IV-1

3019 Words
IVJustement, le dimanche suivant tombait le premier novembre, jour de la Toussaint ; et neuf heures allaient sonner, lorsque l’abbé Godard, le curé de Bazoches-le-Doyen, chargé de desservir l’ancienne paroisse de Rognes, déboucha en haut de la pente qui descendait au petit pont de l’Aigre. Rognes, plus important autrefois, réduit à une population de trois cents habitants à peine, n’avait pas de curé depuis des années et ne paraissait pas se soucier d’en avoir un, au point que le conseil municipal avait logé le garde champêtre dans la cure, à moitié détruite. Chaque dimanche, l’abbé Godard faisait donc à pied les trois kilomètres qui séparaient Bazoches-le-Doyen de Rognes. Gros et court, la nuque rouge, le cou si enflé que la tête s’en trouvait rejetée en arrière, il se forçait à cet exercice, par hygiène. Mais, ce dimanche-là, comme il se sentait en retard, il soufflait terriblement, la bouche grande ouverte dans sa face apoplectique, où la graisse avait noyé le petit nez camard et les petits yeux gris ; et, sous le ciel livide chargé de neige, malgré le froid précoce qui succédait aux averses de la semaine, il balançait son tricorne, la tête nue, embroussaillée d’épais cheveux roux grisonnants. La route dévalait à pic, et la rive gauche de l’Aigre, avant le pont de pierre, n’était bâtie que de quelques maisons, une sorte de faubourg que l’abbé traversa de son allure de tempête. Il n’eut pas même un regard, ni en amont, ni en aval, pour la rivière lente et limpide, dont les courbes se déroulaient parmi les prairies, au milieu des bouquets de saules et de peupliers. Mais, sur la rive droite, commençait le village, une double file de façades bordant la route, tandis que d’autres escaladaient le coteau, plantées au hasard ; et, tout de suite après le pont, se trouvaient la mairie et l’école, une ancienne grange surélevée d’un étage, badigeonnée à la chaux. Un instant, l’abbé hésita, allongea la tête dans le vestibule vide. Puis, il se tourna, il parut fouiller d’un coup d’œil deux cabarets, en face : l’un, avec une devanture propre, garnie de bocaux, surmontée d’une petite enseigne de bois jaune, où se lisait en lettres vertes : Macqueron épicier ; l’autre à la porte simplement ornée d’une branche de houx, étalant en noir sur le mur grossièrement crépi ces mots : Tabac, chez Lengaigne. Et, entre les deux, il se décidait à prendre une ruelle escarpée, un raidillon qui menait droit devant l’église, lorsque la vue d’un vieux paysan l’arrêta. – Ah ! c’est vous, père Fouan... Je suis pressé, je désirais aller vous voir... Que faisons-nous, dites ? Il n’est pas possible que votre fils Buteau laisse Lise dans sa position, avec ce ventre qui grossit et qui crève les yeux... Elle est fille de la Vierge, c’est une honte, une honte ! Le vieux l’écoutait, d’un air de déférence polie. – Dame ! monsieur le curé, que voulez-vous que j’y fasse, si Buteau s’obstine ?... Et puis, le garçon a tout de même de la raison, ce n’est guère à son âge qu’on se marie, avec rien. – Mais il y a un enfant ! – Bien sûr... Seulement, il n’est pas encore fait, cet enfant. Est-ce qu’on sait ?... Tout juste, c’est ça qui n’encourage guère, un enfant, quand on n’a pas de quoi lui coller une chemise sur le corps ! Il disait ces choses sagement, en vieillard qui connaît la vie. Puis, de la même voix mesurée, il ajouta : – D’ailleurs, ça va s’arranger peut-être... Oui, je partage mon bien, on tirera les lots tout à l’heure, après la messe... Alors, quand il aura sa part, Buteau verra, j’espère, à épouser sa cousine. – Bon ! dit le prêtre. Ça suffit, je compte sur vous, père Fouan. Mais une volée de cloche lui coupa la parole, et il demanda, effaré : – C’est le second coup, n’est-ce pas ? – Non, monsieur le curé, c’est le troisième. – Ah ! bon sang ! voilà encore cet animal de Bécu qui sonne sans m’attendre ! Il jurait, il monta violemment le sentier. En haut, il faillit avoir