V-1

3169 Words
VDès sept heures, après le dîner, les Fouan, Buteau et Jean étaient allés, dans l’étable, rejoindre les deux vaches, que Rose devait vendre. Ces bêtes, attachées au fond, devant l’auge, chauffaient la pièce de l’exhalaison forte de leur corps et de leur litière ; tandis que la cuisine, avec les trois maigres tisons du dîner, se trouvait déjà glacée par les gelées précoces de novembre. Aussi, l’hiver, veillait-on là, sur la terre battue, bien à l’aise, au chaud, sans autre dérangement que d’y transporter une petite table ronde et une douzaine de vieilles chaises. Chaque voisin apportait la chandelle à son tour ; de grandes ombres dansaient le long des murailles nues, noires de poussière, jusqu’aux toiles d’araignée des charpentes ; et l’on avait dans le dos les souffles tièdes des vaches, qui, couchées, ruminaient. La Grande arriva la première, avec un tricot. Elle n’apportait jamais de chandelle, abusant de son grand âge, si redoutée, que son frère n’osait la rappeler aux usages. Tout de suite, elle prit la bonne place, attira le chandelier, le garda pour elle seule, à cause de ses mauvais yeux. Elle avait posé contre sa chaise la canne qui ne la quittait jamais. Des parcelles scintillantes de neige fondaient sur les ports rudes qui hérissaient sa tête d’oiseau décharné. – Ça tombe ? demanda Rose. – Ça tombe, répondit-elle de sa voix brève. Et elle se mit à son tricot, elle serra ses lèvres minces, avare de paroles, après avoir jeté sur Jean et sur Buteau un regard perçant. Les autres, derrière elle, parurent : d’abord, Fanny qui s’était fait accompagner par son fils Nénesse, Delhomme ne venant jamais aux veillées ; et, presque aussitôt, Lise et Françoise, qui secouèrent en riant la neige dont elles étaient couvertes. Mais la vue de Buteau fit rougir légèrement la première. Lui, tranquillement, la regardait. – Ça va bien, Lise, depuis qu’on ne s’est vu ? – Pas mal, merci. – Allons, tant mieux ! Palmyre, pendant ce temps, s’était furtivement glissée par la porte entrouverte ; et elle s’amincissait, elle se plaçait le plus loin possible de sa grand-mère, la terrible Grande, lorsqu’un tapage, sur la route, la fit se redresser. C’étaient des bégaiements de fureur, des larmes, des rires et des huées. – Ah ! les gredins d’enfants, ils sont encore après lui ! cria-t-elle. D’un bond, elle avait rouvert la porte ; et, brusquement hardie, avec des grondements de bonne, elle délivra son frère Hilarion des farces de la Trouille, de Delphin et de Nénesse. Ce dernier venait de rejoindre les deux autres, qui hurlaient aux trousses de l’infirme. Essoufflé, ahuri, Hilarion entra, en se déhanchant sur ses jambes torses. Son bec-de-lièvre le faisait saliver, il bégayait sans pouvoir expliquer les choses, l’air caduc pour ses vingt-quatre ans, d’une hideur bestiale de c****n. Il était devenu très méchant, enragé de ce qu’il ne pouvait attraper à la course et calotter les gamins qui le poursuivaient. Cette fois encore, c’était lui qui avait reçu une volée de boules de neige. – Oh ! est-il menteur ! dit la Trouille, d’un grand air innocent. Il m’a mordue au pouce, tenez ! Du coup, Hilarion, les mots en travers de la gorge, faillit s’étrangler ; tandis que Palmyre le calmait, lui essuyait le visage avec son mouchoir, en l’appelant son mignon. – En voilà assez, hein ! finit par dire Fouan. Toi, tu devrais bien l’empêcher de te suivre. Assois-le au moins, qu’il se tienne tranquille !... Et vous, marmaille, silence ! On va vous prendre par les oreilles et vous reconduire chez vos parents. Mais, comme l’infirme continuait à bégayer, voulant avoir raison, la Grande, dont les yeux flambèrent, saisit sa canne et en assena un coup si rude sur la table, que tout le monde sauta. Palmyre et Hilarion, saisis de terreur, s’affaissèrent, ne bougèrent plus. Et la veillée commença. Les femmes, autour de l’unique chandelle, tricotaient, filaient, travaillaient à des ouvrages, qu’elles ne regardaient même pas. Les hommes, en arrière, fumaient lentement avec de rares paroles, pendant que, dans un coin, les enfants se poussaient et se pinçaient, en étouffant leurs rires. Parfois, on disait des contes : celui du Cochon noir, qui