CHAPITRE I
UNE BONNE ÉDUCATION COMMERCIALEJe commencerai par vous parler de mon père. Jamais homme ne fut meilleur, plus beau, ni, à mon point de vue, plus malheureux, tant dans ses affaires que dans ses plaisirs, dans le choix de son lieu de séjour, et, je suis fâché de l’avouer, même dans son fils. Il commença par être intendant, devint bientôt propriétaire lui-même, et, grâce à quelques spéculations avantageuses, ne tarda pas à être compté parmi les notabilités de la contrée. Les gens avaient l’habitude de dire de lui « Dodd a une forte tête ». Pour ma part, je n’eus jamais grande confiance en ses conceptions. Mais si les succès l’abandonnèrent parfois, son assiduité ne se démentit jamais. Il lutta dans ce combat journalier à la recherche de l’or, avec une espèce de loyauté tranquille et triste qui le faisait ressembler à un martyr. Levé avec l’aurore, il consacrait le moins de temps possible à ses repas et se refusait tout plaisir.
Malheureusement, je ne me souciais et ne me soucierai jamais de rien d’autre que d’art. Mes idées sur la destinée de l’homme étaient d’enrichir le monde d’œuvres artistiques et de jouir de la vie, le plus agréablement possible. Je ne pense pas que j’aie fait connaître cette dernière manière de voir à mon père, mais il a dû la deviner, car il montra toujours une indulgence excessive pour toutes mes peccadilles.
Dès que j’eus passé mes examens, je fus envoyé à l’École commerciale de Muskegon. Vous êtes étranger, par cela même, vous aurez peine à croire ce que je vais raconter, quoique je vous en garantisse l’authenticité.
L’école existe peut-être encore aujourd’hui ; tout le comté en était fier comme d’un établissement extraordinaire. Bien certainement, quand mon père me vit monter dans la voiture qui allait m’y conduire, il s’imagina que j’étais en route directe pour la présidence des États-Unis ou quelque autre grande destinée.
Le collège commercial était un grand et vaste établissement, agréablement situé au milieu d’une forêt. L’air y était pur, la nourriture excellente, et le prix établi en conséquence. Des fils électriques (pour employer l’expression du prospectus) « reliaient l’établissement avec les principaux centres financiers du monde ». Le cabinet de lecture était amplement approvisionné de journaux contenant tous les renseignements commerciaux désirables.
Les élèves, dont le nombre variait entre cinquante et cent, étaient occupés essentiellement à s’escamoter de l’argent les uns aux autres, pour ce que nous appelions le papier de collège. Nous avions naturellement des heures de classe : la matinée était employée à l’étude de l’allemand, du français, de la tenue des livres, etc., mais la majeure partie de la journée et le but de l’éducation que nous recevions se concentraient sur la Bourse, enseignement dont nous tirions profit, sans courir de véritables risques, puisque tous nos titres étaient fictifs. Nous nous livrions, par conséquent, à un jeu purement théorique, dépourvu d’agrément et non déguisé.
Notre simulacre de marché était réglé par les prix des marchés extérieurs, afin que nous fussions à même de nous rendre compte de la hausse et de la baisse. Nous étions obligés à une tenue de livres très régulière, et nos comptes étaient scrupuleusement examinés à la fin de chaque mois par le directeur ou par les professeurs. Afin d’ajouter un semblant de vérité à nos transactions, le papier de collège était coté à 5 francs les cent feuilles, prix que les parents ou les tuteurs payaient très volontiers.
Quand j’entrai pour la première fois dans la salle des transactions, où l’un des professeurs devait m’indiquer le pupitre qui m’était destiné, je fus étourdi par les clameurs et la confusion qui y régnaient. Des tableaux noirs, posés à l’autre extrémité de la pièce, étaient couverts de chiffres constamment remplacés par d’autres. À chaque changement, c’était une bousculade, des cris formidables, des vociférations dont le sens m’échappait, puis des sauts à travers bancs et pupitres, un mouvement extraordinaire de têtes et de bras, et des notes écrites rapidement. Je crois que je n’ai jamais rien vu de semblable, et je m’étonnai d’une telle agitation pour des transactions qui, en somme, n’étaient qu’illusoires, puisque tout l’argent du marché aurait à peine suffi à l’achat d’une paire de patins ; mais je me souvins bientôt que nombre de gens riches perdent tout caractère pour un enjeu de deux sous.
