CHAPITRE III-2

2668 Words
– Mais vous ne nous avez appris aucunes nouvelles, Harvey. Cornwallis a-t-il encore battu les rebelles ? Le colporteur pouvait n’avoir pas entendu cette question, car il avait la tête enfoncée dans sa balle, et il en tira un paquet de dentelles, très-fines qu’il engagea les dames à examiner avec l’attention qu’elles méritaient. La tasse que miss Peyton était occupée à rincer lui échappa des mains, et Frances montra tout entier ce visage aimable dont elle n’avait laissé apercevoir jusqu’alors qu’un œil brillant de vivacité, et l’on vit ses joues ornées d’un coloris dont le damas aurait pu être jaloux. La tante quitta son occupation, et Birch eut bientôt disposé d’une partie assez considérable de cette marchandise précieuse. L’éloge qu’on en faisait porta Frances à se montrer sans réserve, et elle se levait lentement pour quitter la fenêtre quand Sara répéta sa question avec un ton de triomphe causé par la satisfaction que lui procurait l’emplette qu’elle venait de faire, plutôt que par ses sentiments politiques. Sa jeune sœur reprit son siège dans l’embrasure de la croisée, et parut s’occuper à regarder le cours des nuages ; et le colporteur, voyant qu’il ne pouvait se dispenser de répondre, dit avec une sorte d’hésitation : – J’ai entendu dire là-bas que Tarleton a défait le général Sumpter près de la rivière du Tigre. En ce moment le capitaine Wharton avança involontairement la tête dans la chambre entre les deux rideaux, et Frances, gardant le silence et respirant à peine, remarqua que les yeux tranquilles de M. Harper se fixaient sur le colporteur, par dessus le livre qu’il feignait de lire, avec une expression qui annonçait qu’il écoutait avec un intérêt peu commun. – En vérité ! s’écria Sara d’un air de triomphe ; Sumpter ! – Qui est ce Sumpter ? Je ne vous achèterai plus une épingle que vous ne m’ayez appris toutes les nouvelles. Elle continua à rire, et jeta sur la table une pièce de mousseline qu’elle examinait. Le colporteur hésita un instant il jeta un coup d’œil rapide sur Harper qui avait toujours les yeux fixés sur lui d’un air expressif, et il se fit un changement total dans ses manières. S’approchant du feu, il débarrassa sa bouche, sans respect pour les chenets brillants de miss Peyton, d’une assez ample provision de l’herbe de Virginie {17} , et du superflu des sucs qu’il en avait exprimés ; retournant alors près de ses marchandises ; il dit d’un ton plus animé : – Il demeure quelque part parmi les nègres, du côté du sud. – Lui pas plus n***e que vous, maître Birch s’écria César avec vivacité ; et il laissa tomber avec un air d’humeur la toile qui servait d’enveloppe aux marchandises. – Silence, César, silence ! Ne pensez pas à cela en ce moment, dit Sara en cherchant à l’adoucir et mourant d’impatience d’en apprendre davantage. – Homme noir valoir autant qu’un blanc, miss Sally, continua l’Africain offensé, tant que lui se conduire bien. – Et souvent beaucoup mieux, dit sa maîtresse. Mais qui est, ce Sumpter, Harvey ? Une légère expression de gaieté maligne se montra sur la physionomie du colporteur, tandis qu’il répondait : – Comme je vous le disais, il demeure dans le sud, parmi les gens de couleur {18} . (César reprit l’occupation qu’il avait abandonnée) et il a eu tout récemment une escarmouche avec ce colonel Tarleton. – Dans laquelle il a été battu, dit Sara ; c’est ce qui devait arriver. – C’est du moins ce qu’on dit à Morrisania, ajouta le colporteur. Mais vous-même qu’en dites-vous ? demanda M. Wharton en hésitant et presque à demi-voix. Je ne puis que répéter ce que j’entends dire aux autres, répondit Harvey en présentant une pièce d’étoffe à Sara, qui ne voulut pas même y jeter les yeux, déterminée à en apprendre davantage avant de faire aucune autre emplette. – On dit pourtant dans les plaines, continua Harvey, après avoir jeté