gardait un trésor, une clef rouge à la gueule ; ou encore celui de la bête d’Orléans, qui avait la face d’un homme, des ailes de chauve-souris, des cheveux jusqu’à terre, deux cornes, deux queues, l’une pour prendre, l’autre pour tuer ; et ce monstre avait mangé un voyageur rouennais, dont il n’était resté que le chapeau et les bottes. D’autres fois, on entamait les histoires sans fin sur les loups, les loups voraces, qui, pendant des siècles, ont dévasté la Beauce. Anciennement, lorsque la Beauce, aujourd’hui nue et pelée, gardait de ses forêts premières quelques bouquets d’arbres, des b****s innombrables de loups, poussées par la faim, sortaient l’hiver pour se jeter sur les troupeaux. Des femmes, des enfants étaient dévorés. Et les vieux du pays se rappelaient que, pendant les grandes neiges, les loups venaient dans les villes : à Cloyes, on les entendait hurler sur la place Saint-Georges ; à Rognes, ils soufflaient sous les portes mal closes des étables et des bergeries. Puis, les mêmes anecdotes se succédaient : le meunier, surpris par cinq grands loups, qui les mit en fuite en enflammant une allumette ; la petite fille qu’une louve accompagna au galop pendant deux lieues, et qui fut mangée seulement à sa porte, lorsqu’elle tomba ; d’autres, d’autres encore, des légendes de loups-garous, d’hommes changés en bêtes, sautant sur les épaules des passants attardés, les forçant à courir, jusqu’à la mort. Mais, autour de la maigre chandelle, ce qui glaçait les filles de la veillée, ce qui, à la sortie, les faisait se sauver, éperdues, fouillant l’ombre, c’étaient les crimes des chauffeurs, de la fameuse b***e d’Orgères, dont après soixante ans la contrée frissonnait. Ils étaient des centaines, tous rouleurs de routes, mendiants, déserteurs, faux colporteurs, des hommes, des enfants, des femmes, qui vivaient de vols, de meurtres et de débauches. Ils descendaient des troupes armées et disciplinées de l’ancien brigandage, mettant à profit les troubles de la Révolution, faisant en règle le siège des maisons isolées, où ils entraient « à la bombe », en enfonçant les portes à l’aide de béliers. Dès la nuit venue, comme les loups, ils sortaient de la forêt de Dourdan, des broussailles de la Conie, des repaires boisés où ils se cachaient ; et la terreur tombait avec l’ombre, sur les fermes de la Beauce, d’Étampes à Châteaudun, de Chartres à Orléans. Parmi leurs atrocités légendaires, celle qui revenait le plus souvent à Rognes, était le pillage de la ferme de Millouard, distante de quelques lieues seulement, dans le canton d’Orgères. Le Beau-François, le chef célèbre, le successeur de Fleur-d’Épine, cette nuit-là, avait avec lui le Rouge-d’Auneau, son lieutenant, le Grand-Dragon, Breton-le-c*l-sec, Lonjumeau, Sans-Pouce, cinquante autres, tous le visage noirci. D’abord, ils jetèrent dans la cave les gens de la ferme, les servantes, les charretiers, le berger, à coups de baïonnette ; ensuite, ils « chauffèrent » le fermier, le père Fousset, qu’ils avaient gardé seul. Quand ils lui eurent allongé les pieds au-dessus des braises de la cheminée, ils allumèrent avec des brandes de paille sa barbe et tout le poil de son corps ; puis, ils revinrent aux pieds, qu’ils tailladèrent de la pointe d’un couteau, pour que la flamme pénétrât mieux. Enfin, le vieux s’étant décidé à dire où était son argent, ils le lâchèrent, ils emportèrent un butin considérable. Fousset, qui avait eu la force de se traîner jusqu’à une maison voisine, ne mourut que plus tard. Et, invariablement, le récit se terminait par le procès et l’exécution, à Chartres, de la b***e des Chauffeurs, que le Borgne-de-Jouy avait vendue : un procès monstre, dont l’instruction demanda dix-huit mois, et pendant lequel soixante-quatre des prévenus moururent en prison d’une peste déterminée par leur ordure ; un procès qui déféra à la cour d’assises cent quinze accusés dont trente-trois contumaces, qui fit poser au jury sept mille huit cents questions, qui aboutit à vingt-trois condamnations à mort. La nuit de l’exécution, en se partageant les dépouilles des suppliciés, sous l’échafaud rouge de sang, les bourreaux de Chartres et de Dreux se battirent. Fouan, à