une attaque, la gorge grondante comme un soufflet de forge. La cloche continuait, tandis que les corbeaux qu’elle avait dérangés, volaient en croassant à la pointe du clocher, une flèche du quinzième siècle, qui attestait l’ancienne importance de Rognes. Devant la porte grande ouverte, un groupe de paysans attendaient, parmi lesquels le cabaretier Lengaigne, libre penseur, fumait sa pipe ; et plus loin, contre le mur du cimetière, le maire, le fermier Hourdequin, un bel homme, de traits énergiques, causait avec son adjoint, l’épicier Macqueron. Lorsque le prêtre eut passé, saluant, tous le suivirent, sauf Lengaigne, qui affecta de tourner le dos, en suçant sa pipe. Dans l’église, à droite du porche, un homme, pendu à une corde, tirait toujours. – Assez, Bécu ! dit l’abbé Godard, hors de lui. Je vous ai ordonné vingt fois de m’attendre, avant de sonner le troisième. Le garde champêtre, qui était sonneur, retomba sur les pieds, effaré d’avoir désobéi. C’était un petit homme de cinquante ans, une tête carrée et tannée de vieux militaire, à moustaches et à barbiche grises, le cou raidi, comme étranglé continuellement par des cols trop étroits. Très ivre déjà, il resta au port d’arme, sans se permettre une excuse. D’ailleurs, le prêtre traversait la nef, en jetant un coup d’œil sur les bancs. Il y avait peu de monde. À gauche, il ne vit encore que Delhomme, venu comme conseiller municipal. À droite, du côté des femmes, elles étaient au plus une douzaine : il reconnut Cœlina Macqueron, sèche, nerveuse et insolente ; Flore Lengaigne, une grosse mère, geignarde, molle et douce ; la Bécu, longue, noiraude, très sale. Mais ce qui acheva de le courroucer, ce fut la tenue des filles de la Vierge, au premier banc. Françoise était là, entre deux de ses amies, la fille aux Macqueron, Berthe, une jolie brune, élevée en demoiselle à Cloyes, et la fille aux Lengaigne, Suzanne, une blonde, laide, effrontée, que ses parents allaient mettre en apprentissage chez une couturière de Châteaudun. Toutes trois riaient d’une façon inconvenante. Et, à côté, la pauvre Lise, grasse et ronde, la mine gaie, étalait le scandale de son ventre, en face de l’autel. Enfin, l’abbé Godard entrait dans la sacristie, lorsqu’il tomba sur Delphin et sur Nénesse, qui jouaient à se pousser, en préparant les burettes. Le premier, le fils à Bécu, âgé de onze ans, était un gaillard hâlé et solide déjà, aimant la terre, lâchant l’école pour le labour ; tandis qu’Ernest, l’aîné des Delhomme, un blond mince et fainéant, du même âge, avait toujours un miroir au fond de sa poche. – Eh bien, polissons ! cria le prêtre. Est-ce que vous vous croyez dans une étable ? Et, se tournant vers un grand jeune homme maigre, dont la face blême se hérissait de quelques poils jaunes, et qui rangeait des livres sur la planche d’une armoire : – Vraiment, monsieur Lequeu, vous pourriez les faire tenir tranquilles, quand je ne suis pas là ! C’était le maître d’école, un fils de paysan, qui avait sucé la haine de sa classe avec l’instruction. Il violentait ses élèves, les traitait de brutes et cachait des idées avancées, sous sa raideur correcte à l’égard du curé et du maire. Il chantait bien au lutrin, il prenait même soin des livres sacrés ; mais il avait formellement refusé de sonner la cloche, malgré l’usage, une telle besogne étant indigne d’un homme libre. – Je n’ai pas la police de l’église, répondit-il sèchement. Ah ! chez moi, ce que je les giflerais ! Et, comme, sans répondre, l’abbé passait précipitamment l’aube et l’étole, il continua : – Une messe basse, n’est-ce pas ? – Sans doute, et vite !... Il faut que je sois à Bazoches avant dix heures et demie, pour la grand-messe. Lequeu, qui avait pris un vieux missel dans l’armoire, la referma et alla poser le livre sur l’autel. – Dépêchons, dépêchons, répétait le curé, en pressant Delphin et Nénesse. Suant et soufflant, le calice en main, il rentra dans l’église, il