VIII
Le DérisLe bac où René de Penhoël venait de monter, en compagnie de Benoît Haligan le sorcier était un lourd et grossier chaland qui avait fait un long service, et dont les ais mal joints donnaient passage à l’eau.
Le courant l’entraînait rapidement dans la direction des marais de Glénac. La perche de René, trop courte, touchait à peine le fond du lit de l’Oust. Le chaland tournait sur lui-même et allait à la grâce de Dieu.
Benoît Haligan se tenait debout et immobile au centre du bateau, comme s’il lui eût suffi, pour l’acquit de sa conscience, de partager le danger de son maître.
Depuis que René de Penhoël se trouvait au milieu de l’inondation, le travail désespéré auquel il se livrait et les mille bruits qui l’entouraient l’empêchaient de reconnaître la direction des cris de détresse.
Il les entendait bien encore, mais faiblement, et ces cris, loin de se rapprocher, semblaient s’éloigner sans cesse.
Le maître de Penhoël faisait des efforts incroyables pour arrêter ou changer la marche du bateau, mais il était toujours dans le lit de l’Oust, et le fond lui manquait.
Le premier éclair qui ouvrit les nuages lui montra Penhoël et la double colline déjà dans le lointain. Autour de lui l’inondation étendait une vaste nappe d’eau.
Il cessa de percher et prêta l’oreille. Les cris de détresse ne parvenaient plus jusqu’à lui.
Alors il jeta la perche au fond du chaland et s’assit, découragé, sur le bord. La sueur inondait son front, ses pensées se mêlaient confuses, et il n’avait plus de force.
– Notre monsieur, dit auprès de lui la voix tranquille du passeur de Port-Corbeau, nous allons comme ça tout droit au tournant de la Femme Blanche.
Penhoël releva la tête et sentit comme un superstitieux mouvement de frayeur en voyant auprès de lui la haute et sombre stature de Benoît Haligan. Il ne croyait point aux sorciers, mais on n’est pas pour rien fils des campagnes bretonnes. Une heure vient où l’homme fait se rappelle les terribles histoires qui bercèrent son enfance. La fibre du merveilleux, cette mystérieuse corde tendue au fond du cœur de tout Breton et qui ne s’agite qu’à la pensée des choses de l’autre monde, peut rester muette bien longtemps et vibrer tout à coup dans la conscience étonnée.
Le passeur prenait aux yeux de Penhoël, en ce moment, une taille surhumaine. Penhoël avait un voile sur la vue, au travers duquel il pensait apercevoir l’énorme fantôme de la Femme Blanche, planant au-dessus du gouffre avide.
– Les pauvres malheureux y sont arrivés peut-être avant nous ! murmura-t-il en frissonnant.
– Non, répondit le passeur.
Sa voix, que la vieillesse brisait d’ordinaire, semblait ferme et grave en ce moment solennel.
Un sentiment dont Penhoël n’aurait point su se rendre compte l’empêchait d’implorer l’aide de son lugubre compagnon.
– Savez-vous donc où ils sont ? demanda-t-il enfin pourtant.
– Oui, répliqua Benoît.
– Eh bien ! pourquoi ne prenez-vous pas la perche ?
– Parce que vous ne me l’avez pas ordonné.
– Qu’est-il besoin ?…
Le passeur l’interrompit.
– Penhoël, dit-il d’un ton triste, je n’ai pas beaucoup de jours à vivre désormais… mon corps est à vous, mais je veux garder mon âme… Je vous ai donné un bon conseil, c’est tout ce qu’un serviteur peut faire… Voulez-vous encore sauver ces étrangers au risque de votre vie sur cette terre et de votre salut dans l’autre monde ?
– Je le veux !… prononça Penhoël à voix basse.
– Eh bien ! donnez-moi vos ordres tout haut, afin que Dieu et le démon les entendent… Je sais bien que je ne sauverai pas mon corps… ces gens me tueront : c’est la loi mystérieuse… Mais la Vierge aura pitié de ma pauvre âme !
– Et moi ?… murmura involontairement Penhoël.
– Vous ?… Avant de vous tuer, ils vous damneront !
Il y eut un silence dans le bateau qui fuyait toujours emporté par l’eau bouillonnante. René de Penhoël eut honte de lui-même.
– Folie que tout cela ! s’écria-t-il ; prends la perche et travaille.
– Vous m’ordonnez de les sauver ? dit le vieux Benoît d’une voix lente et emphatique.
– Je te l’ordonne !
– Une fois…
– Oui !
– Deux fois…
– Oui !
– Trois fois…
Penhoël frappa de son pied les planches vermoulues du chaland.
– Cent fois ! s’écria-t-il ; c’est en laissant mourir des chrétiens sans secours qu’on livre son âme à Satan ; marche !
Le passeur prit dans un coin du bac la pelle à épuiser l’eau et s’en servit comme d’une rame pour quitter enfin le lit de la rivière où sa perche n’aurait point trouvé fond. La lourde barque céda lentement à l’effort, tourna une dernière fois sur elle-même et entra dans des eaux plus tranquilles.