propos d’un assassinat qui s’était commis du côté de Janvine, raconta donc une fois de plus les abominations de la ferme de Millouard ; et il en était à la complainte composée en prison par le Rouge-d’Auneau lui-même, lorsque des bruits étranges sur la route, des pas, des poussées, des jurons, épouvantèrent les femmes. Pâlissantes, elles tendaient l’oreille, avec la terreur de voir un flot d’hommes noirs entrer « à la bombe ». Bravement, Buteau alla ouvrir la porte. – Qui va là ? Et l’on aperçut Bécu et Jésus-Christ, qui, à la suite d’une querelle avec Macqueron, venaient de quitter le cabaret, en emportant les cartes et une chandelle, pour aller finir la partie ailleurs. Ils étaient si soûls, et l’on avait eu si peur, qu’on se mit à rire. – Entrez tout de même, et soyez sages, dit Rose en souriant à son grand chenapan de fils. Vos enfants sont ici, vous les emmènerez. Jésus-Christ et Bécu s’assirent par terre, près des vaches, mirent la chandelle entre eux, et continuèrent : atout, atout, et atout ! Mais la conversation avait tourné, on parlait des garçons du pays qui devaient tirer au sort, Victor Lengaigne et trois autres. Les femmes étaient devenues graves, une tristesse ralentissait les paroles. – Ce n’est pas drôle, reprit Rose, non, non, pas drôle, pour personne ! – Ah ! la guerre, murmura Fouan, elle en fait, du mal ! C’est la mort de la culture... Oui, quand les garçons partent, les meilleurs bras s’en vont, on le voit bien à la besogne ; et, quand ils reviennent, dame ! ils sont changés, ils n’ont plus le cœur à la charrue... Vaudrait mieux le choléra que la guerre ! Fanny s’arrêta de tricoter. – Moi, déclara-t-elle, je ne veux pas que Nénesse parte... Monsieur Baillehache nous a expliqué une machine, comme qui dirait une loterie : on se réunit à plusieurs, chacun verse entre ses mains une somme, et ceux qui tombent au sort sont rachetés. – Faut être riche pour ça, dit sèchement la Grande. Mais Bécu, entre deux levées, avait attrapé un mot au vol. – La guerre, ah ! bon sang ! c’est ça qui fait les hommes !... Lorsqu’on n’y est pas allé, on ne peut pas savoir. Il n’y a que ça, se foutre des coups... Hein ? là-bas, chez les moricauds... Et il cligna l’œil gauche, tandis que Jésus-Christ ricanait d’un air d’intelligence. Tous deux avaient fait les campagnes d’Afrique, le garde champêtre dès les premiers temps de la conquête, l’autre plus tard, lors des révoltes dernières. Aussi, malgré la différence des époques avaient-ils des souvenirs communs, des oreilles de Bédouins coupées et enfilées en chapelets, des Bédouines à la peau frottée d’huile, pincées derrière les haies et tamponnées dans tous les trous. Jésus-Christ surtout répétait une histoire qui enflait de rires énormes les ventres des paysans : une grande cavale de femme, jaune comme un citron, qu’on avait fait courir toute nue, avec une pipe dans le derrière. – Nom de Dieu ! reprit Bécu en s’adressant à Fanny, vous voulez donc que Nénesse reste une fille ?... Ce que je vais vous coller Delphin au régiment, moi ! Les enfants avaient cessé de jouer, Delphin levait sa tête ronde et solide de petit gars sentant déjà la terre. – Non ! déclara-t-il carrément, d’un air têtu. – Hein ? qu’est-ce que tu dis ? Je vas t’apprendre le courage, mauvais Français ! – Je ne veux pas partir, je veux rester chez nous. Le garde champêtre levait la main, lorsque Buteau l’arrêta. – Laissez-le donc tranquille, cet enfant !... Il a raison. Est-ce qu’on a besoin de lui ? Il y en a d’autres... Avec ça qu’on vient au monde pour lâcher son coin, pour aller se faire casser la gueule, à cause d’un tas d’histoires dont on se fiche. Moi, je n’ai pas quitté le pays, je ne m’en porte pas plus mal. En effet, il avait tiré un bon numéro, il était un vrai terrien, attaché au sol, ne connaissant qu’Orléans et Chartres, n’ayant rien vu, au-delà du plat horizon de la Beauce. Et il semblait en tirer un orgueil, d’avoir ainsi poussé dans sa terre, avec l’entêtement borné et vivace d’un arbre. Il s’était mis debout, les femmes le regardaient. – Quand ils rentrent du service, ils sont tous si maigres ! osa murmurer Lise. – Et vous, Caporal, demanda la vieille Rose, vous êtes allé