commença la messe, que les deux gamins servaient, avec des regards en dessous de sournois farceurs. C’était une église d’une seule nef, à voûte ronde, lambrissée de chêne, qui tombait en ruine, par suite de l’entêtement du conseil municipal à refuser tout crédit : les eaux de pluie filtraient au travers des ardoises cassées de la toiture, on voyait de grandes taches indiquant la pourriture avancée du bois ; et, dans le chœur, fermé d’une grille, une coulure verdâtre, en l’air, salissait la fresque de l’abside, coupait en deux la figure d’un Père Éternel, que des Anges adoraient. Lorsque le prêtre se tourna vers les fidèles, les bras ouverts, il s’apaisa un peu, en voyant que du monde était venu, le maire, l’adjoint, des conseillers municipaux, le vieux Fouan, Clou, le maréchal-ferrant qui jouait du trombone aux messes chantées. L’air digne, Lequeu était resté au premier rang. Bécu, soûl à tomber, gardait dans le fond une raideur de pieu. Et, du côté des femmes surtout, les bancs se garnissaient, Fanny, Rose, la Grande, d’autres encore ; si bien que les filles de la Vierge avaient dû se serrer, exemplaires maintenant, le nez dans leurs paroissiens. Mais ce qui flatta le curé, ce fut d’apercevoir M. et madame Charles avec leur petite-fille Élodie, monsieur en redingote de drap noir, madame en robe de soie verte, tous les deux graves et cossus, donnant le bon exemple. Cependant, il dépêchait sa messe, mangeait le latin, bousculait le rite. Au prône, sans monter en chaire, assis sur une chaise, au milieu du chœur, il ânonna, se perdit, renonça à se retrouver : l’éloquence était son côté faible, les mots ne venaient pas, il poussait des heu ! heu ! sans jamais pouvoir finir ses phrases ; ce qui expliquait pourquoi monseigneur l’oubliait depuis vingt-cinq ans, dans la petite cure de Bazoches-le-Doyen. Et le reste fut bâclé, les sonneries de l’élévation tintèrent comme des signaux électriques pris de folie, il renvoya son monde d’un « Ite, missa est » en coup de fouet. L’église s’était à peine vidée, que l’abbé Godard reparaissait, le tricorne posé de travers, dans sa hâte. Devant la porte, un groupe de femmes stationnait, Cœlina, Flore, la Bécu, très blessées d’avoir été ainsi menées au galop. Il les méprisait donc, qu’il ne leur en donnait pas davantage, un jour de grande fête ? – Dites, monsieur le curé, demanda Cœlina de sa voix aigre, en l’arrêtant, vous nous en voulez, que vous nous expédiez comme un vrai paquet de guenilles ? – Ah ! dame ! répondit-il, les miens m’attendent... Je ne puis pas être à Bazoches et à Rognes... Ayez un curé à vous, si vous désirez des grand-messes. C’était l’éternelle querelle entre Rognes et l’abbé, les habitants exigeant des égards, lui s’en tenant à son devoir strict, pour une commune qui refusait de réparer l’église, et où, d’ailleurs, de perpétuels scandales le décourageaient. Il continua, en désignant les filles de la Vierge, qui partaient ensemble : – Et puis, est-ce que c’est propre, des cérémonies avec des jeunesses sans aucun respect pour les commandements de Dieu ? – Vous ne dites pas ça pour ma fille, j’espère ? demanda Cœlina, les dents serrées. – Ni pour la mienne, bien sûr ? ajouta Flore. Alors, il s’emporta, excédé. – Je le dis pour qui je dois le dire... Ça crève les yeux. Voyez-vous ça avec des robes blanches ! Je n’ai pas une procession ici, sans qu’il y en ait une d’enceinte... Non, non, vous lasseriez le bon Dieu lui-même ! Il les quitta, et la Bécu, restée muette, dut mettre la paix entre les deux mères, qui, excitées, se jetaient leurs filles à la tête ; mais elle la mettait avec des insinuations si fielleuses, que la querelle s’aggrava. Berthe, ah ! oui, on verrait comment elle tournerait, avec ses corsages de velours et son piano ! Et Suzanne, fameuse idée de l’envoyer chez la couturière de Châteaudun, pour qu’elle fît la culbute ! L’abbé Godard, libre enfin, s’élançait, lorsqu’il se trouva en