Le professeur, absorbé qu’il était à suivre les fluctuations du marché, avait oublié de m’indiquer mon pupitre. Il le fit enfin, ajoutant quelques conseils pour m’inculquer le goût du jeu ; et il m’engagea à suivre les traces d’un certain jeune homme à cheveux blond filasse et à lunettes, un nommé Bilson, le meilleur sujet de l’établissement, m’assura-t-il.
Peu après, au milieu d’un tumulte toujours grandissant, les chiffres parurent sur le tableau, plus pressés encore que par le passé, et l’immense hall retentit de cris aussi formidables que ceux que l’on doit entendre au pandémonium. Je regardai autour de moi, mon guide avait disparu, me laissant livré à mes propres ressources devant mon pupitre. Mon voisin était en train d’additionner les sommes qui, je l’appris plus tard, représentaient les pertes faites dans la matinée ; mais il fut distrait de son occupation en m’apercevant.
« Quel est votre nom, nouvel arrivant ? s’informa-t-il. Ah ! vous êtes le fils de Dodd à la forte tête. À quel chiffre se montent vos fonds ? Cinquante mille ! Oh ! vous êtes solide. »
Je lui demandai ce qu’il me fallait faire, puisqu’il était de règle d’examiner les livres une fois par mois.
« Mais, naïf que vous êtes, vous aurez un comptable, s’écria-t-il. L’un de nos morts prendra cette peine pour vous, ils sont là pour cela. Et si vous êtes heureux dans vos opérations, vous n’aurez jamais à travailler dans notre vieux collège ».
Le bruit étant devenu assourdissant, et mon nouvel ami, m’ayant assuré que quelqu’un devait certainement « être coulé » boutonna son paletot et se perdit dans la foule, pour chercher des nouvelles et m’amener un teneur de livres.
La suite prouva qu’il avait deviné juste, quelqu’un était ruiné : un prince d’Israël était tombé ; un marchand de lard avait été fatal à sa puissance, et le commis amené pour tenir ma comptabilité, m’épargner tout ouvrage et me guider à raison de 5 000 francs par mois, papier de collège (au cours de 50 francs aux États-Unis), n’était autre que l’éminent Bilson, dont on m’avait vanté la compétence.
Suivant une des recommandations de mon père, je spéculais sur les chemins de fer. Pendant un mois, je maintins une position sûre, mais peu brillante, trafiquant pour de petites sommes sur un marché passablement calme, à la grande indignation du commis que j’avais engagé. À la fin, cédant à ses instances, je voulus tenter un grand coup ; je vendis pour quelques milliers de francs d’obligations Pan Handles Preferences, alors en baisse. À peine cette opération était-elle achevée, que Pan Handles remonta à la Bourse de New-York d’une façon stupéfiante, et, en moins d’une demi-heure, je vis ma position compromise. Bon sang ne saurait mentir, comme dit mon père ; je supportai vaillamment cette déconvenue et je jouai un jeu infernal pendant tout le reste de la journée. Ce soir-là, la déconfiture de H. Loudon Dodd défraya la Gazette du collège, et Bilson, jeté une fois de plus sur le pavé, devint mon compétiteur pour la même place de commis. L’objet le plus en vue attire davantage l’attention : mon désastre me mit en évidence, et je fus choisi de préférence à mon compagnon. Vous voyez que l’on acquiert de l’expérience, même au collège commercial de Muskegon.
Pour ma part, il m’était assez indifférent de perdre ou de gagner dans un jeu si complexe et si monotone ; mais j’étais humilié d’avoir à annoncer cette débâcle à mon père. J’employai donc toutes les ressources de mon éloquence pour lui dire, ce qui était d’ailleurs la vérité, que les jeunes gens heureux dans leurs spéculations ne recevaient pas l’ombre d’éducation dans l’établissement, de sorte que, si son désir était de me voir étudier et travailler, il avait tout lieu de se réjouir de mes malheurs. Je le priai de me remettre à flot et je promis de m’en tenir à ses conseils de ne plus spéculer que sur les chemins de fer. À la fin, entraîné par le sujet qui me tenait le plus à cœur, je l’assurai que je me sentais peu de capacité pour les affaires, et je le suppliai de me retirer de ce lieu détesté, pour m’envoyer à Paris étudier la peinture.
