PROLOGUE AUX ÎLES MARQUISES

1983 Words
PROLOGUE AUX ÎLES MARQUISESC’était par un après-midi d’hiver, à Taiohaé, capitale française et port des îles Marquises ; il était environ trois heures. Le vent soufflait par rafales, et le ressac battait furieusement la grève. Le bâtiment de guerre, chargé de planter le drapeau de la France et d’établir son influence dans ces îles, était amarré au-dessous de Prison-Hill et tanguait fortement. Les nuages étaient si bas, qu’ils semblaient soutenus par les cimes environnantes. Durant toute la matinée, la pluie n’avait cessé de tomber, une de ces pluies des tropiques, véritables trombes d’eau par leur violence, et les flancs de la montagne portaient encore les traces du torrent qui les avait ravinés. À l’exception du commandant, qui dirigeait momentanément les travaux des forçats occupés à un nouvel aménagement du jardin de la Résidence, toute la population semblait plongée dans une somnolence profonde. Vaekehu, la reine des natifs, dormait aussi paisiblement dans sa coquette maison, ombragée de palmiers, que les marchands dans leurs boutiques, ou que le garçon du cercle, qui ronflait, la tête appuyée sur le comptoir chargé de bouteilles. On n’aurait pu découvrir, dans toute la longueur de la rue bordant la plage, une seule créature animée, mais au bout de la jetée, assis sur une pile de vieux effets, se trouvait la curiosité vivante de Taiohaé : le fameux blanc tatoué. Bien que les grands yeux ouverts de notre personnage semblassent se fixer sur le paysage pittoresque qui se déroulait à l’horizon, il était insensible aux beautés du site et laissait follement vagabonder sa pensée à travers l’espace. Cependant il fut soudain tiré de son assoupissement par une apparition inattendue. L’accès de la baie n’est pas difficile aux bâtiments ; ils peuvent aisément approcher de l’un ou l’autre des deux îlots qui en gardent l’entrée. Le foc d’un vaisseau émergea brusquement ; bientôt après parurent deux voiles d’avant, et notre rêveur n’avait pas eu le temps de sauter sur ses pieds, qu’un brick contournait l’îlot et se trouvait à l’entrée de la passe. La ville endormie se réveilla comme par enchantement. De tous côtés accoururent les indigènes, se renvoyant les uns aux autres ce cri magique : « Un vaisseau ! un vaisseau ! » La reine, sous sa véranda, scrutait l’horizon ; pour mieux voir, elle avait abrité ses yeux sous une main, véritable chef-d’œuvre de l’art du tatouage. Le commandant rentra précipitamment pour chercher sa longue-vue ; le gouverneur de la prison courut en hâte vers le port. Enfin, les dix-sept Canaques et le capitaine qui composaient une partie de l’équipage du vaisseau de guerre français se précipitèrent sur le pont. Les marchands et les commis de nationalités diverses s’étaient rassemblés, selon leur coutume, dans la rue, devant le cercle. Tout cela s’était fait en un clin d’œil, avant que le bâtiment eût eu le temps de jeter l’ancre. Quelques minutes plus tard, les couleurs anglaises furent arborées. « Ah ! voici Havens, » dit l’un des membres du Cercle, en se tournant vers un nouvel arrivant qui fumait nonchalamment sa cigarette. « Eh bien, Havens ! que pensez-vous de ce vaisseau ? » Le personnage ainsi interpellé était un Anglais de haute stature, à l’air affable et doux : « Je n’en pense rien, je sais positivement ce qui le concerne ; il m’est envoyé d’Auckland par Donald et Edenborough, et je me rends à son bord. — Quel est son nom ? demanda l’ancien marin. — Je l’ignore, c’est sans doute quelque bâtiment qu’ils auront frété. » Puis il continua sa route, et, peu d’instants après, il prenait place dans une chaloupe manœuvrée par des Canaques. « Vous m’êtes envoyé d’Auckland, je suppose, » dit-il au capitaine, qui le reçut à bord du brick. « Je suis M. Havens. — Très bien, Monsieur, répliqua celui-ci en lui tendant la