VII
Les ressources de BibandierLe réveil de nos deux voyageurs fut d’autant plus rude que leur rêve avait été plus séduisant. Ce coup tombait sur eux à l’improviste. Néanmoins, ils n’en furent point trop abattus.
Malgré le nombre imposant des bandits, Blaise eut même une velléité de résistance.
– Si nous essayions les pistolets du père Géraud ? murmura-t-il.
Le chef des brigands l’entendit, car il s’écria précipitamment :
– Martin !… Michel !… Pierre !… Jean ! et tous les autres !… ne bougez pas… Mais si ce monsieur-là fait mine d’armer son pistolet, fusillez-le-moi comme un lièvre !
Personne ne répondit. Seulement le bruit de feuilles sèches augmenta dans le taillis.
– C’est bien, mes fils, reprit le chef ; pas un mot !… c’est la consigne !… Quand on parle, les voix se reconnaissent, et il en revient toujours quelque chose à la cour d’assises.
Tandis que le chef bavard des bandits taciturnes faisait à ses subordonnés cette leçon de morale, Robert avançait la tête par-dessus le cou de sa monture et tâchait d’apercevoir ses traits ; mais la nuit était trop profonde.
Le uhlan reprit en s’adressant aux deux voyageurs :
– Ah ! ah ! mes pauvres messieurs !… vous n’avez que quarante mille francs de rente, et le gouvernement n’a pas honte de vous demander des impôts !… Savez-vous bien que c’est épouvantable ?
Il s’interrompit pour crier à sa troupe toujours immobile :
– Vous autres, ne bougez pas !…
Robert tendait l’oreille et regardait de tous ses yeux.
Il eût payé dix louis un rayon de lune, sur son aisance future.
– Allons, mes bons amis, poursuivit le bandit, je ne serai pas si méchant que le gouvernement, moi… Je ne vous demande rien, sinon ce que vous avez dans vos poches.
Il arma le fusil qu’il tenait à la main, et ajouta :
– Vous autres, mes enfants, ne bougez pas, mais tenez-vous prêts à faire feu.
Ses soldats, modèles de discipline militaire, ne firent pas un mouvement.
Robert et Blaise ne répondaient point.
– Eh bien ! s’écria le uhlan d’une voix terrifiante, pour avoir votre bourse faudra-t-il prendre votre vie ?
Un bruyant et franc éclat de rire accueillit cette sanglante menace. Blaise ne comprenait point. Quant aux brigands subalternes, ils gardaient imperturbablement leur immobilité grave.
– Ah ! Bibandier ! mon pauvre Bibandier !… s’écria enfin Robert, comme tu es volé !
– Bibandier !… répéta Blaise stupéfait. Pas possible !
Le général en chef des brigands avait tressailli à ce nom.
– Il me semble que je connais cette voix-là…, grommela-t-il. Ah ! satané pays !… on y trouve jusqu’à des amis !…
Plus il parlait, plus Robert riait de tout cœur.
Le brigand posa son fusil par terre et tira un briquet de sa poche.
– Ah çà ! mon brave, reprit Robert, dis un peu à tes hommes que nous sommes des camarades…
– Vous autres, ne bougez pas ! commanda Bibandier qui alluma une petite lanterne de poche.
Il en éclaira successivement le visage des deux voyageurs.
– L’Endormeur ! s’écria-t-il, et ce diable d’Américain !… Ah çà ! vous croyez peut-être que je suis content de vous voir ?…
– Une poignée de main, mon bonhomme, dit Robert.
– Quand je pense que je les suivais depuis dix minutes, grommela Bibandier, et que je les entendais parler de leurs rentes !…
– Et de ces coquines d’impositions, dit Blaise que la gaieté de Robert gagnait enfin.
– Ah çà ! s’écria Bibandier, vous jouez donc la comédie pour vous tout seuls ?
– Il y a une chose certaine, mon brave, répliqua Robert, c’est que nous ne parlions pas à ton intention… Nous te croyions à Brest.
– J’en viens.
– Éclaire-toi donc un peu que nous te regardions…
Bibandier retourna complaisamment l’œil rond de sa petite lanterne, et nos deux voyageurs virent son visage, qui exprimait en ce moment le désappointement le plus douloureux.
