I - Mon lutin-2

1661 Words
– Est-on réellement plus heureux quand on vit pour soi ? – Ah ! je n’en sais trop rien. – Remarquez, bonne mademoiselle, que dans la famille, ces autres dont vous parlez-nous deviennent extrêmement chers. Une mère de famille, quand vous la supposeriez accablée d’épreuves, puise tous les jours un nouveau courage dans le regard de ses enfants. – Bah ! de la poésie ! Moi, je fais de la prose, et je vois que ces marmots vous cassent la tête étant petits, et plus encore en grandissant. C’est pour conserver la mienne que je me suis posée bravement en vieille fille dès ma majorité ! – Quel meurtre ! Et quel meurtre inutile ! Car vous avez grand-peine à supporter vos propres ennuis. – C’eût été bien autre chose si je me fusse engagée dans une route où l’on met en commun peines et joies, sachant à l’avance que les peines sont multiples et les joies fort rares. – Vous avez beau dire, mademoiselle, il vaut mieux se dévouer à d’autres qu’à soi. Croyez bien que fonder une maison, une famille, partager les chagrins de ces êtres à nous confiés par la Providence, leur être secourable, moralement et matériellement, c’est une bonne et utile manière de passer sa vie. – Une vie de fatigues et de déceptions, mon cher monsieur ; une vie où l’on ne s’appartient plus ; où l’on se dépense, où l’on s’use pour arriver quelquefois à trouver bien peu de satisfaction. Tenez, ne me parlez pas de ces attelage ? à deux ! Je suis trop heureuse d’y avoir échappé. – Trop heureuse ? Vous souffrez de tout ? Vous semblez être en proie à une sorte de fièvre. – Que voulez-vous, je suis ainsi. Or, la fièvre, vous le savez, donne envie de changer de place. – C’est vrai, dit le lutin en jetant au vent tous les fichets du solitaire parce qu’elle désespérait du jeu ; moi, on dit que j’ai souvent la fièvre et je ne puis rester cinq minutes sans changer de place. – Ramasse les fichets, ma petite ; ils n’ont pas la fièvre, eux, et ne demandent qu’à rester dans leur boîte. » Camille, toute gentille au milieu de son étourderie, se mit aussitôt à quatre pattes et ramassa les fichets tout en se mêlant à la conversation des vieux amis. « Ce que vous dites là me fait de la peine, reprit M. Ervéoux. La fièvre porte à changer de place, et vous pensez encore à quitter le pays ! C’est donc bien vrai ? – Hélas, mon cher ami, j’y suis à peu près décidée. – Comment se décider à nous faire tant de peine ? – Je suis vraiment touchée de vos regrets. – Mais vous n’en déménagerez pas moins. – Vous allez déménager, bonne amie ? Ah ! quel bonheur ! Ce sera très amusant ! vous m’emmènerez ? – Bien entendu. – Chère mademoiselle, permettez-moi de vous le dire : je trouve que, à un certain âge, il faut réfléchir longtemps avant de changer de résidence. – Avec toutes vos réflexions, si l’on a cinquante ans, on gagne la soixantaine. – Ah ! croyez-moi, il y a peu d’avantages à abandonner un lieu pour un autre ; on laisse les anciens tracas, on en retrouve de nouveaux. – Eh bien, ce ne sont pas les mêmes ; c’est déjà une amélioration. – Bien petite, à mon avis. On se fait à son horizon, à son cercle intime ; on prend des habitudes. Et puis, notre petite ville est si agréablement située ! – Moi, depuis que cette maudite forge s’est établie à un kilomètre de distance, je ne jouis plus des charmes de la situation ; je vois la forge et sa fumée, voilà tout. – Pourquoi ne regarder que le côté qui fume ? Tournez le dos au nord, où est cette forge ; voyez au midi ces coteaux charmants ; à l’occident, ces bois délicieux ; à l’orient, ces lointains, ces champs d’avoine ! – Un poème ! Vraiment j’admire votre imagination ! Mais à mes yeux, rien, pas même l’avoine, ne compense cette laideur brumeuse qui s’étend au nord ; ces bruits de marteaux, de ferraille, ces ouvriers, noirs de charbon, qu’on rencontre par la ville ; ces flammes qui parfois sortent des hauts fourneaux, comme de chez Vulcain, tout cela me déplaît et je m’en vais. – Vous vous en allez ! Que ce mot est triste pour nous qui restons ! – J’ai moi-même beaucoup de peine, et pour tant la santé avant tout. Cette forge me rend malade. – Parce qu’elle vous contrarie. Quelle impressionnabilité ! Où irez-vous pour ne trouver rien de gênant, ni de fâcheux ? – Je me promènerai de province en province jusqu’à ce que je rencontre une jolie petite ville, paisible et d’agréable aspect, bien pavée, bien bâtie, sans bruit, sans forge surtout ! – Dans quel département sera située cette ville ? – Je n’en sais rien, peut-être en Seine-et-Marne. – Tout lieu a ses inconvénients. – Et les inconvénients me feront toujours déménager. – C’est si amusant ! s’écria Camille. – Amusant, ce n’est pas bien sûr, mais nécessaire. Je suis de plus en plus nerveuse, je dors mal, je ne mange pas ; il faut porter remède à cet état menaçant ; et le vrai remède, c’est de rompre avec ce qui irrite les nerfs. – Ah ! Prenez