main. Vous trouverez M. Dodd, le propriétaire, dans la cabine. Prenez garde à la peinture ! » Havens, suivant les indications données, fut bientôt en présence d’un homme de taille moyenne, assis devant un bureau. « Est-ce à Monsieur Dodd que j’ai l’honneur de parler ? » fit Havens en se dirigeant vers lui ; puis tout à coup : « Eh mais ! n’est-ce pas là Loudon Dodd ? — Moi-même, mon cher ami, répondit ce dernier en se levant vivement. J’espérais un peu qu’il s’agissait de vous, en voyant le nom de Havens dans mes papiers. Vous n’avez nullement changé. Toujours bonne mine et cette même figure d’Anglais placide. — Je puis vous retourner le compliment : mais vous paraissez être devenu Anglais à votre tour, répliqua Havens. — Vous faites erreur, le pavillon qui flotte là-haut n’est pas le mien, c’est celui de mon associé. Tenez, le voici, fit-il en désignant de la main un buste placé parmi d’autres objets d’art. — Une belle tête ! Votre associé a l’air très bien. — Oui, c’est un bon garçon. Il est le bailleur de fonds. — Il ne paraît pas être à court d’argent, fit Havens en regardant avec étonnement le luxe qui l’entourait. — Oui, répondit Dodd, il apporte les capitaux, et moi, je me mets en frais d’intelligence et de goût… Ces étagères en vieux noyer sont anglaises ; les livres qui s’y trouvent m’appartiennent. Les glaces que vous voyez là viennent de Venise ; ces tableaux sont notre propriété à tous les deux ; ceci est à moi… — Quoi donc ? — Ces marbres. J’ai commencé par être sculpteur. Je suis né artiste, et ne me suis jamais véritablement soucié d’autre chose que d’art. Si je devais quitter ce vaisseau, je crois que je reprendrais mon premier métier. Voulez-vous que nous examinions les papiers ensemble ? — Nous en aurons tout le loisir demain, et l’on vous attend probablement au Cercle. C’est l’heure de l’absinthe. Vous dînez avec moi, naturellement. » M. Dodd acquiesça. Il endossa son habit, frisa sa moustache, lissa ses cheveux devant une des glaces de Venise ; puis, après un examen satisfaisant de sa personne, posa un feutre à larges bords sur sa tête, et suivit son ami. Le soleil avait disparu de l’horizon quand nos amis atterrirent ; le crépuscule tombait, et déjà l’on voyait briller sous ses vérandas les lampes allumées du Cercle International (nom officiel du cercle). C’est le moment le plus agréable de la journée, celui où les piqûres de la mouche venimeuse de Unka-hiva ne sont plus à redouter, alors qu’une douce brise de mer vient rafraîchir la température. Les membres du Cercle étaient réunis, Loudon Dodd fut présenté en toutes règles à chacun séparément. Tous ces hommes de nationalités diverses, que leur état ou les hasards d’un naufrage, d’une désertion, etc., avaient réunis à Taiohaé, accueillirent le nouveau venu avec une cordialité parfaite. Son extérieur agréable, ses manières douces, sa façon élégante de s’exprimer tant en anglais qu’en français, lui attirèrent toutes les sympathies. Assis à une table sur laquelle on avait posé quelques bouteilles de bière, il devint bientôt le centre d’un groupe animé. Bien que Loudon Dodd se trouvât pour la première fois aux Marquises, il était depuis assez longtemps dans les affaires pour être renseigné sur les vaisseaux et les équipages dont on discutait les mérites ; il avait assisté dans d’autres îles voisines au début de carrières dont il apprenait maintenant l’apogée, de même qu’il pouvait raconter la suite de bien des histoires dont le prologue s’était déroulé à Taiohaé. Au nombre des nouvelles récentes qu’il apportait, figurait le naufrage du John Richards. « Dickinson en a acquis l’épave à l’île Palmerston, ajouta Dodd. — Quels en étaient les propriétaires ? demanda un des membres du cercle. — Oh ! comme d’habitude, Capsicum et Cie. » Les membres du Cercle échangèrent un sourire et un regard d’intelligence. Loudon