IX - Un hôte charmant-1

3005 Words
IX Un hôte charmantIl y avait une demi-heure environ que Robert de Blois et son domestique Blaise avaient franchi le seuil du manoir de Penhoël. La famille et ses hôtes étaient rassemblés dans la salle à manger autour d’une grande table en bois de chêne dont la nappe couvrait à peine une moitié. On était en train de souper sur le haut bout de cette table. L’autre extrémité demeurait nue et déserte. Sur la nappe d’une blancheur éclatante, il y avait abondance de mets. Aux quatre coins, de hautes et belles cruches en faïence brune, pleines de cidre nouveau, avaient encore leur couronne de mousse. Le bénédicité avait été prononcé par Madame ; les assiettes étaient pleines ; on mangeait d’excellent appétit. Robert de Blois s’asseyait à la droite du maître de Penhoël ; il avait à sa gauche Madame, qui, dans les jours froids de l’hiver, abandonnait volontiers son poste d’honneur au centre de la table pour se rapprocher de la cheminée. Derrière Robert, se tenait Blaise, à qui l’on avait donné, comme à son maître, un habillement sec. L’Endormeur faisait son apprentissage de valet de chambre. Il y allait de bon cœur, et se trouvait assurément mieux là qu’entre les branches de son saule. Néanmoins son œil comptait avec mélancolie les excellents morceaux dévorés par Robert. Il se demandait peut-être si c’était un présage, et si, en toutes choses, lui, Blaise, à cause de la position qu’il avait acceptée, ne serait point contraint à vivre sur les restes de Robert… Celui-ci, tout en mangeant d’un merveilleux appétit, employait son temps le mieux qu’il pouvait. Grâce aux renseignements du père Géraud, il avait mis un nom, dès le premier coup, sur chacune de ces figures inconnues. La description de l’aubergiste, exacte et complète, lui était un garant de l’exactitude des autres détails puisés à la même source. Et pourtant, si l’on passait des personnes à l’ensemble de cet intérieur campagnard, les notes fournies par maître Géraud semblaient tourner un peu à l’exagération. Robert, qui travaillait de l’œil presque autant que de la mâchoire, cherchait en vain autour de lui ces symptômes annoncés de drame latent et intime, qui lui eût donné tant de facilité pour pêcher en eau trouble. Toutes les figures lui semblaient d’un calme désespérant. Il ne voyait là qu’une jeune mère, heureuse entre son mari et son enfant. Le reste de l’assemblée, l’oncle Jean, ses filles, Vincent et Roger complétaient pour lui une de ces belles et bonnes familles, dont la félicité uniforme, et légèrement ennuyeuse, ferait l’effroi de nombre de gens malheureux dans nos villes. Le lecteur, resté sous l’impression de la scène du salon de Penhoël, aurait lui-même éprouvé, pour un peu, la surprise de Robert. L’aspect avait en effet changé. Ce n’était plus ce sombre silence, pesant naguère sur les hôtes du manoir et coupé, à de rares intervalles, par des paroles de triste augure. L’arrivée d’un étranger, qui est toujours un évènement dans ce coin reculé de la Bretagne, empruntait ici aux circonstances qui l’avaient accompagnée une émotion d’intérêt et de curiosité. Il ne faut pas entrer brusquement dans le ruisseau dont on veut scruter le cours tranquille. L’eau se trouble, le poisson se cache, et ce luisant caillou que vous vouliez voir de plus près a disparu sous la vase soulevée par votre pied imprudent. Robert se faisait écran à lui-même. En outre, il faut bien le dire, à l’heure où nous avons pénétré pour la première fois dans le manoir, René avait auprès de lui un flacon d’eau-de-vie à moitié vide. Or Penhoël à jeun était un mari confiant et doux, mais il avait l’ivresse farouche, et l’alcool changeait en noires visions les souvenirs douloureux qui étaient au fond de son âme. L’expédition sur le marais avait entièrement dissipé les fumées de l’eau-de-vie. Son cerveau était libre, et la conscience qu’il avait d’avoir sauvé la vie à deux hommes lui mettait du contentement au cœur. Seul, parmi les convives qui entouraient la table, l’oncle