plomb destinée à don Mimì.
— Il est mort avec les honneurs, en me sauvant la vie, déclara don Mimì. Et depuis ce jour, la famiglia a pris soin de toi. C’est pas vrai ? As-tu déjà manqué de quoi que ce soit ?
— Je me suis cassé les reins dans votre vignoble, rétorqua Rocco, je vous ai remboursé avec ma sueur.
— Tu as mangé mon pain, insista l’autre en frappant un doigt contre la poitrine du jeune homme. J’aurais pu te mettre à la rue ! Mais, par respect pour ton père, je t’ai gardé près de moi.
— Vos capiregime m’ont obligé à tabasser de pauvres paysans qui ne voulaient pas quitter leurs terres, s’emporta Rocco, les veines du cou gonflées par l’indignation. Et l’hiver dernier, un de leurs gosses a fini par crever de faim ! C’est vous qui les avez ruinés !
— Ils se sont ruinés tout seuls ! répondit-il durement. Je leur avais fait une proposition généreuse, j’étais prêt à acheter leur terre. Mais eux, rien… Ces bouseux stupides et ignorants se sont tournés vers ces connards des Faisceaux socialistes : c’est eux qui l’ont tué, le picciriddu3 !
— Non, c’est moi qui l’ai tué, s’écria Rocco, j’ai sa mort sur la conscience !
— Ne dis pas d’âneries, coupa don Mimì, irrité. Si tu n’avais pas été là, quelqu’un d’autre s’en serait chargé.
— Mais j’étais là, reprit-il sombrement, et c’est pour ça que je ne ferai jamais partie ni de votre famiglia, ni d’aucune autre. Il défia le capo mandamento du regard avant d’achever :
— Moi, je ne suis pas comme mon père.
— Non, en effet, reprit l’autre avec amertume.
Après avoir fixé le jeune homme en silence pendant un instant, il fit volte-face et sortit d’autres morceaux de pain qu’il lança aux oiseaux. Il les observa tandis qu’ils mangeaient.
« Rocco, la vie est un truc compliqué, soupira-t-il sans se retourner. Beaucoup plus compliqué que ce que peut en saisir un jeune comme toi. » Il s’éloigna de quelques pas, pensif, avant de revenir près de lui.
— Et qu’est-ce que tu voudrais faire, alors ?
— Je voudrais être mécanicien, à Palerme.
— Tu te débrouilles bien avec les voitures, c’est vrai. Firmino m’avait dit qu’il t’avait appris tout ce qu’il savait.
— Et lui aussi, il a été tué, ajouta Rocco tout bas.
— Tôt ou tard, tout le monde meurt, et en Sicile, le plomb est une maladie comme une autre, commenta don Mimì d’un ton paisible, comme s’il ne s’agissait là que d’une broutille. Les soldats le savent bien : parfois on tue, parfois on est tué. La vie, c’est la guerre.
— Mais ce n’est pas ma guerre !
— Les soldats font la guerre de leur général, ce n’est pas eux qui décident.
— Eh bien moi, je veux décider.
Rocco regretta aussitôt ce qu’il venait de dire, mais c’était trop tard. Don Mimì le désigna à ses deux gardes du corps :
— Vous entendez les conneries qu’il sort, celui-là ? Il le gifla du revers de la main.
— Ne faites plus jamais ça, don Mimì ! gronda Rocco, hors de lui.
Ses yeux d’un noir profond lançaient des flammes. Don Mimì le frappa à nouveau. Rocco serra les poings mais ne réagit pas.
— Et tu crois que tu peux aller à Palerme et trouver un travail comme ça, en toute impunité ? demanda-t-il d’une voix incroyablement calme. Et moi, j’aurai l’air de quoi, hein ? Tu peux me le dire ? En s’approchant de lui, il murmura : Aussi vrai que Dieu existe, personne ne te donnera de travail.
Rocco soutint son regard, les joues rougies par les claques et par la colère.
« J’aurai l’air de quoi, si tu ne deviens pas un homme d’honneur de ma famiglia ? Des gens vont se dire que je suis faible. Et certains finiront par penser que l’on peut dire non à don Mimì Zappacosta sans que cela tire à conséquence. Tu crois que je peux me le permettre ? » Il lui posa une main sur l’épaule, comme un bon père. « Tu me fais de la peine, Rocco, beaucoup de peine, après tout ce que j’ai fait pour toi et pour ta mère – paix à son âme. » Il prit le visage du jeune entre ses mains. « Pour moi, picciottu, tu es comme un fils ! Et qu’est-ce que je suis censé faire, à présent ? À ta place, un autre serait déjà mort : ça tu le sais, hein ? Si tu es encore vivant, tu le dois uniquement à ton père. »
Pour la première fois depuis le début de cette entrevue, Rocco sentit sa confiance en lui fléchir. La peur lui nouait l’estomac. Il connaissait les méthodes de Cosa Nostra, il avait grandi en contact étroit avec ces gens-là, et peu à peu il s’était habitué à leur fonctionnement, comme les personnes qui, habitant près d’une décharge, ne remarquent plus l’odeur de pourriture dans l’air. Il n’avait jamais tué personne, ni participé à des extorsions, ni mis le feu aux magasins des commerçants tentant de s’opposer au pizzo4. Il était toujours resté à la marge.