C’était un homme de trente-cinq à quarante ans, maigre et long comme une gaule. D’énormes favoris, taillés à la Cartouche, essayaient en vain de lui donner une physionomie féroce. Il avait eu beau mêler sa barbe et ses cheveux d’une façon sauvage, c’était évidemment un brigand assez débonnaire.
– Mon pauvre Bibandier, dit Robert, comme te voilà triste !… Il me semble pourtant que quand on a la clef des champs et une troupe superbe…
Bibandier poussa un gros soupir.
– Je mange du pain noir et je bois de l’eau, répliqua-t-il d’un accent plaintif ; depuis un mois que je suis dans ces affreuses landes, je n’ai pas une seule pièce d’argent blanc… je regrette le bagne !
– Que dis-tu là ?
– Ah ! Paris !… Paris !… s’écria Bibandier avec attendrissement ; une heure de faction dans n’importe quelle rue, après minuit sonné, vous donne de quoi passer joyeusement la quinzaine… c’est pour retourner à Paris que je travaille…, et si vous saviez comme je me donne du mal !… Ce soir, en vous voyant arriver, je flairais une aubaine… je me disais : Au moins, ce ne sont pas de ces rustres du bourg de Bains, du bourg de Glénac ou du bourg de Saint-Vincent, portant de lourds bâtons pour défendre la demi-douzaine de gros sous qu’ils ont dans leurs poches… Quand je vous ai entendus parler de vos rentes, mon cœur a battu… j’ai revu Paris… mon garni de la Chapelle !… J’ai senti l’odeur de la cuisine bourgeoise où nous dînions ensemble quand les eaux étaient basses… Mais non ! la déveine est la déveine !… et je commence à croire que je mourrai de faim dans mon trou !
– Y a-t-il encore de l’eau-de-vie dans la gourde ? demanda Robert.
– Le père Géraud l’a remplie, répondit Blaise.
– Alors descends… il est de bonne heure… et on peut bien fumer une pipe avec un ancien.
Nos deux voyageurs mirent pied à terre, et attachèrent leurs montures aux branches du taillis.
Les feuilles sèches cependant ne remuaient plus. L’armée de Bibandier gardait son immobilité modèle et semblait attendre un ordre du chef pour rompre les rangs.
Un grand chien maigre comme son maître était sorti du bois et tournait autour des chevaux, la queue basse et d’un air affamé.
– Ah çà ! mon brave, dit Robert en présentant la gourde à Bibandier, je ne te comprends pas !… Il n’y a pas un pays au monde où une douzaine de bons garçons ne puissent se tirer d’affaire… Que diable fais-tu donc de tous ces grands gaillards ?
Le pauvre bandit but une énorme lampée d’eau-de-vie. Cela parut lui rendre un peu de cœur, et il reprit en essayant de sourire :
– Cela fait donc de l’effet tout de même ?
Robert et Blaise regardèrent les silencieux brigands.
– Un effet superbe ! répondit Blaise.
– Avec ça, ajouta Robert, on aurait de quoi arrêter une caravane !…
Le sourire de Bibandier se changea en un bon gros rire.
– Oh ! oh ! oh ! fit-il ; je ne suis pourtant pas en train de folâtrer !… Ne bougez pas, vous autres !… Ah ! dame ! c’est bien obéissant !… Et puis ça ne coûte pas cher de nourriture !
Il remit la gourde dans sa bouche, puis il ajouta en secouant la tête :
– Martin, Michel, Jean, Bonaventure et les autres sont des manches à balai dévoués que j’habille comme je peux…
– Bah ! firent en même temps Blaise et Robert. Nous les avons entendus remuer dans le taillis.
– Ici, Médor !… cria Bibandier.
Le chien maigre s’approcha en rampant.
– C’est Médor qui est chargé de ce rôle, reprit le malheureux brigand ; il fouille les feuilles sèches avec ses pattes… et il est dressé à se démener comme un diable quand je crie : Attention ! vous autres !…
Robert prit la lanterne et alla reconnaître les bandits subalternes, qui étaient en effet des piquets de bois plantés le long de la route et affublés de guenilles.
– Et ne pas gagner sa vie avec une imagination comme cela ! murmura Blaise ; il y a des gens qui n’ont pas de chance !