Jean avait gardé la mélancolie que nous avons vue naguère sur son vénérable visage. Seul il songeait encore à celui dont le nom, prononcé à l’improviste, avait produit une sensation si pénible, une heure auparavant, parmi les hôtes de Penhoël. Mais le cœur de l’oncle Jean n’oubliait jamais l’absent, et il fêtait silencieusement au fond de son âme aimante et bonne ce jour anniversaire du départ de l’aîné de Penhoël. Tout le reste de l’assemblée s’occupait énormément de l’étranger. L’homme de loi et le bon maître d’école le considéraient avec cette attention curieuse que nos badauds de Paris mettent à lorgner un Éthiopien ou un O-jib-be-was. Les jeunes filles admiraient sa tête expressive et belle. Roger voyait, à tout hasard, en lui un héros de roman. Vincent, au contraire, éprouvait à le contempler un sentiment hostile, et tâchait en vain de s’expliquer à lui-même cette instinctive aversion. Ses yeux allaient incessamment de l’étranger à Blanche de Penhoël, comme s’il eût redouté pour l’enfant un danger inconnu… – À votre santé, mon cher hôte ! dit Robert en portant son verre à ses lèvres ; et, pour la centième fois, recevez mes actions de grâces… Sans vous, Dieu sait où je serais à cette heure ! – Je n’ai fait que mon devoir, répliqua le maître de Penhoël. – Ce n’était pas ainsi que l’entendait votre sombre pilote ! reprit Robert en souriant. – Benoît Haligan est un digne cœur ! dit Madame ; il a sauvé bien des malheureux en danger de mort… mais son esprit est faible… et nos campagnes ont des préjugés un peu sauvages… Robert s’inclina respectueusement. – C’est un pays heureux et béni, madame, murmura-t-il, que celui où Dieu a mis dans le cœur des puissants le remède à l’ignorance du pauvre… Bien que nous ayons vu Robert en parfait compagnonnage avec le gros Blaise et Bibandier, il n’avait pas été sans fréquenter probablement meilleure compagnie ; car, à l’occasion, il savait prendre des manières élégantes et courtoises. Peut-être, dans un de ces salons modèles qui font la gloire de nos aristocratiques faubourgs, les habiles eussent-ils distingué quelques taches légères dans son jeu : nous disons peut-être mais à Penhoël, son ton semblait exquis, et à chacune de ses paroles haussait, en quelque sorte, le piédestal de sa supériorité. Si quelqu’un éprouvait un peu de gêne, ce n’était pas lui assurément, mais bien le maître de Penhoël. Quant à Madame, ses grâces simples et nobles valaient pour le moins cet ensemble de conventions subtiles qui est la science du monde. – On m’avait bien dit, reprit Robert, ce que je trouverais à Penhoël !… Mais certaines gens ont le bonheur d’être ainsi faits que, pour eux, la renommée est toujours au-dessous de la vérité… Peut-être ne dois-je pas rester en France bien longtemps désormais… Quoi qu’il en soit, j’aurai vu ce que d’autres cherchent en vain parfois toute leur vie…, la maison d’un vrai gentilhomme !… Penhoël rougit d’orgueil. Robert tendit son assiette vide par-dessus son épaule, et Blaise la prit en poussant un gros soupir. Robert se retourna vivement. – Comment ! s’écria-t-il avec une bonté charmante, c’est toi qui es là, mon pauvre garçon ? – J’ai voulu servir monsieur…, commença Blaise. – Va-t’en bien vite ! interrompit Robert. Madame, veuillez me pardonner, je vous en prie… mais Blaise est un domestique comme on n’en voit guère… J’ose réclamer pour lui une part des bontés dont vous voulez bien me combler. Tout le monde, à commencer par le maître de Penhoël et Madame, sut gré à Robert de ce bon mouvement. Ce n’était pas seulement un homme d’une distinction rare, c’était encore un généreux cœur. On éprouve un plaisir véritable à découvrir ainsi des qualités sérieuses chez l’homme qui a su plaire au premier aspect. Les jeunes filles et Madame remercièrent l’étranger du regard, et Blaise reconnaissant gagna l’office. Le souper durait depuis vingt minutes, et il y avait bien une heure que Robert était entré à Penhoël ; néanmoins, et malgré cette circonstance que Robert avait parlé, dans le