les yeux autour de la chambre et les avoir laissés s’arrêter un instant sur Harper, qu’il n’y a eu de blessés du côté des Américains que Sumpter et une couple d’autres, et que les troupes régulières ont été taillées en pièces ; car les miliciens s’étaient placés avantageusement dans une grange bâtie de troncs d’arbres. – Cela n’est guère probable, dit Sara d’un ton dédaigneux. Ce n’est pourtant pas que je doute que les rebelles ne se soient cachés derrière des troncs d’arbres. – Je crois, dit le colporteur d’un ton calme, en lui offrant de nouveau la pièce de soie, qu’il y a plus d’esprit à mettre un tronc d’arbre entre un fusil et soi qu’à se mettre entre un fusil et un tronc d’arbre. L’œil de M. Harper retomba doucement sur son livre, et Frances, se levant, s’approcha du colporteur en souriant et lui demanda avec une affabilité qu’elle ne lui avait jamais montrée : – Avez-vous encore des dentelles, monsieur Birch ? Il lui en montra sur le champ, et Frances en acheta à son tour. Elle fit donner un verre de liqueur au marchand qui, après l’avoir remerciée, salua le maître de la maison et les trois dames, et le vida en buvant à leur santé. Ainsi on pense que le colonel Tarleton a eu l’avantage sur le général Sumpter ? dit M. Wharton en examinant les fragments de la tasse cassée par l’empressement de sa belle-sœur. – Je crois qu’on le pense ainsi à Morrisania, répondit Birch. – Savez-vous quelques autres nouvelles, l’ami ? demanda le capitaine Wharton, se hasardant de nouveau à avancer la tête entre les deux rideaux. – Avez-vous entendu dire que le major André a été pendu ? lui répondit Harvey en appuyant sur ces mots. Quelques regards expressifs furent échangés entre le capitaine et le colporteur, et Harvey ajouta avec un ton d’indifférence : – Cinq semaines se sont déjà passées depuis cet événement. – Cette exécution fait-elle beaucoup de bruit ? demanda le père en examinant si les fragments de la tasse cassée pouvaient se rejoindre. – Vous savez qu’on ne peut empêcher les gens de parler, répondit le colporteur, en continuant à montrer ses marchandises aux trois dames. – Est-il probable que quelque mouvement des armées rende les routes dangereuses pour un voyageur ? demanda M. Harper, les yeux fixés sur Harvey, d’un air qui annonçait qu’il attendait une réponse. À cette question, Birch laissa tomber quelques paquets de rubans qu’il tenait en main ; l’expression de sa physionomie changea tout à coup, et au lieu de répondre avec cet air d’insouciance qu’il avait affecté jusqu’alors, il prit un ton grave qui semblait vouloir faire entendre beaucoup plus que ce qu’il osait dire. – Il y a quelque temps, dit-il, que la cavalerie régulière est en campagne, et, en passant près de leurs quartiers, j’ai vu les soldats de Delancey nettoyer leurs armes ; et il ne serait pas étonnant qu’ils sentissent bientôt la piste, car la cavalerie de la Virginie est entrée dans le comté. – Est-elle en grande force ? demanda M. Wharton avec inquiétude, en cessant de s’occuper de la tasse cassée. – Je ne l’ai pas comptée, répondit le colporteur en continuant ses opérations commerciales. Frances fut la seule qui remarqua le changement que venaient de subir les manières de Birch, et se tournant vers Harper, elle le vit les yeux fixés sur son livre. Elle prit une pièce de ruban, la remit sur la table, la reprit encore, et se courbant sur les marchandises, au point que les boucles de ses beaux cheveux lui couvraient le visage, elle dit avec une rougeur dont on ne pouvait s’apercevoir qu’à son cou. – Je croyais que la cavalerie du sud avait marché vers la Delaware. – Cela est possible, répondit Harvey ; j’ai passé à quelque distance de ce fleuve. César avait alors choisi une pièce de calicot où le jaune et le rouge tranchaient fortement sur un fond blanc, et après l’avoir admirée quelques instants, il la remit sur