– Eh bien ! dit Robert, j’aurais cru que le pays était bon pour ce genre de commerce… on m’a tant parlé des uhlans !…
– C’est moi qui suis les uhlans, répondit Bibandier ; moi et Médor… c’est-à-dire, il y en a bien d’autres, là-bas, au-delà des marais de Glénac… mais ce sont des poules mouillées qui ne savent rien de rien !… J’ai voulu m’enrôler parmi eux… pas moyen !… Et maintenant ils me cherchent partout pour m’étrangler, sous prétexte que je leur fais une mauvaise réputation. Je ne tue personne, pourtant, car mon fusil lui-même n’est qu’une trique de châtaignier.
– Bourre ta pipe, mon pauvre Bibandier, dit Robert, et asseyons-nous un petit instant.
– Attendez, répliqua le chef des uhlans ; l’herbe est mouillée, et je vais vous prêter mes hommes pour vous asseoir.
Il arrangea en effet les haillons de ses prétendus soldats sur le talus, déposa son prétendu fusil contre un arbre, et prit place à côté de nos deux voyageurs.
D’après les choses qui se dirent dans cette réunion, il eût été facile de comprendre que Blaise et même le jeune M. Robert de Blois avaient mené récemment à Paris une vie peu exemplaire.
On se rappela en commun d’assez bons tours. Nos deux voyageurs et Bibandier faisaient un trio d’excellents compagnons.
La gourde se vidait rondement.
Bibandier ne tarissait pas sur les traverses qu’il avait éprouvées depuis son évasion du bagne de Brest.
– Vous voyez bien pourtant que je fais de mon mieux, disait-il avec mélancolie ; je ne demande qu’à travailler honnêtement… mais je crois que je serai forcé un beau jour, pour éviter la famine, de manger mon pauvre ami Médor.
– Triste rôti !… fit observer Blaise.
Médor hurla plaintivement.
– Avec mes hommes et mon industrie, reprit l’infortuné bandit, je ne gagne pas cinq sous par jour… Médor m’apporte parfois une poule étique que je mets au pot… Ce sont les jours de fête !… Nous mangeons cela en famille… Le reste du temps il faut jeûner…
– Où demeures-tu ? demanda Robert.
– Pour ça, je ne suis pas trop mal logé… Il y aura bien où nous mettre tous trois si vous voulez vous associer à mon commerce… J’ai un vieux moulin à vent pour moi tout seul… et l’on y est très bien, excepté les jours de pluie.
– La toiture est trouée ?
– Non pas… il n’y a plus de toiture… Mais parlez-moi donc un peu de vous, mes anciens ! Que venez-vous tramer par ici ?
Robert se leva au lieu de répondre, et secoua les cendres de sa pipe.
– Il me semble que je sens des gouttes de pluie, dit-il.
– Ce ne sera rien, mon fils… Tu ne veux donc pas me dire… ?
– J’espère bien que nous nous reverrons !… Mais du diable si ce n’est pas un orage !… Allons, Blaise !… en route !…
– En route pour quel pays ? demanda encore Bibandier ; voulez-vous m’emmener ?
Robert se mit lestement en selle.
– Nous voulons faire mieux, répliqua-t-il ; quant à moi, je ne peux pas digérer l’idée de te laisser dans la misère… Il nous reste sept francs cinquante…
– Et tu vas partager ? s’écria Bibandier attendri.
– Je te laisse tout !
Bibandier n’eut que la force de tendre la main, tant il restait abasourdi devant cet excès de magnanimité.
– Mais…, voulut dire Blaise.
– Tais-toi ! répliqua Robert ; il entrait dans mon plan d’être dévalisé…
– Voilà un ami ! s’écriait cependant le fanatique uhlan avec componction ; y avait-il longtemps que je n’avais palpé de ces pièces blanches !… Américain ! tu es un vrai !… Donne-moi ton adresse et j’irai te voir au bout du monde !…
Robert allongea un coup de houssine au cheval de Blaise, et ils partirent tous les deux au grand trot.
Bibandier fit un paquet de ses camarades et les emporta sous son bras. Grâce aux largesses de Robert, il avait de quoi nourrir toute sa troupe pendant une semaine.
– Voilà pourtant ce qu’on peut devenir, disait le jeune M. de Blois à son domestique, quand on n’a pas de tenue !… Ce garçon-là aurait pu faire quelque chose, mais quelles manières !… Si nous gagnons la partie, je lui donnerai de quoi retourner à Paris… à moins qu’il n’y ait à faire quelque besogne désagréable, auquel cas je lui promets la préférence.
