– Oui, continua-t-il, il paraît que le gouvernement, pour nous aider, attend que nous votions quelque chose... N’est-ce pas, tu en es ?
Lengaigne, qui était conseiller municipal, mais qui n’avait pas même un bout de jardin derrière sa maison, répondit :
– Moi, je m’en fous ! Qu’est-ce que ça me fiche, ton chemin ?
Et, en s’attaquant à l’autre joue, dont il grattait le cuir comme avec une râpe, il tomba sur la ferme. Ah ! ces bourgeois d’aujourd’hui, c’était pis encore que les seigneurs d’autrefois : oui, ils avaient tout gardé, dans le partage, et ils ne faisaient des lois que pour eux, ils ne vivaient que de la misère du pauvre monde ! Les autres l’écoutaient, gênés et heureux au fond de ce qu’il osait dire, la haine séculaire, indomptable, du paysan contre les possesseurs du sol.
– Ça va bien qu’on est entre soi, murmura Macqueron, en lançant un regard inquiet vers le maître d’école. Moi, je suis pour le gouvernement... Ainsi, notre député, monsieur de Chédeville, qui est, dit-on, l’ami de l’empereur...
Du coup, Lengaigne agita furieusement son rasoir.
– Encore un joli bougre, celui-là !... Est-ce qu’un richard comme lui, qui possède plus de cinq cents hectares du côté d’Orgères, ne devrait pas vous en faire cadeau, de votre chemin, au lieu de vouloir tirer des sous à la commune ?... Sale rosse !
Mais l’épicier, terrifié cette fois, protesta.
– Non, non, il est bien honnête et pas fier... Sans lui, tu n’aurais pas eu ton bureau de tabac. Qu’est-ce que tu dirais, s’il te le reprenait ?
Brusquement calmé, Lengaigne se remit à lui gratter le menton. Il était allé trop loin, il enrageait : sa femme avait raison de dire que ses idées lui joueraient un vilain tour. Et l’on entendit alors une querelle qui éclatait entre Bécu et Jésus-Christ. Le premier avait l’ivresse mauvaise, batailleuse, tandis que l’autre, au contraire, de terrible chenapan qu’il était à jeun, s’attendrissait davantage à chaque verre de vin, devenait d’une douceur et d’une bonhomie d’apôtre soûlard. À cela, il fallait ajouter leur différence radicale d’opinions : le braconnier, républicain, un rouge comme on disait, qui se vantait d’avoir, à Cloyes, en 48, fait danser le rigodon aux bourgeoises ; le garde champêtre, d’un bonapartisme farouche, adorant l’empereur, qu’il prétendait connaître.
– Je te jure que si ! Nous avions mangé ensemble une salade de harengs salés. Et alors il m’a dit : Pas un mot, je suis l’empereur... Je l’ai bien reconnu, à cause de son portrait sur les pièces de cent sous.
– Possible !... Une canaille tout de même, qui bat sa femme et qui n’a jamais aimé sa mère !
– Tais-toi, nom de Dieu ! ou je te casse la gueule !
Il fallut enlever des mains de Bécu le litre qu’il brandissait, tandis que Jésus-Christ, les yeux mouillés, attendait le coup, dans une résignation souriante. Et ils se remirent à jouer, fraternellement. Atout, atout et atout !
Macqueron, que l’indifférence affectée du maître d’école troublait, finit par lui demander :
– Et vous, monsieur Lequeu, qu’est-ce que vous en dites ?
Lequeu, qui chauffait ses longues mains blêmes contre le tuyau du poêle, eut un sourire aigre d’homme supérieur que sa position force au silence.
– Moi, je n’en dis rien, ça ne me regarde pas.
Alors, Macqueron alla plonger sa face dans une terrine d’eau, et tout en reniflant, en s’essuyant :
– Eh bien ! écoutez ça, je veux faire quelque chose... Oui, nom de Dieu ! si l’on vote la route, je donne mon terrain pour rien.
Cette déclaration stupéfia les autres. Jésus-Christ et Bécu eux-mêmes, malgré leur ivresse, levèrent la tête. Il y eut un silence, on le regardait comme s’il fût devenu brusquement fou ; et lui, fouetté par l’effet produit, les mains tremblantes pourtant de l’engagement qu’il prenait, ajouta :
– Il y en aura bien un demi-arpent... Cochon qui s’en dédit ! C’est juré !
Lengaigne s’en alla avec son fils Victor, exaspéré et malade de cette largesse du voisin : la terre ne lui coûtait guère, il avait assez volé le monde ! Macqueron, malgré le froid, décrocha son fusil, sortit voir s’il rencontrerait un lapin, aperçu la veille au bout de sa vigne. Il ne resta que Lequeu, qui passait là ses dimanches, sans rien boire, et que les deux joueurs, acharnés, le nez dans les cartes. Des heures s’écoulèrent, d’autres paysans vinrent et repartirent.