la table, et dit en soupirant : – Être bien joli ce calicot, miss Sara ! – Oui, cela ferait une jolie robe pour votre femme, César. – Ah ! miss Sara ! faire danser de joie le cœur de vieille Dina être si joli, ce calicot ! – Oui, dit le colporteur d’un ton goguenard, cela ferait paraître Dina comme un arc-en-ciel. César avait toujours les yeux fixés sur Sara, qui se mettant à sourire, demanda à Harvey le prix du calicot. – C’est selon, répondit-il. – Comment, c’est selon ? dit Sara avec surprise. – Sans doute, reprit Birch, suivant les pratiques que je trouve ! mais pour mon amie Dina, ce ne sera que quatre shillings. C’est trop cher, dit Sara en cherchant d’autres marchandises pour elle-même. – Être un prix monstrueux, s’écria César en laissant encore échapper de ses mains les bords de la balle. – Eh bien ! dit Harvey, nous le rabattrons à trois, si vous l’aimez mieux. – Sans doute, moi l’aimer mieux, dit le n***e d’un air joyeux, en reprenant les bords de la balle ; miss Sara aimer mieux trois shillings quand elle donner, et quatre shillings quand elle recevoir. Le marché fut conclu sur le champ ; mais en mesurant l’étoffe, on vit qu’il s’en fallait de quelque chose que le coupon n’eût les dix yards {19} qu’on savait être nécessaires pour la dimension de Dina. Cependant, à force de tirer l’étoffe d’un bras vigoureux, le colporteur expérimenté parvint à y trouver la mesure requise, mais il eut assez de conscience pour y ajouter gratuitement un ruban assorti aux couleurs brillantes du calicot, et César partit à la hâte pour aller annoncer cette bonne nouvelle à sa vieille Dina. Pendant qu’on s’occupait de cette emplette, le capitaine Wharton s’était avancé entre les deux rideaux, de manière à se mettre tout à fait en vue et il demanda alors au colporteur qui commençait à refaire sa balle, quand il avait quitté New-York. – Ce matin à la pointe du jour, répondit Birch. – Il n’y a pas plus longtemps ! s’écria le capitaine avec un ton de surprise ; mais, se remettant sur ses gardes, il ajouta d’un air plus indifférent : – Comment avez-vous pu passer les piquets ? – Je les ai passés, répondit Harvey avec une froideur laconique. – Vous devez maintenant être bien connu des officiers de l’armée anglaise, dit Sara. – J’en connais quelques-uns de vue, répondit le colporteur ; et promenant les yeux autour de la salle, il les arrêta un moment d’abord sur le capitaine, et ensuite sur M. Harper. M. Wharton avait écouté successivement avec attention tous ceux qui venaient de parler, et il avait si bien perdu toute affectation d’indifférence, qu’il avait brisé les fragments de la tasse de porcelaine qu’il avait si longtemps examinés pour voir si l’on pouvait la raccommoder. Voyant le colporteur serrer le dernier nœud de sa balle, il dit avec assez de vivacité : – Allons-nous donc encore être inquiétés par les ennemis ? – Qui appelez-vous les ennemis ? demanda Harvey Birch en se redressant et en jetant sur M. Wharton un coup d’œil qui lui fit baisser les yeux d’un air confus. – Tous ceux qui troublent notre paix sont nos ennemis, dit miss Peyton, remarquant que son beau-frère était hors d’état de parler ; mais les troupes royales sont-elles sorties de leurs cantonnements ? – Il est probable qu’elles en sortiront bientôt, répondit le colporteur en levant sa balle et en faisant ses préparatifs de départ. – Et les Américains, continua miss Peyton avec douceur, sont-ils en campagne ? L’arrivée de César et de sa vieille et fidèle compagne, dont les yeux pétillaient de joie, évita à Birch l’embarras d’une réponse. César appartenait à une classe de nègres qui devient plus rare de jour en jour. On ne voit plus guère aujourd’hui de ces vieux serviteurs qui, nés ou du moins élevés dans la maison de leurs maîtres, identifiaient leurs intérêts avec ceux des individus que leur destin les obligeait à servir. Elle a