loin ? Jean fumait sans une parole, en garçon réfléchi qui préférait écouter. Il ôta lentement sa pipe. – Oui, assez loin comme ça... Pas en Crimée, pourtant. Je devais partir, quand on a pris Sébastopol !... Mais, plus tard, en Italie... – Et qu’est-ce que c’est, l’Italie ? La question parut le surprendre, il hésita, fouilla ses souvenirs. – Mais l’Italie, c’est comme chez nous. Il y a de la culture, il y a des bois avec des rivières... Partout, c’est la même chose. – Alors, vous vous êtes battu ? – Ah ! oui, battu, pour sûr ! Il s’était remis à s***r sa pipe, il ne se pressait pas ; et Françoise, qui avait levé les yeux, restait la bouche entrouverte, à attendre une histoire. Toutes d’ailleurs, s’intéressaient, la Grande elle-même allongea un nouveau coup de canne sur la table, pour faire taire Hilarion qui geignait, la Trouille ayant inventé le petit jeu de lui enfoncer une épingle dans le bras, sournoisement. – À Solférino, ça chauffait dur, et il pleuvait cependant, oh ! il pleuvait... Je n’avais pas un fil de sec, l’eau m’entrait par le dos et coulait dans mes souliers... Ça, on peut le dire sans mensonges, nous avons été mouillés ! On attendait toujours, mais il n’ajouta rien, il n’avait vu que ça de la bataille. Au bout d’une minute de silence, il reprit de son air raisonnable : – Mon Dieu ! la guerre, ce n’est pas si difficile qu’on le croit... On tombe au sort, n’est-ce pas ? on est bien obligé de faire son devoir. Moi, j’ai lâché le service parce que j’aime mieux autre chose. Seulement, ça peut encore avoir du bon, pour celui que son métier dégoûte et qui rage, quand l’ennemi vient nous emmerder en France. – Une sale chose tout de même ! conclut le père Fouan. Chacun devrait défendre son chez-soi, et pas plus. De nouveau, le silence régna. Il faisait très chaud, une chaleur humide et vivante, accentuée par la forte odeur de la litière. Une des deux vaches, qui s’était mise debout, fientait ; et l’on entendit le bruit doux et rythmique des bouses étalées. De la nuit des charpentes, descendait le cricri mélancolique d’un grillon ; tandis que, le long des murailles, les doigts rapides des femmes, activant les aiguilles de leur tricot, semblaient faire courir des pattes d’araignées géantes, au milieu de tout ce noir. Mais Palmyre, ayant pris les mouchettes pour moucher la chandelle, la moucha si bas, qu’elle l’éteignit. Ce furent des clameurs, les filles riaient, les enfants enfonçaient l’épingle dans une fesse d’Hilarion ; et les choses se seraient gâtées, si la chandelle de Jésus-Christ et de Bécu, somnolents sur leur cartes, n’avait servi à rallumer l’autre, malgré sa mèche longue, élargie en un champignon rouge. Saisie de sa maladresse, Palmyre tremblait comme une gamine qui craint de recevoir le fouet. – Voyons, dit Fouan, qui est-ce qui va nous lire ça, pour finir la veillée ?... Caporal, vous devez très bien lire l’imprimé, vous. Il était allé chercher un petit livre graisseux, un de ces livres de propagande bonapartiste, dont l’empire avait inondé les campagnes. Celui-ci, tombé là, de la balle d’un colporteur, était une attaque violente contre l’ancien régime, une histoire dramatisée du paysan, avant et après la Révolution, sous ce titre de complainte : Les malheurs et le triomphe de Jacques Bonhomme. Jean avait pris le livre, et tout de suite, sans se faire prier, il se mit à lire, d’une voix blanche et ânonnante d’écolier qui ne tient pas compte de la ponctuation. Religieusement, on l’écouta. D’abord, il était question des Gaulois libres, réduits en esclavage par les Romains, puis conquis par les Francs, qui, des esclaves, firent des serfs, en établissant la féodalité. Et le long martyre commençait, le martyre de Jacques Bonhomme, de l’ouvrier de la terre, exploité, exterminé, à travers les siècles. Pendant que le peuple des villes se révoltait, fondant la commune, obtenant le droit de bourgeoisie, le paysan isolé, dépossédé de tout et de lui-même, n’arrivait que plus tard à s’affranchir, à acheter de son argent la liberté d’être un homme ; et quelle liberté illusoire, le propriétaire accablé, garrotté par des impôts de sang et de ruine, la propriété sans cesse remise en question, grevée