exprima peut-être la pensée générale en disant : « Parlez-moi de bonnes affaires ! Je ne connais rien de meilleur qu’une goélette, un capitaine entendu et un bon récif auquel on puisse se fier. — De bonnes affaires ! opina un homme originaire de Glasgow. Il n’y en a plus. — Je n’en suis pas sûr, dit un autre, car il y a quelque chose à gagner dans le commerce de l’opium. — Il y a mieux que cela, fit un troisième interlocuteur : tomber sur un banc d’huîtres perlières, l’écumer, et prendre la poudre d’escampette avant même que les autorités en aient eu vent. — Une grosse pépite d’or est bonne à trouver, dit un Allemand. — On peut aussi tirer un joli profit des naufrages. — Oui, il est possible de faire de belles affaires en achetant des épaves, dit l’homme de Glasgow, mais c’est rare. — En général, fit Havens, il y a diablement peu d’opérations profitables. — C’est vrai. À mon avis, le plus avantageux serait de posséder un secret dont dépendît l’honneur d’un homme riche, intéressé à payer le silence. — Votre idée n’est pas nouvelle, dit Havens, mais n’en est pas meilleure pour cela. — Qu’importe ? le pire de la chose, c’est qu’il n’y a pas moyen de découvrir un mystère dans les mers du Sud ; il faudrait être à Paris ou à Londres. — Mac-Gibbon aura lu quelque roman sensationnel, fit remarquer un des membres du club. — Eh bien ! après tout, s’écria Mac-Gibbon, ce sont des histoires vraies. Lisez les journaux ! C’est par ignorance que vous ricanez ainsi ; cependant le genre d’affaires que j’indique est aussi lucratif et, pour le moins, aussi honnête que le métier d’assureur. » L’acrimonie soudaine de cette remarque tira Loudon Dodd, qui était un homme paisible, de sa réserve habituelle. « C’est singulier, dit-il, mais je crois avoir essayé à peu près tous les genres d’existence dont vous parlez. — Avez-vous jamais trouvé une pépite ? interrogea l’Allemand avec vivacité. — Non, répondit Loudon. — Alors, demanda un autre, vous avez fait la contrebande de l’opium ? — Oui, répliqua Loudon. — Y avez-vous gagné de l’argent ? — Certainement. — Auriez-vous par hasard aussi acheté une épave ? — Oui, Monsieur. — Et comment vous en êtes-vous tiré ? — Oh ! je dois dire que c’était une épave d’une espèce particulière ; après tout, je ne sais si je recommanderais cette branche d’industrie. — L’épave a-t-elle coulé ? questionna un des assistants. — Je crois plutôt que c’est moi qui ai été coulé, je n’avais pas la tête assez forte pour pareille entreprise. — Vous avez été maître d’un secret ? interrogea l’homme de Glasgow. — Oui, et d’un secret aussi grand que l’État du Texas. — Et celui qu’il concernait était-il riche ? — Assez riche pour acheter ces îles, s’il en avait eu envie. — Mais alors, qu’est-ce qui vous manquait ? N’avez-vous pu mettre la main sur votre Crésus ? — J’ai eu de la peine à le rejoindre ; mais enfin, je l’atteignis, et alors… — Eh bien, alors ? — La face des choses changea complètement, je devins son meilleur ami. — Nous partirons pour aller dîner, Loudon, quand vous aurez fini de débiter vos fadaises », interrompit Havens. Pendant le repas, ils mangèrent en affamés et causèrent en hommes blasés. « Je ne vous ai jamais entendu raconter autant de bêtises que ce soir au Cercle, dit Havens à son ami. — Bah ! j’ai cru sentir une odeur de soufre dans l’air. J’ai bavardé pour le seul plaisir de parler, mais je n’ai pas dit de bêtises. — Vous voulez dire que vos histoires d’opium, d’épave, de contrebande et celle de l’homme qui devint votre ami étaient vraies ? — Depuis le premier jusqu’au dernier mot. « Oui, c’est une étrange histoire que la mienne, et je suis prêt à vous la raconter, si elle vous intéresse. » Ce qui suit est le récit de Loudon Dodd, non pas comme il le fit à son ami, mais tel qu’il l’écrivit plus tard.
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