Haligan saisit alors la perche et trouva aisément le fond. Le chaland nageait au-dessus de ces grandes prairies que nous avons vues naguère couvertes de troupeaux.
– Prends garde de faire fausse route, dit Penhoël, nous devons être bien loin !…
– Nous sommes en face du bourg de Glénac, répliqua le passeur ; juste à moitié chemin du Port-Corbeau et de la Femme Blanche… Si je peux tomber sur un contre-courant, nous ne mettrons pas plus de temps à monter que nous n’en avons mis à descendre…
Tout en parlant, il perchait avec zèle. La nuit était si profonde qu’on n’apercevait absolument rien autour du bateau, et pourtant nulle hésitation ne se trahissait dans la manœuvre de Benoît le sorcier. Il allait, suivant dans les ténèbres une route directe et invisible. Nul autre que lui n’aurait pu reconnaître les indices vagues et mystérieux qui lui servaient de boussole.
Penhoël, debout au milieu du bateau, tremblait de froid et dévorait son impatience.
– Depuis le temps que nous marchons, murmura-t-il, nous devrions entendre leurs cris.
– Ça ne va pas tarder, répliqua le passeur ; je sais où je vais comme s’il faisait grand soleil… et je sais où ils sont comme si je les voyais… Écoutez !
Penhoël tendit l’oreille avec avidité ; mais il ne saisit d’autre bruit que le sourd fracas de l’orage.
– Il y a trois choses possibles, reprit le passeur : ils ont été entraînés vers le tournant… ils ont gagné l’autre rive à la nage… ou bien ils se sont accrochés aux grands saules qui bordent la prairie sous la route de Redon… S’ils sont dans les saules, nous allons les entendre tout à l’heure… Écoutez encore !
Cette fois, un cri faible et perceptible à peine arriva jusqu’aux oreilles de Penhoël.
– En avant ! s’écria-t-il éveillé tout à coup par cette voix de la détresse.
Ses mains tâtaient le fond du chaland pour chercher une seconde perche.
– Vous pouvez bien patienter quelques minutes… murmura le vieillard, car vous aurez toute votre vie pour regretter notre besogne de cette nuit !
– En avant !… en avant !…
Le passeur n’en travaillait ni moins ni davantage. Il allait, tantôt à droite, tantôt à gauche, se couchant sur sa perche flexible et louvoyant avec une adresse incroyable au milieu des mille courants qui se croisent sur l’étendue des marais.
Le vent portait. On entendait maintenant, distincts et fatigués, les cris des malheureux en souffrance. Penhoël se faisait un porte-voix de ses deux mains pour leur répondre.
Deux ou trois minutes encore, et le chaland touchait les branches baignées des saules.
Robert et Blaise étaient dans l’eau jusqu’aux aisselles. Ils s’accrochaient des deux mains aux troncs chancelants des deux plus grands saules, et sentaient le niveau de l’inondation monter lentement le long de leurs poitrines.
Depuis que la première irruption du déris les avait emportés violemment, aucune voix n’avait répondu à leurs cris de détresse.
Nulle part le moindre rayon d’espoir ne se montrait dans ces ténèbres terribles qui les environnaient.
Ils ne voyaient rien, sinon l’écume tournoyante ; et l’écume montait, montait aux troncs des saules, qui fléchissaient sous le poids de la nappe d’eau comme des roseaux battus par le vent.
Leurs mains se crispaient autour de leurs appuis frêles. Ils ne se parlaient point ; ils criaient.
Quand la voix de René de Penhoël arriva jusqu’à eux pour la première fois, leur agonie durait depuis bien longtemps. Leurs bras tendus faiblissaient, et ils sentaient venir avec désespoir le moment prochain où il leur faudrait lâcher prise.
Ils se turent tous les deux à la fois.
– As-tu entendu ? demanda Robert qui n’osait point croire au témoignage de ses oreilles.
– Oui, répondit Blaise, mais vont-ils nous trouver ?…
– Ils sont bien loin encore, et je n’ai plus de forces !
– Il me semble que mes doigts sont morts !…
Ils prirent haleine et poussèrent ensemble un appel retentissant.
Cet appel eut comme un écho, faible encore, mais distinct.
– Ils viennent !… dit Robert avec un élan de joie ; si Dieu nous sauve, Blaise, il faudra faire pénitence et vivre en chrétiens !
– Pour ma part, je le promets, dit Blaise du fond du cœur.
– Et moi je le jure !
La voix du sauveur invisible se rapprochait.
– Holà !… disait-elle, courage !… tenez-vous ferme !
– Au secours ! au secours !… répliquèrent à l’unisson Robert et Blaise.
Ils commençaient à entendre le bruit de la perche frappant contre les bords du chaland.
– Oh ! oui, reprit Robert, je veux changer de vie !… plus de mensonges !…
– Plus de mauvais coups ! dit l’Endormeur repentant et pénétré.
– Une vie honnête !
