CHAPITRE III-1

2038 Words
CHAPITRE III C’était à l’époque où les champs étaient dépouillés des trésors de l’automne ; où les vents mugissants arrachaient les feuilles flétries ; à l’heure où un court crépuscule descendait lentement derrière le Lowmon et amenait la nuit, qu’un colporteur maigre, à visage mélancolique, sortant du tumulte de la cité, poursuivait son chemin solitaire. WILSON. Un orage parti des montagnes qui bordent l’Hudson, et qui est amené par les vents de l’est, dure rarement moins de deux jours aussi, quand les habitants des Sauterelles se rassemblèrent le lendemain pour déjeuner, la pluie battait avec force en ligne presque horizontale contre les fenêtres de la maison, et il était impossible qu’hommes ou animaux s’exposassent à la tempête. M. Harper arriva le dernier. Après avoir examiné l’état du temps, il témoigna son regret à M. Wharton de se trouver dans la nécessité de recourir encore à son hospitalité. M. Wharton lui répondit avec politesse, mais son inquiétude paternelle lui donnait un air tout différent de la résignation de son hôte. Henry avait repris son déguisement, fort à contre-cœur, mais par déférence pour les désirs de son père. Harper et lui se saluèrent en silence. Frances crut voir un sourire malin sur les lèvres du premier quand il jeta les yeux sur son frère, en entrant dans la chambre ; mais ce sourire n’était que dans ses yeux, il ne paraissait pas avoir le pouvoir d’affecter les muscles de son visage, et il fit bientôt place à l’expression de bienveillance qui semblait le caractère habituel de sa physionomie. Les yeux de Frances se tournèrent un instant avec inquiétude sur son frère, et, se reportant ensuite sur l’hôte inconnu de son père, ils rencontrèrent ceux de Harper, tandis qu’il s’acquittait envers elle, avec une grâce toute particulière, d’une de ces petites politesses de table ; et le cœur de la jeune fille, qui avait commencé à palpiter avec violence, battit aussi modérément que pouvaient le permettre la jeunesse, la santé et un naturel plein de vivacité. Tandis qu’on était encore à table, César entra, et ayant mis en silence un petit paquet à côté de son maître, il se plaça modestement derrière lui, une main appuyée sur le dossier de sa chaise, dans une attitude à demi-familière, mais profondément respectueuse. – Qu’est-ce que cela, César ? demanda M. Wharton en regardant le paquet avec une sorte d’inquiétude. – Du tabac, maître ; du bon tabac ; Harvey Birch l’avoir apporté pour vous de New-York. – Je ne me souviens pas de lui en avoir demandé, dit M. Wharton en jetant un coup d’œil à la dérobée sur Harper ; mais puisqu’il l’a acheté pour moi, il est juste que je le lui paie. M. Harper suspendit un instant son déjeuner pendant que le n***e parlait. Ses yeux se portèrent successivement sur le serviteur et sur le maître ; mais il resta enveloppé dans sa réserve impénétrable. Cette nouvelle parut faire plaisir à Sara. Elle se leva précipitamment, et dit à César de faire entrer Harvey Birch dans l’appartement ; mais se rappelant aussitôt les égards dus à un étranger : – Si monsieur Harper, ajouta-t-elle, veut bien excuser la présence d’un marchand colporteur. M. Harper n’exprima son consentement que par un mouvement de tête ; mais la bienveillance peinte sur tous ses traits était plus éloquente que n’aurait pu l’être la phrase la mieux arrondie, et Sara répéta son ordre avec une confiance dans la franchise de l’étranger qui ne lui laissa aucun embarras. Il y avait, dans les embrasures des croisées, de petits bancs en canne à demi cachés sous les amples plis de beaux rideaux de damas qui avaient orné le salon de Queen-Street {16} , et qui, ayant été transportés aux Sauterelles, annonçaient d’une manière agréable à l’œil les précautions qu’on avait prises contre l’approche de l’hiver. Le capitaine Wharton alla s’asseoir à l’extrémité d’un de ces bancs, de manière que le rideau le rendait presque invisible, tandis que Frances s’empara de l’autre, avec un air de contrainte qui contrastait fortement avec sa franchise habituelle. Harvey Birch avait été colporteur depuis sa première jeunesse. Il