CHAPITRE II
LE VIN DU ROUSSILLONMa mère était d’origine écossaise, et il fut jugé convenable que mon voyage en Europe débutât par une visite à sa famille. En conséquence, je me rendis à Édimbourg où habitait mon oncle, Adam Loudon, ancien épicier, actuellement retiré des affaires, à la tête d’une jolie fortune. C’était un homme d’un caractère froid et ironique. Il me reçut bien, me nourrit et m’hébergea avec une grande hospitalité, me demandant en échange de l’amuser et de l’intéresser par mes récits, pendant lesquels ses lunettes glissaient, et sa bouche se tordait d’une façon comique. La cause de sa gaieté mal déguisée venait tout simplement, je crois, de ce que j’étais Américain.
Je portais un assez vif intérêt à mon grand-père, Alexandre Loudon. Celui-ci, ancien maçon, était le fils de ses œuvres. Sa tournure, son langage, ses manières, tout dans sa personne témoignait de son origine plébéienne, au grand désespoir de mon oncle.
Un des avantages d’être né Américain, c’est qu’il ne m’arrivait jamais de rougir de mon grand-père, et le vieillard ne fut pas long à s’en apercevoir. Il avait gardé un tendre souvenir à ma mère, peut-être parce qu’il avait l’habitude d’établir des comparaisons entre elle et mon oncle Adam, qu’il détestait cordialement, et il attribua à l’influence de sa fille préférée ma sympathie pour lui. Lors de nos promenades, devenues quotidiennes, il m’emmenait souvent chez des vieillards de son âge (non sans m’avoir recommandé le plus grand secret vis-à-vis d’Adam) ; il me présentait à la société avec un orgueil manifeste, et ne manquait jamais de donner quelques coups d’épingles à ses autres descendants.
Lorsque je quittai Édimbourg, j’étais loin de me douter que je venais de donner une excellente impulsion à mes affaires personnelles ; j’étais simplement enchanté de m’échapper d’une maison triste pour me jeter dans cette lumineuse cité que l’on nomme Paris. Chacun a son idéal : le mien se bornait à l’étude des arts et à la vie du quartier Latin, ce monde évoqué par le magicien impitoyable qui écrivit la Comédie humaine. Je ne fus pas désappointé. Je n’aurais pu l’être.
Si je prenais mes repas dans un pauvre restaurant et logeais dans un misérable garni, ce n’était pas par nécessité, mais par caprice. La forte pension que m’allouait mon père m’aurait permis d’habiter le quartier de l’Étoile, si je l’eusse désiré, et de me faire conduire chaque jour en voiture à l’atelier ; mais, en menant cette vie-là, tout charme aurait disparu : j’aurais encore été M. Loudon Dodd, fils de millionnaire, tandis que je devenais un étudiant du quartier Latin, le successeur de Murger, vivant en chair et en os les scènes de ces romans que j’avais lus et relus avec délices et desquelles je rêvais dans les bois de Muskegon.
Dans ce temps-là, nous avions tous, au quartier Latin, la folie de Murger ; la comédie de la Vie de Bohême, jouée à l’Odéon pendant un temps déraisonnable pour Paris, avait fait revivre la légende dans toute sa fraîcheur. C’étaient les mêmes scènes qui se rejouaient individuellement dans chaque galetas du voisinage, et le tiers des étudiants personnifiaient en conscience Rodolphe ou Schaunard. Quelques-uns d’entre nous allèrent loin, d’autres plus loin encore.
Ce laisser-aller m’entraîna, dès la seconde année de mon séjour à Paris, dans une aventure que je dois relater ici, puisqu’elle m’a amené à faire la connaissance de James Pinkerton. Je dînais seul, un soir, dans un petit restaurant dont la cave jouissait d’une grande renommée parmi nous autres étudiants. On était en octobre : au dehors, les feuilles mortes tourbillonnaient emportées par le vent d’automne. Je parcourais distraitement la carte des vins, en amateur de bons crus et de beaux noms, quand mes yeux tombèrent sur le mot roussillon. Je me souvins que je n’avais jamais goûté de ce vin-là, et j’en fis venir immédiatement une bouteille. Il me parut excellent, et j’en redemandai une pinte ; or, comme le garçon me répondit que le roussillon ne se vendait pas par demi-bouteille, je lui commandai d’en apporter encore une entière. Les tables du restaurant étaient fort près les unes des autres, et tout ce dont je me souviens, c’est de m’être trouvé engagé dans une conversation animée avec mes voisins les plus immédiats. Je devins de plus en plus loquace, j’eus des saillies qui firent rire aux éclats les consommateurs. J’invitai mes nouveaux amis à m’accompagner pour aller prendre le café dans un établissement voisin ; mais, à ma grande surprise, à peine avais-je fait trois pas dans la rue, que je me trouvai seul. J’éprouvai un vague sentiment d’inquiétude et me demandai si les fumées de la dernière bouteille que j’avais bue ne m’avaient pas obscurci le cerveau. Enfin, j’eus tout à coup le sentiment que j’étais ivre et que le mieux était de m’aller coucher.