Il me répondit très brièvement. Le ton de sa lettre était aimable, mais empreint d’une nuance de tristesse : il me rappelait que, le moment des vacances étant proche, nous aurions alors le loisir de discuter à fond la question qui nous intéressait tous les deux.
Quand je revis mon père, je fus frappé du changement qui s’était opéré en lui : il avait beaucoup vieilli et paraissait bien fatigué. Je fus touché de ses efforts pour me consoler et pour ranimer mon courage, qu’il supposait à bout.
Il conclut en me disant :
« Dieu sait, mon cher enfant, que je n’ai que ton seul bien en vue ; et, pour te le prouver, je te propose un nouvel arrangement. Tu retourneras au collège après les vacances, avec une seconde mise de fonds de 50 000 francs. Conduis-toi en homme, et arrange-toi de façon à doubler ce capital. Si, après cela, tu désires encore aller à Paris, je m’engage à t’y envoyer ; seulement, je suis trop fier pour te retirer maintenant du collège, comme si l’on t’en avait chassé. »
Mon cœur bondit de plaisir à cette proposition, mais le découragement me ressaisit bientôt. Il me semblait plus facile de peindre comme Meissonier que de gagner 50 000 francs dans des spéculations aussi hasardeuses que celles de notre simulacre de Bourse. Je ne pouvais non plus comprendre pourquoi, ainsi que le prétendait mon père, un bon peintre doit être forcément un heureux spéculateur. Je risquai quelques timides observations à ce sujet.
Mon père soupira profondément.
« Tu oublies, mon cher enfant, dit-il, que je suis juge de l’un et non pas de l’autre. Il est possible que tu aies le génie d’un Bierstadt, mais je n’en sais rien.
— Alors, répondis-je, je conclus un bien mauvais marché. Les parents des autres élèves les conseillent, leur télégraphient et leur indiquent les bonnes opérations. Et ne comprenez-vous pas que, si les uns gagnent, il faut bien que les autres perdent.
— Mais je te tiendrai au courant, s’écria mon père avec une animation peu habituelle chez lui. »
Puisque mon père consentait à diriger mes opérations et que le collège commercial devait être un acheminement vers Paris, je pouvais reprendre confiance en l’avenir.
Maintenant, j’ai à vous parler d’un nouveau facteur, qui prit place dans ma vie et eut une grande influence sur ma carrière. Ce nouveau facteur est tout simplement le Capitole de l’État de Muskegon, que l’on projetait alors de bâtir. Mon père avait embrassé cette idée avec une ardeur patriotique jointe à une combinaison commerciale. Il fit partie de tous les comités, souscrivit pour d’énormes sommes d’argent, et s’arrangea de manière à posséder voix au chapitre dans la plupart des contrats.
Deux plans lui avaient été envoyés, et il était plongé dans leur examen très approfondi lors de mon retour du collège. Comme cette idée l’occupait entièrement, la première soirée ne s’écoula pas sans que je fusse appelé en conseil. C’était là un sujet d’affaires intéressant pour moi. Il est vrai que je ne connaissais pas encore l’architecture, mais c’était au moins un art : or, j’avais, pour ce qui touche de près ou de loin aux beaux-arts, ce goût prononcé que les imbéciles confondent avec le génie.
J’examinai soigneusement tous les plans et découvris aisément leurs mérites et leurs défauts. Je lus des traités d’architecture pour me pénétrer des différents styles, j’étudiai les prix courants des matériaux et je saisis si parfaitement toute l’affaire, que, lors de la discussion des plans, mon père recueillit de nouveaux lauriers. Ses arguments firent loi, son choix fut approuvé par le Comité, et j’eus la satisfaction anonyme de constater qu’arguments et choix étaient miens. Plus tard ma coopération devint encore plus active, car je proposai moi-même d’exécuter certains changements assez importants, et ceux-ci eurent le bonheur ou le mérite d’être adoptés. L’énergie et les aptitudes dont je fis preuve dans cette affaire surprirent délicieusement mon père.