Blaise était occupé à relever le collet de sa blouse pour se défendre contre le vent qui lui envoyait de larges gouttes de pluie au visage.
– Ça s’annonce drôlement bien ! grommela-t-il ; nous allons en voir de rudes !…
La tempête avait, en effet, éclaté avec une violence soudaine. À peine étaient-ils à trois ou quatre cents pas de l’endroit où ils avaient fait halte, que déjà leurs habits ruisselaient de pluie. Le vent grondait furieusement dans les taillis. De temps en temps un éclair s’allumait dans l’obscurité profonde, et leur montrait la route fangeuse qui s’allongeait à perte de vue.
Blaise grelottait et se plaignait. Robert, au contraire, gardait son imperturbable bonne humeur.
– Bravo ! disait-il ; j’aurais commandé cet orage qu’il ne serait pas tombé plus à propos… Au moins arriverons-nous à Penhoël dans un état convenable…
Une demi-heure se passa. La tempête semblait redoubler de rage. Tout à coup les deux chevaux s’arrêtèrent en même temps.
Robert voulut pousser le sien, mais l’animal ne bougea pas.
– Il y a de l’eau là, devant nous, dit l’Endormeur.
Un éclair se chargea de confirmer son assertion. Durant le quart d’une seconde ils virent le cours tranquille de l’Oust, la double colline et la silhouette du manoir de Penhoël.
– Nous sommes au bout de nos peines ! dit Robert. Ah çà ! voici un ruisseau qu’on sauterait à pieds joints… Cette fameuse inondation dont on nous parlait tant ressemble un peu aux terribles uhlans, résumés dans la personne de notre ami Bibandier.
– C’est le pays des bâtons flottants, repartit Blaise ranimé à l’espoir prochain d’un bon gîte ; si nous appelions le passeur ?…
– Au bac !… au bac !… cria Robert.
Personne ne répondit sur l’autre rive.
Ils répétèrent leur cri, et durant deux ou trois minutes, ils s’enrouèrent à l’unisson.
– En définitive, dit Robert que rien ne pouvait entamer, il ne serait peut-être pas mauvais de passer ce ruisseau à la nage… Les uhlans, la tempête, et, pour finir, un bain… avec cela on peut se présenter tout nus !
Blaise criait :
– Au bac !… holà le passeur !… au bac !
Ils avaient mis pied à terre tous les deux.
Depuis quelques minutes, ils entendaient derrière les collines le son rauque d’une trompe et des clameurs lointaines dont ils ne saisissaient point le sens.
Blaise était vaguement effrayé.
– Écoute !… murmura-t-il ; la trompe se rapproche…
– C’est un homme à cheval, répliqua Robert.
– Que diable signifie tout cela ?…
En ce moment le messager passa au grand galop sur l’autre rive en jetant son cri :
– L’eau !… l’eau !… l’eau !
Blaise eut un frisson.
– Rebroussons chemin, prononça-t-il d’une voix déjà effrayée.
Robert haussa les épaules.
– Quand le ruisseau croîtrait d’un pied, dit-il, nous en aurions jusqu’au genou… La belle affaire !…
Un fracas sourd se faisait derrière les collines.
Bientôt une masse blanche et phosphorescente se précipita dans la gorge avec un mugissement.
Les deux chevaux se dressèrent sur leurs jarrets et reniflèrent bruyamment ; puis ils firent en même temps un bond en arrière et s’enfuirent au grand galop.
– Nous sommes perdus !… balbutia Blaise qui essaya de s’enfuir à son tour.
Mais il sentit un froid subit à ses pieds, puis tout le long de son corps : il perdait plante.
Il y avait six pieds d’eau à l’endroit où Robert et lui étaient debout naguère, et l’inondation furieuse les entraînait avec une violence inouïe.
Ils ne voyaient rien dans les ténèbres profondes, sinon cette phosphorescence faible qui est à la surface de l’eau bouillonnante.
Ils criaient au secours de toutes leurs forces, mais il leur semblait que ces cris impuissants devaient se perdre parmi les mille bruits qui les entouraient.
Ils luttaient, mais sans espoir. C’était l’heure de la mort.