– Qu’importe la pauvreté, quand on a une bonne conscience ?
L’eau montait toujours et passait par-dessus leurs épaules. Ils parlaient bien sincèrement.
Quelques secondes s’écoulèrent. Robert distingua le premier dans l’ombre la forme noire du chaland. Cette bienheureuse vision porta une notable atteinte à son esprit de pénitence.
– Attention ! murmura-t-il, tout est peut-être pour le mieux… et nous allons arriver à Penhoël par la bonne porte…
– Est-ce que tu penses encore à ça ? dit Blaise qui gardait son accent contrit.
– Regarde !… reprit Robert.
L’Endormeur aperçut le chaland à son tour.
– Ah diable !… fit-il, c’est différent !…
Benoît Haligan poussa le bateau jusqu’au saule où se retenaient nos deux voyageurs ; puis il planta sa perche à l’arrière et se tint le plus loin possible des étrangers. Le maître de Penhoël opéra tout seul le sauvetage.
Robert et Blaise, cependant, ne voyaient point leur sauveur et le prenaient pour quelque fermier du pays.
Robert, en touchant du pied le bateau, avait repris son rôle avec un sang froid héroïque.
– Que Dieu vous récompense, mon brave ami ! dit-il en s’asseyant, épuisé, sur l’un des bancs. Vous avez sauvé la vie à un homme qui, ce matin encore, aurait pu vous récompenser royalement et faire de vous le métayer le plus riche de la contrée… Mais, à l’heure qu’il est, me voilà plus pauvre qu’un mendiant.
– Mon malheureux maître !… soupira Blaise en domestique fidèle et dévoué.
– Ne murmurons point, reprit Robert, le ciel pouvait nous prendre aussi nos vies.
– Vous avez perdu quelque chose ?… demanda le maître de Penhoël, tandis que Benoît Haligan perchait en silence dans la direction de Port-Corbeau.
– J’ai perdu de bien grosses sommes, mon brave ami, répondit Robert tristement ; et pour les remplacer il me faudra attendre longtemps, car mon pays est au-delà de l’Océan… Mais pour ce qui vous regarde, j’espère que vous ne perdrez pas tout, et que M. le vicomte de Penhoël me viendra en aide pour payer cette dette sacrée.
– Vous connaissez le vicomte de Penhoël ?… demanda René avec étonnement.
Benoît Haligan se prit à écouter de toutes ses oreilles.
Un faux pas pouvait perdre ici à tout jamais le jeune M. Robert de Blois et son écuyer fidèle. Mais sa bonne étoile le servit.
– Je suis étranger, répliqua-t-il, et je n’ai jamais vu le vicomte de Penhoël. Mais je venais dans cette partie de la Bretagne pour une affaire qui le regarde, ainsi que sa famille ; j’avais lieu de penser qu’il serait mon obligé… Désormais les rôles sont intervertis, et je vais être contraint d’implorer son hospitalité, qui est ma seule ressource.
Une foule de questions se pressaient sur la lèvre de René, mais il les contint pour répondre seulement :
– L’hospitalité de Penhoël ne manque à personne, monsieur ; nous allons vous conduire au manoir.
Le chaland touchait l’arrivoir du Port-Corbeau. René de Penhoël aida successivement les deux voyageurs à débarquer.
– Prenez mon bras, dit-il à Robert ; la côte est rude ; Benoît, soutiens l’autre étranger.
– Pas pour tout l’or de la terre !… répondit le passeur qui s’éloigna de Blaise comme on eût fait d’un homme atteint de la peste.
Il gagna sa loge située à une centaine de pas de là, et décrocha la petite lanterne suspendue au-dessus de la porte. Puis il revint vers Penhoël et ses deux hôtes qui montaient lentement la colline.
Il porta la lumière de sa lanterne sur le visage de Robert, puis sur celui de Blaise, et les examina durant quelques secondes en silence.
– Penhoël ! Penhoël ! dit-il ensuite de sa voix creuse et pleine d’emphase, vous l’avez voulu !… Que Dieu vous pardonne !
Une de ses mains touchait l’épaule du maître, l’autre désignait Robert de Blois.
– C’est lui !… ajouta-t-il plus bas. La ruine et le crime sont là ! Je suis bien vieux… mais je verrai trois belles-de-nuit de plus sous mes saules avant de mourir… trois nobles filles !… Penhoël ! Penhoël ! le malheur est sur votre maison !… Prenez garde !…
Robert n’avait pu s’empêcher de tressaillir en apprenant ainsi à l’improviste le nom de son sauveur.
René, que la surprise avait tenu d’abord immobile, se tourna vers le passeur avec colère ; mais celui-ci se dirigeait à grands pas déjà vers sa loge.
Et tout en marchant il grommelait :
– Le malheur est sur lui !… et le malheur est sur moi. Mais moi, la sainte Vierge aura pitié de mon âme !
Il entra dans sa cabane et replaça tant bien que mal la porte sur ses gonds.
Quand Penhoël et ses hôtes passèrent devant le seuil, la loge était solidement barricadée.