de tant de charges, qu’elle ne lui laissait guère que des cailloux à manger ! Alors, un affreux dénombrement commençait, celui des droits qui frappaient le misérable. Personne n’en pouvait dresser la liste exacte et complète, ils pullulaient, ils soufflaient à la fois du roi, de l’évêque et du seigneur. Trois carnassiers dévorants sur le même corps : le roi avait le cens et la taille, l’évêque avait la dîme, le seigneur imposait tout, battait monnaie avec tout. Plus rien n’appartenait au paysan, ni la terre, ni l’eau, ni le feu, ni même l’air qu’il respirait. Il lui fallait payer, payer toujours, pour sa vie, pour sa mort, pour ses contrats, ses troupeaux, son commerce, ses plaisirs. Il payait pour détourner sur son fonds l’eau pluviale des fossés, il payait pour la poussière des chemins que les pieds de ses moutons faisaient voler, l’été, aux grandes sécheresses. Celui qui ne pouvait payer, donnait son corps et son temps, taillable et corvéable à merci, obligé de labourer, moissonner, faucher, façonner la vigne, curer les fossés du château, faire et entretenir les routes. Et les redevances en nature ; et les banalités, le moulin, le four, le pressoir, où restait le quart des récoltes ; et le droit de guet et de garde qui subsista en argent, même après la démolition des donjons ; et le droit de gîte, de prise et pourvoirie, qui, sur le passage du roi ou du seigneur, dévalisait les chaumières, enlevait les paillasses et les couvertures, chassait l’habitant de chez lui, quitte à ce qu’on arrachât les portes et les fenêtres, s’il ne déguerpissait pas assez vite. Mais l’impôt exécré, celui dont le souvenir grondait encore au fond des hameaux, c’était la gabelle odieuse, les greniers à sel, les familles tarifées à une quantité de sel qu’elles devaient quand même acheter au roi, toute cette perception inique dont l’arbitraire ameuta et ensanglanta la France. – Mon père, interrompit Fouan, a vu le sel à dix-huit sous la livre... Ah ! les temps étaient durs ! Jésus-Christ rigolait dans sa barbe. Il voulut insister sur les droits polissons, auxquels le petit livre se contentait de faire une allusion pudique. – Et le droit de cuissage, dites donc ?... Ma parole ! le seigneur fourrait la cuisse dans le lit de la mariée, et la première nuit il lui fourrait... On le fit taire, les filles, Lise elle-même avec son gros ventre, étaient devenues toutes rouges ; tandis que la Trouille et les deux galopins, le nez tombé par terre, se collaient leur poing dans la bouche, pour ne pas éclater. Hilarion, béant, ne perdait pas un mot, comme s’il eût compris. Jean continua. Maintenant, il en était à la justice, à cette triple justice du roi, de l’évêque et du seigneur, qui écartelait le pauvre monde suant sur la glèbe. Il y avait le droit coutumier, il y avait le droit écrit, et par-dessus tout il y avait le bon plaisir, la raison du plus fort. Aucune garantie, aucun recours, la toute-puissance de l’épée. Même aux siècles suivants, lorsque l’équité protesta, on acheta les charges, la justice fut vendue. Et c’était pis pour le recrutement des armées, pour cet impôt du sang, qui, longtemps, ne frappa que les petits des campagnes : ils fuyaient dans les bois, on les ramenait enchaînés, à coups de crosse, on les enrôlait comme on les aurait conduits au bagne. L’accès des grades leur était défendu. Un cadet de famille trafiquait d’un régiment, ainsi que d’une marchandise à lui qu’il avait payée, mettait les grades inférieurs aux enchères, poussait le reste de son bétail humain à la tuerie. Puis, venaient enfin les droits de chasse, ces droits de pigeonnier et de garenne, qui, de nos jours, même abolis, ont laissé un ferment de haine au cœur des paysans. La chasse, c’est l’enragement héréditaire, c’est l’antique prérogative féodale qui autorisait le seigneur à chasser partout, et qui faisait punir de mort le vilain ayant l’audace de chasser chez lui ; c’est la bête libre, l’oiseau libre, encagés sous le grand ciel pour le plaisir d’un seul ; ce sont les champs parqués en capitaineries, que le gibier ravageait, sans qu’il fût permis aux propriétaires d’abattre un moineau.
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