Quant à moi, je retournai très gaiement au collège, où mes nouvelles opérations financières furent couronnées du plus grand succès.
Dans l’espace d’un mois je réalisai 85 000 à 90 000 francs en papier de collège, mais, à ce moment-là, je fus victime d’un des vices adhérents au système établi. Le papier de collège, je l’ai déjà dit, avait une valeur réelle de 1 p. 100 et, à ce taux, était mis en circulation dans notre établissement. Des spéculateurs malheureux vendaient donc des habits, des livres, des guitares, des boutons de manchettes, etc., pour régler leurs différences ; par contre, les spéculateurs heureux étaient souvent tentés de réaliser de grands profits dans ces sortes d’échanges. Il advint un jour que j’eus besoin de 150 francs pour divers articles de peinture, car je dessinais toujours beaucoup, et la pension qui m’était allouée se trouvait momentanément épuisée. Grâce aux idées de mon père, j’avais fini par regarder la Banque comme un endroit où l’on n’a qu’à prendre la peine de se baisser pour ramasser de l’argent, et, dans une heure malheureuse, je réalisai 15 000 francs de titres, avec lesquels j’achetai un chevalet.
C’était un mercredi matin, me voilà transporté de joie. Mon père, car je puis à peine revendiquer une part dans cette combinaison, essayait à ce moment une des opérations les plus tentantes et les plus périlleuses de l’échiquier de la Bourse. Le mardi, déjà, la chance tournait contre nous, et le vendredi soir, j’étais, pour la seconde fois, déclaré en faillite. Ce fut un rude coup, et, dans toute autre circonstance, mon père aurait assez mal pris la chose, car, si un homme ressent profondément l’incapacité de son fils, il est encore plus sensible à la démonstration de la sienne propre. Mais à notre coupe amère vint se mêler un ingrédient que l’on pourrait appeler empoisonné. Mon père était au courant de mes opérations, il s’aperçut de la disparition des 15 000 francs en titres, et resta sous l’impression que j’avais volé 150 francs en circulation.
Depuis lors, il ne me donna plus l’ombre d’un conseil.
Pourtant il ne songeait sans doute à rien d’autre qu’à son fils et au meilleur moyen d’en faire un homme. Je crois qu’il était réellement très affecté de ce qu’il regardait comme un relâchement de mes principes, et qu’il se mit à réfléchir à la manière dont il pourrait me préserver de la tentation.
Sur ces entrefaites, l’architecte du Capitole ayant parlé avantageusement de mes dessins, sa résolution fut prise.
« Loudon, me dit mon père en souriant quand nous nous revîmes, si je t’envoyais à Paris, combien de temps te faudrait-il pour devenir un sculpteur expérimenté ?
— Qu’entendez-vous par expérimenté ? demandai-je.
— Un homme entendu, connaissant tous les styles patriotiques et emblématiques.
— Je crois qu’il faudrait y consacrer trois années.
— Penses-tu qu’un séjour à Paris soit indispensable ? Il y a de grandes ressources dans notre pays, et des sculpteurs très célèbres qui pourraient te donner des leçons.
— J’ai la conviction qu’à Paris seulement on peut former de vrais artistes.
— Très bien ! Cela sonnera très agréablement : Un jeune homme, originaire de cet État, fils d’un des plus notables habitants de notre ville, a fait ses études sous la direction des premiers artistes de Paris, ajouta-t-il en savourant longuement sa phrase.
— Mais, mon cher père, objectai-je, à quoi bon tout cela ? Je n’ai jamais songé à devenir sculpteur.
— Oui, c’est vrai, mais j’ai accepté tout d’abord comme une affaire l’entreprise de sculpture pour notre nouveau Capitole ; plus tard, j’ai réfléchi qu’il vaudrait mieux qu’elle ne sortît pas de la famille. Mes idées se rencontrent avec les tiennes sur les beaux-arts : il y a immensément d’argent à gagner, et c’est une œuvre patriotique. Tu n’as donc, cher enfant, qu’un mot à dire si tu veux partir immédiatement pour Paris. Au bout de trois années, tu reviendras pour décorer le Capitole de ton pays natal. C’est une occasion unique qui se présente, il faut la saisir ; l’argent que tu gagneras t’appartiendra en propre, et, à chaque dollar j’en ajouterai un autre.