Pourtant, l’année précédente, il était devenu avvicinato5, comme on disait dans la région. Il ne l’avait pas choisi, cela avait été décidé ainsi, un point c’est tout. Une nuit, des types l’avaient fait boire, et ils l’avaient emmené avec eux pour tabasser cette famille de paysans. C’était son initiation, le premier pas vers l’affiliation. Rocco se souvenait confusément de tout. Deux semaines plus tard, il avait croisé cette famille de miséreux dans les rues du village de Boccadifalco et ces gens, en le reconnaissant, s’étaient fait tout petits et l’avaient salué d’un air craintif. Rocco s’était senti sale et lâche. Et puis, au cours de l’hiver, un des soldats de don Mimì avait raconté en riant que le benjamin de la famille était mort de faim. De ce jour, Rocco n’avait plus jamais été le même, et il s’était juré de ne plus faire de mal à personne.
« Qu’est-ce que je vais faire de toi, Rocco ? poursuivit don Mimì, de ce ton tranquille plus inquiétant qu’un cri. Il faut que je t’adresse un dernier adieu, que je demande pardon à feu ton père et que je te confie à ces deux-là avant de retourner à ma limonade ? C’est ça ? » Les deux sbires avaient porté la main à leur cran d’arrêt. Rocco sentit les battements de son cœur s’accélérer. Tout le courage qu’il avait eu la veille, devant Nardu Impellizzeri, le caporegime de Boccadifalco, semblait s’être évaporé.
— Aide-moi, Rocco, reprit don Mimì avec un sourire triste sur son visage dur, ne me mets pas dos au mur. Un homme qui se retrouve dos au mur n’a plus le choix. Ne m’oblige pas à prendre cette terrible décision.
— Que voulez-vous de moi ? demanda Rocco en cherchant à maîtriser sa voix.
— Je veux juste que tu trouves un poste de mécanicien à Palerme, dit-il en lui faisant une pichenette sur la joue. Qu’est-ce qu’il y a de mal à ça, hein ? Dis-moi !
Rocco le fixa. Il se sentait de plus en plus faible. Se rendre ou mourir : c’étaient les règles de la mafia.
« Entre dans la famiglia et remplis-moi de fierté. Allez, prête serment ! dit don Mimì d’un ton encourageant. Ne meurs pas en héros. »
Rocco baissa les yeux pour la première fois, vaincu. Il était trop jeune pour mourir.
« Ah, c’est comme ça que je t’aime, picciottu ! » rit don Mimì. Il lui posa une main sur l’épaule et le poussa vers le sol. « Mets-toi à genoux ! »
Les genoux de Rocco s’enfoncèrent dans le sable. Don Mimì dégrafa l’épingle en or qu’il avait accrochée au revers de sa veste et prit la main droite de Rocco. Il saisit fermement l’index du jeune, qu’il piqua sans aucune hésitation, profondément. Il attendit que la goutte de sang grossisse avant de poser une petite image pieuse dessus. « Prends-la entre tes mains ! » dit-il alors à Rocco, qui ne put reconnaître le saint dont il s’agissait, son sang ayant souillé le visage sur l’image. Don Mimì approcha un briquet et y mit le feu.
— Répète : je jure d’être fidèle à Cosa Nostra…
— Je jure… d’être fidèle… à Cosa Nostra… répéta-t-il péniblement, tandis que l’image commençait à brûler en se froissant.
— Si je devais trahir…
— Si je devais trahir…
— … ma chair devra brûler comme brûle cette image.
— … ma chair devra brûler comme brûle cette image, répéta-t-il alors que le feu lui léchait les doigts.
— Bravo, picciottu ! Désormais, tu es un homme d’honneur.
Rocco ouvrit les doigts et un souffle de vent fit voleter l’image à moitié brûlée, comme un papillon noir. Le ton de don Mimì se fit soudain cinglant : « À partir d’aujourd’hui, tu n’es plus le bienvenu chez moi. Tu obéiras à un caporegime à qui tu verseras le dixième de tes gains de mécano. Maintenant, ta vie appartient à la famiglia, ne l’oublie pas. » Puis, sans ajouter mot, il s’en retourna vers la villa, escorté de ses deux gardes.
Rocco demeura immobile, tête basse, à fixer les grains de sable. Puis, lentement, il tourna les yeux vers la mer. « Je suis vivant », se dit-il, sans en éprouver aucun soulagement. Il avait l’impression d’être mort à l’intérieur.
1 Capo mandamento : chef d’un district mafieux à Palerme.
2 Caporegime : grade de la mafia qui est celui d’un chef influent ayant une troupe de soldats sous ses ordres.
3 Picciriddu: «petit» en sicilien.
4 Pizzo: somme d’argent donnée à la mafia en contrepartie d’une protection, qui permet aux mafieux de taxer les commerçants.
5 Avvicinato: aspirant mafieux qui n’est pas encore affilié à une famille.