le disait du moins, et les talents qu’il montrait dans l’exercice de cette profession portaient à croire qu’il disait vrai. On le supposait né dans une des colonies situées à l’est, et d’après un air d’intelligence supérieure qu’on remarquait dans son vieux père, on pensait qu’ils avaient vu des jours plus heureux dans le pays de leur naissance. Quant au fils, rien ne semblait le distinguer des gens de sa classe que son adresse dans son métier, et le mystère qui couvrait toutes ses opérations. Il y avait alors dix ans qu’ils étaient arrivés tous deux dans cette vallée, et ils avaient acheté l’humble chaumière à la porte de laquelle M. Harper avait d’abord inutilement frappé. Ils y avaient vécu paisiblement, presque ignorés, et sans chercher à se faire connaître. Pendant qu’Harvey s’occupait de son négoce avec une activité infatigable, le père cultivait son petit jardin et se suffisait à lui-même ; l’ordre et la tranquillité qui régnaient chez eux leur avaient attiré assez de considération dans le voisinage pour déterminer une vierge de trente-cinq ans à entrer dans leur maison, pour s’y charger de tous les soins domestiques. Les roses qui avaient fleuri autrefois sur le visage de Katy Haynes s’étaient fanées depuis maintes années ; elle avait vu successivement toutes ses connaissances des deux sexes contracter une union qui lui paraissait fort désirable, sans espoir d’arriver jamais au même but, quand avec ses vues particulières elle entra dans la famille de Birch. Elle était propre, industrieuse, honnête, bonne ménagère ; mais d’une autre part elle était bavarde, superstitieuse, égoïste et curieuse. À force de chercher avec persévérance toutes les occasions de satisfaire ce dernier penchant, elle n’avait pas encore vécu cinq ans dans cette famille, qu’elle se trouva en état de déclarer d’un air de triomphe qu’elle savait tout ce qui était arrivé au père et au fils pendant tout le cours de leur vie. Le fait était pourtant que tout son savoir se réduisait à avoir appris, à force d’écouter aux portes, qu’un incendie les avait plongés dans l’indigence, et avait réduit à deux le nombre des individus qui composaient jadis cette famille. La moindre allusion à ce fatal événement donnait à la voix du père un tremblement dont le cœur même de Katy ne pouvait s’empêcher d’être ému. Mais nulle barrière ne suffit pour arrêter une curiosité sans délicatesse, et elle persista tellement à vouloir la satisfaire, que Harvey, en la menaçant de donner sa place à une femme qui avait quelques années de moins, l’avertit sérieusement qu’il y avait des bornes qu’il ne serait pas prudent à elle de passer. Depuis cette époque sa curiosité, avait été à la gêne, et, quoiqu’elle ne négligeât jamais une seule occasion d’écouter, elle n’avait pu ajouter que bien peu de choses au trésor de ses connaissances. Il y avait pourtant un secret, et qui n’était pas sans intérêt pour elle-même, qu’elle était parvenue à découvrir ; et dès l’instant qu’elle eut fait cette découverte, elle dirigea tous ses efforts vers l’accomplissement d’un projet inspiré par le doublé stimulant de l’amour et de la cupidité. Harvey était dans l’habitude de rendre des visites fréquentes, mystérieuses et nocturnes à la cheminée de l’appartement qui servait de cuisine et de salle à manger. Katy épia ce qu’il y faisait, et, profitant un jour de son absence et des occupations de son père, elle souleva une des pierres de l’âtre de la cheminée, et découvrit un pot de fer dans lequel brillait un métal qui manque rarement d’attendrir les cœurs les plus durs. Elle réussit à replacer la pierre de manière à ce qu’on ne pût s’apercevoir de la visite qu’elle avait rendue au trésor, et jamais elle n’osa se hasarder à lui en faire une seconde. Mais depuis ce moment le cœur de la vestale perdit son insensibilité, et rien ne s’opposa au bonheur d’Harvey que son manque d’observation. La guerre n’apporta aucune interruption au trafic du colporteur. Les entraves qu’éprouvait le commerce régulier étaient même une circonstance favorable pour le sien. Il ne semblait occupé que d’un projet, celui de gagner de