bateau, d’une mission dont il était chargé pour le maître du manoir, aucune question ne lui avait été adressée. C’était, à coup sûr, de la fine fleur d’hospitalité. Mais Robert ne l’appréciait point. Il eût préféré un empressement indiscret et curieux, parce qu’il avait son histoire toute prête. Voyant, cependant, que la question ne venait point, il se résigna à prendre la parole. – Vicomte, dit-il en tendant la main au maître de Penhoël avec un laisser-aller tout aimable, il ne me convient pas de me prévaloir de votre réserve, et je veux que vous sachiez, à tout le moins, le nom de l’hôte que le hasard vous envoie… Je m’appelle Robert de Blois. Penhoël s’inclina. – C’est un vieux nom breton, dit-il ; vous devez connaître cela, mon oncle ? L’oncle Jean, comme presque tous les vieux gentilshommes de campagne, était un vivant armorial. – Certes, répliqua-t-il, nous avons plusieurs familles… et sans parler de la maison ducale dont un membre porta ce nom, il y a les de Blois de Quimper et les de Blois de Moncontour… – Ma famille était, en effet, originaire de basse Bretagne, reprit Robert ; mais je ne puis prétendre qu’à une parenté bien éloignée avec les races honorables dont vous me parlez, monsieur… car mes pères habitent l’Amérique depuis fort longtemps déjà. L’oncle Jean murmura en recueillant ses souvenirs. – J’y suis !… ce doit être cela !… Un chevalier de Blois, du nom d’Émery, fut contraint d’émigrer lors de l’édit de Nantes… Robert regarda l’oncle avec admiration. – Il est de fait, dit-il, que mon bisaïeul portait le nom d’Émery !… Quoi qu’il en soit, j’ai quitté Boston, résidence de mon père, pour venir traiter en France des affaires assez considérables… Une de ces affaires m’appelait dans ce pays… Depuis mon arrivée en France, je n’avais pas eu d’aventures… Paris et ses filous m’avaient laissé ma bourse… Ma chaise de poste avait roulé, de nuit comme de jour, sans être arrêtée jamais par aucun de ces bandits classiques qui deviennent presque aussi rares que les revenants…, mais, aujourd’hui, je me suis dédommagé, je vous jure !… Voici mon histoire en deux mots… Je suis arrivé ce matin à Redon, porteur de valeurs importantes… j’avais une mission à remplir dans l’intérieur du pays… Le bon aubergiste de Redon, maître Géraud, ne m’a pas laissé ignorer les dangers de la route… mais je n’y voulais point croire… et d’ailleurs je tenais essentiellement à remplir moi-même mon message… Je suis parti ; à une lieue de Redon, j’ai rencontré des bandits qui m’ont dévalisé. – Les uhlans !… murmura-t-on à la ronde. – Je ne saurais pas vous dire au juste… C’était une armée entière de coquins à mines épouvantables ! – Et ils vous ont tout pris ? demanda Madame. – Tout mon argent… Mais ces brigands ne me paraissent pas arrivés à un degré très avancé de civilisation, car ils laissèrent dans ma valise mon portefeuille, bourré de bank-notes. – Ah !… fit-on avec contentement autour de la table. – Permettez !… je n’en suis pas beaucoup plus riche… Ma valise et tous les papiers qu’elle contenait sont maintenant bien loin si votre infernale rivière a continué de courir le même train… – C’est vrai !… le déris !… murmura l’assemblée qui prenait au récit et à l’homme un intérêt de plus en plus vif. Les deux charmantes filles de l’oncle Jean oubliaient de manger pour le regarder. Elles écoutaient, bouche béante, et ne détachaient point de l’étranger leurs yeux hardis à force de candeur. Elles éprouvaient au même degré toutes les deux un sentiment étrange et nouveau. Une corde, qui était restée muette jusque-là, vibrait énergiquement au fond de leur âme. Un horizon inconnu s’élargissait tout à coup au-devant d’elles. On eût dit qu’elles entrevoyaient le monde… Au nom de Paris, elles avaient échangé un rapide regard, et un éclair s’était allumé dans leurs prunelles. Blanche, timide enfant, se cachait à demi derrière sa mère et regardait à la dérobée. Roger admirait de tout son cœur ; il n’avait jamais rien vu de comparable à ce brillant cavalier, égarant