Vers cinq heures, une main brutale poussa la porte, et Buteau parut, suivi de Jean. Dès qu’il aperçut Jésus-Christ, il cria :
– J’aurais parié vingt sous... Est-ce que tu te fous du peuple ? Nous t’attendons.
Mais l’ivrogne, bavant et s’égayant, répondit :
– Eh ! sacré farceur, c’est moi qui t’attends... Depuis ce matin, tu nous fais droguer.
Buteau s’était arrêté à la Borderie, où Jacqueline, que dès quinze ans il culbutait sur le foin, l’avait retenu à manger des rôties avec Jean. Le fermier Hourdequin étant allé déjeuner à Cloyes, au sortir de la messe, on avait nocé très tard, et les deux garçons arrivaient seulement, ne se quittant plus.
Cependant, Bécu gueulait qu’il payait les cinq l****s, mais que c’était une partie à continuer ; tandis que Jésus-Christ, après s’être décollé péniblement de sa chaise, suivait son frère, les yeux noyés de douceur.
– Attends là, dit Buteau à Jean, et dans une demi-heure, viens me rejoindre... Tu sais que tu dînes avec moi chez le père.
Chez les Fouan, lorsque les deux frères furent entrés dans la salle, on se trouva au grand complet. Le père, debout, baissait le nez. La mère, assise près de la table qui occupait le milieu, tricotait de ses mains machinales. En face d’elle, Grosbois avait tant bu et mangé, qu’il s’était assoupi, les yeux à demi ouverts ; tandis que, plus loin, sur deux chaises basses, Fanny et Delhomme attendaient patiemment. Et, choses rares dans cette pièce enfumée, aux vieux meubles pauvres, aux quelques ustensiles mangés par les nettoyages, une feuille de papier blanc, un encrier et une plume étaient posés sur la table, à côté du chapeau de l’arpenteur, un chapeau noir tourné au roux, monumental, qu’il trimballait depuis dix ans, sous la pluie et le soleil. La nuit tombait, l’étroite fenêtre donnait une dernière lueur boueuse, dans laquelle le chapeau prenait une importance extraordinaire, avec ses bords plats et sa forme d’urne.
Mais Grosbois, toujours à son affaire, malgré son ivresse, se réveilla, bégayant :
– Nous y sommes... Je vous disais que l’acte est prêt. J’ai passé hier chez monsieur Baillehache, il me l’a fait voir. Seulement, les numéros des lots sont restés en blanc, à la suite de vos noms... Nous allons donc tirer ça, et le notaire n’aura plus qu’à les inscrire, pour que vous puissiez, samedi, signer l’acte chez lui.
Il se secoua, haussa la voix.
– Voyons, je vas préparer les billets.
D’un mouvement brusque, les enfants se rapprochèrent, sans chercher à cacher leur défiance. Ils le surveillaient, étudiaient ses moindres gestes, comme ceux d’un faiseur de tours, capable d’escamoter les parts. D’abord, de ses gros doigts tremblants d’alcoolique, il avait coupé la feuille de papier en trois ; puis, maintenant, sur chaque morceau, il écrivait un chiffre, 1,2, 3, très appuyé, énorme ; et, par-dessus ses épaules, tous suivaient la plume, le père et la mère eux-mêmes hochaient la tête, satisfaits de constater qu’il n’y avait pas de tricherie possible. Les billets furent pliés lentement et jetés dans le chapeau.
Un silence régna, solennel.
Au bout de deux grandes minutes, Grosbois dit :
– Faut vous décider pourtant... Qui est-ce qui commence ?
Personne ne bougea. La nuit augmentait, le chapeau semblait grandir dans cette ombre.
– Par rang d’âges, voulez-vous ? proposa l’arpenteur. À toi, Jésus-Christ, qui es l’aîné.
Jésus-Christ, bon enfant, s’avança ; mais il perdit l’équilibre, faillit s’étaler. Il avait enfoncé le poing dans le chapeau, d’un effort v*****t, comme pour en retirer un quartier de roche. Lorsqu’il tint le billet, il dut s’approcher de la fenêtre.
– Deux ! cria-t-il, en trouvant sans doute ce chiffre particulièrement drôle, car il suffoqua de rire.
– À toi, Fanny ! appela Grosbois.
Quand Fanny eut la main au fond, elle ne se pressa point. Elle fouillait, remuait les billets, les pesait l’un après l’autre.
– C’est défendu de choisir, dit rageusement Buteau, que la passion étranglait, et qui avait blêmi au numéro tiré par son frère.