l’argent ; pendant les deux premières années de l’insurrection, rien ne le troubla dans ses opérations, et le succès répondit à ses travaux. À cette époque, des bruits fâcheux se répandirent sur son compte ; une sorte de mystère qui couvrait tous ses mouvements le rendit suspect aux autorités civiles, et elles jugèrent à propos d’examiner de près sa manière de vivre. Ses emprisonnements, quoique fréquents, ne furent pas de longue durée, et les mesures prises contre lui par le pouvoir judiciaire lui parurent pleines de douceur, comparativement aux persécutions que lui faisait endurer la justice militaire. Cependant Birch y survécut, et n’en continua pas moins son commerce ; mais il fut obligé de mettre plus de réserve dans ses mouvements, surtout quand il approchait des limites septentrionales du comté, c’est-à-dire du voisinage des lignes américaines. Ses visites aux Sauterelles étaient devenues moins fréquentes, et celles qu’il rendait à sa propre demeure si rares, que Katy, contrariée dans ses projets, n’avait pu, dans la plénitude de son cœur, s’empêcher de s’en plaindre en répondant à Harper, comme nous l’avons rapporté plus haut. Quelques instants après avoir reçu les ordres de sa jeune maîtresse, César introduisit dans l’appartement l’individu qui a été l’objet de la digression précédente. C’était un homme d’assez grande taille, maigre, mais nerveux et vigoureux. Il semblait plier sous le poids de la balle dont il était chargé, et cependant il la remuait avec la même facilité que si elle n’eût été remplie que de plumes. Ses yeux gris et enfoncés, doués d’une mobilité extraordinaire, semblaient, lorsqu’ils s’arrêtaient un moment sur la physionomie de ceux avec lesquels il conversait, lire jusqu’au fond de leur âme : ils possédaient pourtant deux expressions bien distinctes, et c’était en grande partie ce qui le caractérisait. Quand il s’occupait des affaires de son commerce, sa figure paraissait vive, active et intelligente au plus haut degré ; si la conversation roulait sur les affaires ordinaires de la vie, son air devenait distrait et impatient ; mais si par hasard la révolution et les colonies en étaient le sujet, il s’opérait en lui un changement total ; toutes ses facultés étaient concentrées ; il écoutait longtemps sans prononcer un seul mot, et alors il rompait le silence avec un ton de légèreté et de plaisanterie trop contraire à sa manière précédente pour ne pas être affecté. Mais il ne parlait de la guerre que lorsqu’il lui était impossible de s’en défendre, et il n’était pas moins réservé sur tout ce qui concernait son père. Un observateur, superficiel aurait cru que la cupidité était sa passion dominante, et tout bien considéré, Katy Haynes n’aurait pu trouver un sujet moins convenable pour l’exécution de ses projets. En entrant dans le salon, le colporteur se débarrassa de sa balle qui, placée sur le plancher, s’élevait presque à la hauteur de ses épaules, et salua toute la famille avec une civilité modeste. Il adressa le même acte de politesse à M. Harper, mais en silence et sans lever les yeux de dessus le tapis. Le rideau l’empêcha de faire attention au capitaine Wharton. Sara ne lui laissa que très-peu de temps pour ces formalités d’usage, car elle commença sur le champ à faire la revue de l’intérieur de la balle, et pendant quelques minutes le colporteur et elles ne furent occupés qu’à faire voir le jour aux marchandises qu’elle contenait. Les tables, les chaises et le tapis furent bientôt couverts, de soieries, de crêpes, de mousselines, de gants et de tout ce qui compose le fond de commerce d’un marchand ambulant. César employait ses deux mains à tenir la balle ouverte, tandis qu’on en tirait les divers objets qui s’y trouvaient, et de temps en temps il se mêlait de diriger le goût de sa jeune maîtresse en l’invitant à admirer quelques parures qu’il croyait dignes de plus d’attention en proportion de ce que les couleurs en étaient plus tranchantes. Enfin Sara, ayant choisi quelques objets dont les prix furent fixés à sa satisfaction, dit d’une voix enjouée :
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