tout à coup sa fine élégance au milieu des landes bretonnes. Quant à Vincent, il gardait toujours sa physionomie rude et sombre. Le maître d’école et l’homme de loi, placés côte à côte au bas bout de la table, avaient surtout envie de savoir ce que contenait d’argent la fameuse valise. – On a retrouvé plus d’une fois sur le gazon du marais, dit le père Chauvette avec modestie, des objets perdus dans le trajet de Port-Corbeau. – Je promettrais de grand cœur mille louis, s’écria Robert vivement, à celui qui me rapporterait ma valise ! L’homme de loi prit note de cet engagement, et fit dessein d’aller le lendemain de grand matin à la pêche. Robert poursuivit en souriant : – Mais il ne faut jamais compter sur les miracles, et j’aurais mauvaise grâce à me plaindre du sort !… Je ne puis pas dire que je ne regrette point les sommes perdues, car je suis loin de ma famille, et la position d’un étranger sans argent me paraît peu enviable…, mais, en définitive, ce sont quelques milliers de louis de moins, voilà tout !… Se laisser abattre pour si peu serait indigne d’un gentleman… Mon cher hôte, je bois à votre santé ! Tout parlait en faveur de cet homme. Ses derniers mots avaient été prononcés avec une franche bonne humeur. Cela indiquait d’abord une grande fortune, ce que personne ne dédaigne ; en outre, ce qui faisait plus d’impression encore sur la plupart des convives, cela dénotait une véritable hauteur d’âme. On ne rencontre pas tous les jours un homme parlant avec gaieté d’une perte semblable. Robert gagnait à chaque instant dans l’estime des hôtes de Penhoël. – Une chose dont je me console moins facilement, reprit-il, c’est de n’avoir plus entre les mains certaine correspondance qui m’avait été bien chèrement recommandée… Il y avait dans cette valise, M. de Penhoël, de quoi payer avec du bonheur la vie que vous m’avez rendue. Une nuance de curiosité plus vive se peignit dans tous les regards. On ne comprenait point encore. Robert gardait le silence, et paraissait attendre une question. Le maître de Penhoël, au contraire, semblait craindre d’interroger. – Là-bas, sur le chaland, dit-il enfin cependant, je crois que vous avez parlé d’un message dont vous étiez chargé pour le vicomte de Penhoël ? – Cela est vrai, mon cher hôte. – M’est-il permis de vous demander… ? – Un message qui venait de bien loin ! – D’où venait-il ? – De New-York. Penhoël fit un geste de surprise. La belle et calme figure de Madame exprima enfin un mouvement de curiosité. – New-York ?… répéta Penhoël. Je ne connais personne à New-York. La paupière du jeune M. de Blois se baissa. Son regard, furtif et rapide, fit à la dérobée le tour de la table. – En êtes-vous bien sûr ?… murmura-t-il. Il examinait à la fois Madame, qui gardait son sourire doux et courtois, le maître du manoir et le vieil oncle Jean, dont la rêverie inclinait de nouveau la tête pensive. Avant que Penhoël eût répondu, Robert poursuivit d’une voix lente et basse : – L’aîné de Penhoël serait-il oublié dans la maison de son père ? Si Robert avait voulu frapper un coup v*****t, il dut être satisfait de l’effet produit. Un nuage voila tous les fronts à la fois. Tous les regards se baissèrent. Penhoël, qui portait en ce moment son verre à ses lèvres, le laissa échapper, et le verre se brisa. Madame tremblait, immobile et pâle. L’oncle Jean ressemblait à un homme qui n’en croit pas le témoignage de ses oreilles. Il s’était levé à demi, et s’appuyait des deux mains à la table. Ses yeux bleus, timides et doux d’ordinaire, se fixaient maintenant sur l’étranger avec une inquiétude avide. Robert mettait toute sa force à contenir l’expression de triomphe qui voulait envahir ses traits. À voir la tranquillité heureuse de la famille, il avait douté un instant de l’arme qu’il avait entre les mains. À présent, plus de doutes ! L’arme était bonne et savait le défaut de tous ces cœurs ! Il releva la tête. Son œil était sévère et froid comme celui d’un juge. On entendait, dans le silence, les respirations courtes et oppressées. – Ai-je bien entendu ?