fait place à cette race de vagabonds qu’on a vus s’élever depuis une trentaine d’années, et qui rôdent dans tout le pays, sans attachement pour personne et sans être retenus par aucuns principes ; car c’est un des fléaux de l’esclavage, que ceux qui en ont été les victimes deviennent incapables d’acquérir les qualités propres à l’homme libre. L’âge avait donné aux cheveux courts et crépus de César une teinte grisâtre qui ajoutait beaucoup à son air vénérable. L’usage du peigne, longtemps et souvent répété, avait redressé les cheveux de son front au point qu’ils se tenaient raides et droits sur sa tête, ce qui semblait ajouter au moins deux pouces à sa taille. Son teint d’un noir éclatant dans sa jeunesse, avait perdu tout son lustre et était devenu d’un brun foncé. Ses yeux, placés à une distance formidable l’un de l’autre, étaient petits, mais caractérisés par une expression de bonne humeur, qui n’était interrompue que par de courts accès de pétulance qu’on excusait dans un ancien serviteur ; mais en ce moment ils étaient animés par la joie la plus vive. Son nez ne manquait de rien de ce qui constitue le sens de l’odorat, mais il avait assez de modestie pour ne pas se mettre en avant, et ses larges narines n’incommodaient jamais ceux dont il approchait. Sa bouche fendue d’une oreille à l’autre n’était supportable qu’à cause des deux rangs de perle qui s’y trouvaient. Sa taille était petite, et nous aurions dit carrée, si les lignes courbes et anguleuses qu’on y remarquait n’eussent été un obstacle invincible à toute symétrie géométrique. Ses bras longs et nerveux se terminaient par deux mains, amaigries, qui offraient d’un côté un gris noirâtre, et de l’autre un rouge passé. Mais c’était dans ses jambes que la nature s’était montrée surtout fantasque. La matière n’y manquait pas, mais elle n’avait pas été employée judicieusement. Les mollets en étaient placés, non par derrière, non par devant, mais de côté et si près du genou, qu’on pouvait douter qu’il eût le libre usage de cette articulation. Quant au pied, en le considérant comme la base sur laquelle le corps doit s’appuyer, César n’avait pas lieu de se plaindre, si ce n’est que la jambe était placée si près du centre qu’on aurait pu mettre en question s’il ne marchait pas à reculons. Au surplus, quelques défauts qu’un statuaire eut pu découvrir dans sa conformation, le cœur de César était sans doute bien placé, et d’une dimension convenable {20} . Il venait avec sa vieille compagne offrir un tribut de remerciements à miss Sara, qui les reçut avec bonté, en faisant des compliments au mari sur son goût, et en assurant la femme que cette étoffe lui irait à merveille. Frances s’approcha de Dina ; qui avait été sa nourrice, prit entre les siennes sa main ridée et desséchée, et lui dit avec un sourire qui répondait parfaitement à l’air de plaisir du n***e et de sa femme, qu’elle voulait se charger elle-même de lui faire sa robe, offre qui fut acceptée avec de nouvelles expressions de reconnaissance. Le colporteur sortit. César et sa femme le suivirent ; et pendant que le vieux n***e fermait la porte, on l’entendit faire le soliloque suivant : – Bonne petite maîtresse ! miss Frances avoir bien soin de son vieux père, et vouloir encore faire la robe de Dina. On ne peut savoir ce qu’il dit ensuite ; mais le son de sa voix se faisait encore entendre après qu’il eut fermé la porte, quoiqu’il ne fût plus possible de distinguer ses paroles. M. Harper avait laissé tomber son livre sur ses genoux, pour donner toute son attention à cette petite scène, et Frances jouit d’une double satisfaction en voyant un sourire d’approbation sur des traits qui, tout en annonçant l’habitude de la méditation et de la réflexion, offraient l’expression de tous les sentiments les plus honorables du cœur humain.
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