face des Charles. Son visage s’épanouit d’un large sourire aimable, il lança un grand coup de tricorne. Monsieur majestueux salua, madame fit sa belle révérence. Mais il était dit que le curé ne partirait point, car il n’était pas au bout de la place, qu’une nouvelle rencontre l’arrêta. C’était une grande femme d’une trentaine d’années, qui en paraissait bien cinquante, les cheveux rares, la face plate, molle, jaune de son ; et, cassée, épuisée par des travaux trop rudes, elle chancelait sous un fagot de menu bois. – Palmyre, demanda-t-il, pourquoi n’êtes-vous pas venue à la messe, un jour de Toussaint ? C’est très mal. Elle eut un gémissement. – Sans doute, monsieur le curé, mais comment faire ?... Mon frère a froid, nous gelons chez nous. Alors, je suis allée ramasser ça, le long des haies. – La Grande est donc toujours aussi dure ? – Ah bien ! elle crèverait plutôt que de nous jeter un pain ou une bûche. Et, de sa voix dolente, elle répéta leur histoire, comment leur grand-mère les chassait, comment elle avait dû se loger avec son frère dans une ancienne écurie abandonnée. Ce pauvre Hilarion, bancal, la bouche tordue par un bec-de-lièvre, était sans malice, malgré ses vingt-quatre ans, si bêta, que personne ne voulait le faire travailler. Elle travaillait donc pour lui, à se tuer, elle avait pour cet infirme des soins passionnés, une tendresse vaillante de mère. En l’écoutant, la face épaisse et suante de l’abbé Godard se transfigurait d’une bonté exquise, ses petits yeux colères s’embellissaient de charité, sa bouche grande prenait une grâce douloureuse. Le terrible grognon, toujours emporté dans un vent de violence, avait la passion des misérables, leur donnait tout, son argent, son linge, ses habits, à ce point qu’on n’aurait pas trouvé, en Beauce, un prêtre ayant une soutane plus rouge et plus reprisée. Il se fouilla d’un air inquiet, il glissa à Palmyre une pièce de cent sous. – Tenez ! cachez ça, je n’en ai pas pour les autres... Et il faudra que je parle encore à la Grande, puisqu’elle est si mauvaise. Cette fois, il se sauva. Heureusement, comme il suffoquait, en remontant la côte, de l’autre côté de l’Aigre, le boucher de Bazoches-le-Doyen, qui rentrait, le prit dans sa carriole ; et il disparut au ras de la plaine, secoué, avec la silhouette dansante de son tricorne, sur le ciel livide. Pendant ce temps, la place de l’Église s’était vidée, Fouan et Rose venaient de redescendre chez eux, où Grosbois se trouvait déjà. Un peu avant dix heures, Delhomme et Jésus-Christ arrivèrent à leur tour ; mais on attendit en vain Buteau jusqu’à midi, jamais ce sacré original ne pouvait être exact. Sans doute il s’était arrêté en chemin, à déjeuner quelque part. On voulut passer outre ; puis, la sourde peur qu’il inspirait, avec sa mauvaise tête, fit décider qu’on tirerait les lots après le déjeuner, vers deux heures seulement. Grosbois, qui accepta des Fouan un morceau de lard et un verre de vin, acheva la bouteille, en entama une autre, retombé dans son état d’ivresse habituel. À deux heures, toujours pas de Buteau. Alors, Jésus-Christ, dans le besoin de godaille qui alanguissait le village, par ce dimanche de fête, vint passer devant chez Macqueron, en allongeant le cou ; et cela réussit, la porte fut brusquement ouverte, Bécu se montra et cria : – Arrive, mauvaise troupe, que je te paye un canon ! Il s’était raidi encore, de plus en plus digne à mesure qu’il se grisait. Une fraternité d’ancien militaire ivrogne, une tendresse secrète le portait vers le braconnier ; mais il évitait de le reconnaître quand il était en fonction, sa plaque au bras, toujours sur le point de le prendre en flagrant délit, combattu entre son devoir et son cœur. Au cabaret, dès qu’il était soûl, il le régalait en frère. – Un piquet, hein, veux-tu ? Eh, nom de Dieu ! si les Bédouins nous embêtent, nous leur coupons les oreilles ! Ils s’installèrent à une table, jouèrent aux