… dit enfin l’oncle Jean dont l’émotion étouffait la voix ; a-t-on parlé de Louis de Penhoël ? – J’ai parlé de l’aîné de Penhoël, répondit Robert de Blois. – Et vous avez prononcé le mot d’oubli ?… reprit le vieillard dont les yeux se mouillèrent de larmes. Oh ! il y a ici plus d’un cœur qui garde son souvenir ! René l’interrompit ; l’effort qu’il faisait pour parler était visible. – Monsieur, dit-il en s’adressant à Robert, tout le monde ici aime le chef de la maison de Penhoël… Je ne suis que le cadet… et le jour où Louis voudra revenir, je lui rendrai avec joie la place de notre père. L’oncle Jean avait quitté sa place et faisait d’un pas chancelant le tour de la table pour se rapprocher de l’étranger. On entendait le bois de ses sabots résonner contre les dalles, et les longs cheveux blancs qui couronnaient son front vénérable tombaient sur la bure grossière de sa veste de paysan. – Bien parlé, mon neveu !… dit-il en touchant la main de René qui détourna les yeux ; Dieu vous bénira, car vous êtes un digne fils de Penhoël… Moi, je ne suis qu’un pauvre vieillard, poursuivit-il en se tournant vers le jeune M. de Blois, mais j’aimais mon neveu Louis comme on aime le plus cher de ses enfants !… Parlez, monsieur… Est-ce une bonne nouvelle que vous apportez ?… ou me faut-il prendre le deuil jusqu’au dernier jour de ma vie ?… Robert entendit un soupir d’angoisse soulever la poitrine de Madame. Penhoël l’entendit aussi, peut-être, car il se pencha en avant, puis en arrière, pour interroger le visage de Marthe. Mais le jeune M. de Blois, soit hasard, soit bonne volonté, fit deux mouvements pareils, et le maître de Penhoël ne put rien voir. Autour de la table, on songeait au rêve de l’Ange qui avait vu l’aîné couché sur l’herbe et blême comme un mort. Quand Robert de Blois reprit la parole, chacun retint son souffle pour écouter mieux. – J’apporte de bonnes nouvelles, dit-il, et heureusement ma mésaventure n’y peut rien changer… Louis de Penhoël, qui est mon ami, m’a chargé d’embrasser son frère et m’a prié de lui renvoyer des détails sur toute la famille. L’observateur le plus clairvoyant n’aurait point su définir les sentiments contraires qui venaient en quelque sorte se heurter sur la physionomie du maître de Penhoël ; d’abord un élan d’affection revenue, un mouvement vif et sincère de tendresse fraternelle ; puis quelque chose de glacial, de la défiance et de la peine. Le bon oncle Jean avait pris la main de Robert et la serrait en pleurant, parce que Robert avait dit : – Je suis son ami… Ce fut lui qui fit ces questions obligées qu’on aurait voulu entendre tomber de la bouche du maître du manoir : – Où est-il ? que fait-il ? va-t-il nous revenir ?… Pense-t-il à nous, lui qu’on aime tant ?… Est-il toujours beau, noble, fort ?… Est-il heureux ?… Autour de la table, les convives se rappelaient à voix basse tout ce qu’on disait dans le pays sur l’absent. On parlait de lui aux veillées, et son nom s’entourait de ce mystérieux respect que les Bretons accordent aux héros de leurs légendes… Il était si généreux !… L’amour que lui portaient les vieillards arrivait aux jeunes gens à travers les merveilleux récits du coin du feu. Ce sont des poètes, ces rustiques conteurs assis au foyer des chaumières bretonnes ; leurs regrets faisaient à l’absent un piédestal, et ceux qui ne l’avaient point connu se le figuraient sous des couleurs presque surnaturelles. – C’est pourtant moi qui ai été son premier maître ! murmura le père Chauvette attendri. – Quel démon ! grommelait l’homme de loi ; je n’ai jamais pu lui apprendre le latin !… – Il me semble que je le reconnaîtrais, disait Diane, tant j’ai rêvé souvent de lui !… – Oh !… pas plus que moi ! répondait Cyprienne. – Moi, s’écriait Roger, s’il ne revient pas, j’irai le chercher, fût-il au bout du monde !… Les filles de l’oncle Jean auraient voulu être de jeunes garçons, pour faire et dire comme Roger de Launoy.
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