– Tiens ! pourquoi donc ? répondit-elle. Je ne regarde pas, je peux bien tâter.
– Va, murmura le père, ça se vaut, il n’y en a pas plus lourd dans l’un que dans l’autre.
Elle se décida enfin, courut devant la fenêtre.
– Un !
– Eh bien ! c’est Buteau qui a le trois, reprit Fouan. Tire-le, mon garçon.
Dans la nuit croissante, on n’avait pu voir se décomposer le visage du cadet. Sa voix éclata de colère.
– Jamais de la vie !
– Comment ?
– Si vous croyez que j’accepte, ah ! non !... Le troisième lot, n’est-ce pas ? le mauvais ! Je vous l’ai assez dit, que je voulais partager autrement. Non ! non ! vous vous foutriez de moi !... Et puis, est-ce que je ne vois pas clair dans vos manigances ? est-ce que ce n’était pas au plus jeune à tirer le premier ?... Non ! non ! je ne tire pas, puisqu’on triche !
Le père et la mère le regardaient se démener, taper des pieds et des poings.
– Mon pauvre enfant, tu deviens fou, dit Rose.
– Oh ! maman, je sais bien que vous ne m’avez jamais aimé. Vous me décolleriez la peau du corps pour la donner à mon frère... À vous tous, vous me mangeriez...
Fouan l’interrompit durement.
– Assez de bêtises, hein !... Veux-tu tirer ?
– Je veux qu’on recommence.
Mais il y eut une protestation générale. Jésus-Christ et Fanny serraient leurs billets, comme si l’on tentait de les leur arracher. Delhomme déclarait que le tirage avait eu lieu honnêtement, et Grosbois, très blessé, parlait de s’en aller, si l’on suspectait sa bonne foi.
– Alors, je veux que papa ajoute à ma part mille francs sur l’argent de sa cachette.
Le vieux, un moment étourdi, bégaya. Puis, il se redressa, s’avança, terrible.
– Qu’est-ce que tu dis ? Tu y tiens donc, à me faire assassiner, mauvais bougre ! On démolirait la maison, qu’on ne trouverait pas un liard... Prends le billet, nom de Dieu ! ou tu n’auras rien !
Buteau, le front dur d’obstination, ne recula pas devant le poing levé de son père.
– Non !
Le silence retomba, embarrassé. Maintenant, l’énorme chapeau gênait, barrant les choses, avec cet unique billet au fond, que personne ne voulait toucher. L’arpenteur, pour en finir, conseilla au vieux de le tirer lui-même.
Et le vieux, gravement, le tira, alla le lire devant la fenêtre, comme s’il ne l’eût pas connu.
– Trois !... Tu as le troisième lot, entends-tu ? L’acte est prêt, bien sûr que monsieur Baillehache n’y changera rien, car ce qui est fait n’est pas à refaire... Et, puisque tu couches ici, je te donne la nuit pour réfléchir... Allons, c’est fini, n’en causons plus.
Buteau, noyé de ténèbres, ne répondit pas. Les autres approuvèrent bruyamment, tandis que la mère se décidait à allumer une chandelle, pour mettre le couvert.
Et, à cette minute, Jean, qui venait rejoindre son camarade, aperçut deux ombres enlacées, guettant de la route, déserte et noire, ce qu’on faisait chez les Fouan. Dans le ciel d’ardoise, des flocons de neige commençaient à voler, d’une légèreté de plume.
– Oh ! monsieur Jean, dit une voix douce, vous nous avez fait peur !
Alors, il reconnut Françoise, encapuchonnée, avec sa face longue, aux lèvres fortes. Elle se serrait contre sa sœur Lise, la tenait d’un bras à la taille. Les deux sœurs s’adoraient, on les rencontrait toujours de la sorte, au cou l’une de l’autre. Lise, plus grande, l’air agréable, malgré ses gros traits et la bouffissure commençante de toute sa ronde personne, restait réjouie dans son malheur.
– Vous espionnez donc ? demanda-t-il gaiement.
– Dame ! répondit-elle, ça m’intéresse, ce qui se passe là-dedans... Savoir si ça va décider Buteau !
Françoise, d’un geste de caresse, avait emprisonné de son autre bras le ventre enflé de sa sœur.
– S’il est permis, le cochon !... Quand il aura la terre, peut-être qu’il voudra une fille plus riche.
Mais Jean leur donna bon espoir : le partage devait être terminé, on arrangerait le reste. Puis, lorsqu’il leur apprit qu’il mangeait chez les vieux, Françoise dit encore :
– Ah bien ! nous vous reverrons tout à l’heure, nous irons à la veillée.
Il les regarda se perdre dans la nuit. La neige tombait plus épaisse, leurs vêtements confondus se liséraient d’un fin duvet blanc.