cartes en criant fort, tandis que les l****s, un à un, se succédaient. Macqueron, dans un coin, tassé, avec sa grosse face moustachue, tournait ses pouces. Depuis qu’il avait gagné des rentes, en spéculant sur les petits vins de Montigny, il était tombé à la paresse, chassant, pêchant, faisant le bourgeois ; et il restait très sale, vêtu de loques, pendant que sa fille Berthe trimballait autour de lui des robes de soie. Si sa femme l’avait écouté, ils auraient fermé boutique, et l’épicerie, et le cabaret, car il devenait vaniteux, avec de sourdes ambitions, inconscientes encore ; mais elle était d’une âpreté féroce au lucre, et lui-même, tout en ne s’occupant de rien, la laissait continuer à verser des canons, pour ennuyer son voisin Lengaigne, qui tenait le bureau de tabac et donnait aussi à boire. C’était une rivalité ancienne, jamais éteinte, toujours près de flamber. Cependant, il y avait des semaines où l’on vivait en paix ; et, justement, Lengaigne entra avec son fils Victor, un grand garçon gauche, qui devait bientôt tirer au sort. Lui, très long, l’air figé, ayant une petite tête de chouette sur de larges épaules osseuses, cultivait ses terres, pendant que sa femme pesait le tabac et descendait à la cave. Ce qui lui donnait une importance, c’était qu’il rasait le village et coupait les cheveux, un métier rapporté du régiment, qu’il exerçait chez lui, au milieu des consommateurs, ou encore à domicile, à la volonté des clients. – Eh bien ! cette barbe, est-ce pour aujourd’hui, compère ? demanda-t-il, dès la porte. – Tiens ! c’est vrai, je t’ai dit de venir, s’écria Macqueron. Ma foi, tout de suite, si ça te plaît. Il décrocha un vieux plat à barbe, prit un savon et de l’eau tiède, pendant que l’autre tirait de sa poche un rasoir grand comme un coutelas, qu’il se mit à repasser sur un cuir fixé à l’étui. Mais une voix glapissante vint de l’épicerie voisine. – Dites donc, criait Cœlina, est-ce que vous allez faire vos saletés sur les tables ?... Ah ! non, je ne veux pas, chez moi, qu’on trouve du poil dans les verres ! C’était une attaque à la propreté du cabaret voisin, où l’on mangeait plus de cheveux qu’on ne buvait de vrai vin, disait-elle. – Vends ton sel et ton poivre, et fiche-nous la paix ! répondit Macqueron, vexé de cette algarade devant le monde. Jésus-Christ et Bécu ricanèrent. Mouchée, la bourgeoise ! Et ils lui commandèrent un nouveau litre, qu’elle apporta, furieuse, sans une parole. Ils battaient les cartes, ils les jetaient sur la table violemment, comme pour s’assommer. Atout, atout et atout ! Lengaigne avait déjà frotté son client de savon, et le tenait par le nez, lorsque Lequeu, le maître d’école, poussa la porte. – Bonsoir, la compagnie ! Il resta debout et muet devant le poêle, à se chauffer les reins, pendant que le jeune Victor, derrière les joueurs, s’absorbait dans la vue de leur jeu. – À propos, reprit Macqueron, en profitant d’une minute où Lengaigne lui essuyait sur l’épaule les baves de son rasoir, monsieur Hourdequin, tout à l’heure, avant la messe, m’a encore parlé du chemin... Faudrait se décider pourtant. Il s’agissait du fameux chemin direct de Rognes à Châteaudun, qui devait raccourcir la distance d’environ deux lieues, car les voitures étaient forcées de passer par Cloyes. Naturellement, la ferme avait grand intérêt à cette voie nouvelle, et le maire, pour entraîner le conseil municipal, comptait beaucoup sur son adjoint, intéressé lui aussi à une prompte solution. Il était, en effet, question de relier le chemin à la route du bas, ce qui faciliterait aux voitures l’accès de l’église, où l’on ne grimpait que par des sentiers de chèvre. Or, le tracé projeté suivait simplement la ruelle étranglée entre les deux cabarets, l’élargissait en ménageant la pente ; et les terrains de l’épicier, dès lors en bordure, ayant un accès facile, allaient décupler de valeur.
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