Je regagnai mon hôtel, qui était à deux pas, et le portier me remit, en passant, ma bougie. Je gravis les quatre étages qui conduisaient à ma chambre. Bien que je fusse incontestablement gris, je possédais cependant un reste de lucidité : je n’avais qu’une idée fixe, celle de me lever assez tôt le lendemain matin pour me rendre à l’atelier ; et, comme je m’aperçus que ma pendule était arrêtée, je voulus redescendre pour charger le garçon de m’éveiller à temps. Je laissai la bougie allumée dans ma chambre et la porte grande ouverte, afin de m’orienter plus facilement, et je partis. La maison était plongée dans l’obscurité la plus profonde ; mais, comme il n’y avait que trois portes par étage, il était impossible d’errer longtemps à l’aventure. Je n’avais donc qu’à redescendre l’escalier jusqu’au moment où j’apercevrais la lueur de la veilleuse brûlant dans la loge du concierge.
Je comptai quatre étages : point de portier. Comme je pouvais m’être trompé dans mon calcul, je continuai ma marche, descendant un étage, puis un autre, et ainsi de suite jusqu’à ce que j’eusse compté le chiffre insensé de neuf étages. Je compris que j’avais dépassé la loge du concierge sans la remarquer et que je me trouvais dans les entrailles de la terre, c’est-à-dire à une profondeur de cinq étages sous la rue. Mon hôtel était donc construit au-dessus des catacombes !
Je rebroussai chemin et regrimpai vers le niveau de la rue en comptant laborieusement. Je remontai cinq, six et sept étages, et toujours pas de loge de concierge. Ces recherches inutiles commençaient à m’ennuyer, et je pris le parti le plus sage, celui de retourner dans ma chambre, qui ne devait pas être très éloignée. Huit, neuf, dix, onze, douze, treize étages, et ma porte semblait aussi introuvable que le portier et sa loge. Je me rappelai très nettement que la maison n’avait que six étages, je devais donc forcément en avoir gravi trois au-dessus du toit. À ma bonne humeur habituelle succéda une profonde irritation.
Dans cette conjoncture, j’aperçus un filet de lumière s’échappant de la fente d’une porte ; j’étendis la main et tournais une poignée, ce qui me permit de m’introduire sans cérémonie dans une chambre. Une jeune femme s’y trouvait, sur le point de se mettre au lit, et sa toilette était fort avancée… ou peu complète, si vous préférez.
« J’espère, Madame, que vous voudrez bien me pardonner mon indiscrétion, dis-je ; ma chambre porte le numéro 12, et il y a un mystère dans cette damnée maison. »
Elle me regarda fixement et répondit :
« Si vous voulez bien sortir pendant quelques minutes, je vous conduirai à votre chambre. »
La chose étant ainsi arrangée, à la complète satisfaction des parties, je l’attendis sur le palier. Elle me rejoignit bientôt après, enveloppée d’un peignoir, et, me prenant par la main, me fit monter un nouvel étage, ce qui faisait quatre au-dessus du niveau du toit, puis m’enferma dans ma propre chambre, où, très fatigué par mes explorations extraordinaires, je ne tardai pas à m’endormir d’un sommeil de plomb.
Je vous raconte la chose calmement, telle qu’elle me sembla s’être passée ; mais le jour suivant, quand je m’éveillai et que je me rappelai ces divers incidents, je ne pus m’empêcher d’y découvrir bon nombre d’improbabilités. Je n’étais pas en disposition de travailler et, au lieu d’aller à mon atelier, je me dirigeai vers les jardins du Luxembourg, dans le but d’éclaircir mes idées au milieu des moineaux, des feuilles tombantes et des statues. Je m’assis donc sur une chaise de l’allée principale.
Je songeais encore à mon aventure de la nuit, quand un coup de vent fit tourbillonner les feuilles mortes ; une b***e de moineaux effarés prit son essor au-dessus de ma tête. Ce tumulte n’eut que la durée de quelques secondes, mais il eut pour effet de m’arracher aux réflexions dans lesquelles je m’abîmais. Je me relevai brusquement, et mes yeux s’arrêtèrent sur une jeune femme, vêtue d’une jaquette marron, qui tenait une boîte de peinture à la main. Un jeune homme, qui paraissait avoir quelques années de plus que moi, marchait à côté d’elle en portant son chevalet. Imaginez ma surprise, quand je reconnus l’héroïne de mon aventure. Nos yeux se rencontrèrent : la dame, se souvenant sans doute de la toilette sommaire dans laquelle j’avais eu le loisir de l’admirer, détourna rapidement les siens avec une ombre de confusion.
Je ne saurais vous dire aujourd’hui si elle était laide ou jolie. Elle s’était conduite avec tant de sang-froid ; moi, j’avais eu l’air si stupide en sa présence, qu’instantanément j’éprouvai le désir de lui apparaître sous un jour plus favorable. D’ailleurs, le jeune homme pouvait être son frère ; les frères sont parfois emportés et assument de bonne heure les responsabilités viriles. Il était donc sage de prévenir toute complication possible en lui faisant des excuses.
En conséquence, je me rapprochais des deux promeneurs, quand, soudain, le jeune homme se retourna, et nous nous trouvâmes face à face. Telle fut ma rencontre avec la troisième influence qui devait agir sur ma vie, car ma carrière entière s’est faite sous l’influence de mon père, du Capitole de Muskegon et de mon ami James Pinkerton. Quant à la jeune femme qui occupait alors toutes mes pensées, à partir du jour de notre rencontre, je n’en entendis plus parler.