garde de faire fausse route ! si je connaissais la longitude et la latitude d’une ville absolument exempte d’inconvénients, je vous l’indiquerais d’abord, puis je partirais, moi pauvre veuf sans enfants, pour jouir aussi de ce paradis terrestre. – Vous plaisantez, et pour parler net vous vous moquez de moi. Je vous le pardonne d’autant plus volontiers qu’il est fort possible que vous ayez raison. Quant à moi, il faut que je remue. – Moi aussi ! moi aussi ! » s’écria Camille, en faisant trois sauts qui la conduisirent à la porte-fenêtre ouvrant sur le jardin. Ses amis, tout occupés de la question du moment, ne la virent pas tourner lestement l’espagnolette, et se sauver, sous la pluie, au fond du jardin pour prendre possession de la propriété tout entière. Le bon M. Ervéoux questionna encore, car les intérêts de sa nerveuse voisine lui tenaient au cœur. « Puisque vous êtes si lasse de la province, comment n’avez-vous jamais eu l’idée d’aller vivre à Paris ? – Pourquoi-là plutôt qu’ailleurs ? – Parce que, à Paris, on vit comme on veut. – Mais cela me conviendrait. C’est du reste ce que m’a dit mon amie, Mme Castelnau ; et c’est peut-être ce qui me décidera plus tard à me réfugier dans ce grand port de tous les naufragés. – Si vous voulez, chère mademoiselle, nous tâcherons d’abord de ne pas faire naufrage mais s’il survient quelque sinistre en mer, nous dirigerons nos barques respectives vers les rivages de la vieille Lutèce. – C’est convenu ; je trouverai là deux cœurs dévoués, c’est beaucoup. Mon amie m’a souvent dit, dans notre langage familier d’autrefois : "Quand tu te seras lassée d’essayer de nouveaux modes d’existence, viens à Paris ; nous nous verrons sans cesse, ma fille aînée te distraira ; elle est si gaie, mon Henriette !" Vraiment je suis touchée de tant de témoignages d’intérêt ; je ne les mérite pas, moi toujours si ennuyée, si irritée, toujours à charge à moi et aux autres ! » M. Ervéoux corrigea la dureté de ces dernières paroles par une poignée de main des plus cordiales. Il plaignait son insupportable voisine, qu’il aimait extrêmement, tout en riant de ses défauts de caractère, dégénérés en manies. Mlle Thérèse Delorme, que l’on appelait ordinairement Mlle Thérèse, était effectivement une très bonne personne ; mais demeurant seule, indépendante, et jouissant d’une jolie fortune, elle s’était accoutumée à s’affranchir de toute gêne, à vivre sur elle-même, se regardant souffrir, écoutant ses propres plaintes, et restant étrangère à la vie extérieure, aux inquiétudes et aux souffrances de son prochain. Aucun chagrin vif n’avait passé sur ce cœur, lui laissant une mesure de comparaison pour juger des maux de la vie. Elle prenait les contrariétés pour des peines et les mésaventures pour des malheurs. Pourtant, ceux qui la connaissaient intimement l’aimaient, car il y avait de l’insouciance et même une sorte de naïveté dans la persuasion où elle était de sa propre infortune, et du sort contraire qui la poursuivait. Tout en causant, Mlle Thérèse se retourna et vit que la porte-fenêtre avait été ouverte. « Et quoi ? Cette petite fille serait-elle dans le jardin, par ce temps ?… Elle y est. Regardez, la voilà qui court comme un cheval échappé ! – Effectivement. – Mais c’est désespérant ! Quelle nature ! je ne vais plus avoir une heure de repos ; il faudra la veiller comme le lait sur le feu !… – Que voulez-vous ? Au bout du compte, le mal n’est pas grand. – Le mal est très grand au contraire. Une enfant malade, qui ne vient ici que pour y être soignée, que pour s’y rétablir complètement. La voilà à cheval sur un bâton, elle galope sous la pluie ; elle va s’enrhumer. Insupportable enfant ! Quelle malencontreuse idée j’ai eu là ! Camille ! Camille ! Reviens tout de suite ? – Mon cheval ne veut pas tourner, cria de loin Camille pour gagner un moment encore. – Reviens à l’instant même, répéta Mlle Thérèse en forçant sa voix et donnant très inutilement à sa physionomie une expression courroucée qui fit sourire le voisin. » Camille était pétulante, mais bonne enfant. Elle affecta de gourmander son cheval, et malgré la nature rétive de l’animal, elle se trouva en une minute devant le perron, puis dans le salon où elle entra à la façon d’un arrosoir trop plein qui laisse des traces partout où il passe. « Dans quel état le voilà, mon enfant ! mouillée de la tête aux pieds ! – Bah ! ce n’est que de l’eau, répondit en riant le lutin. – Que de l’eau ! Tu vas changer de tout, tu vas boire quelque chose de chaud, tu vas t’envelopper dans mon grand châle, tu vas t’asseoir dans la bergère et tu vas rester tranquille. » Camille, devant ces tableaux successifs, qui passaient sous ses yeux, fut saisie de frayeur et ne sachant que dire, elle se mit tout simplement à pleurer. « Qu’est-ce que tu as ? demanda Mlle Thérèse en adoucissant sa voix, où as-tu mal ! dis-le-moi. – Nulle part, mais je croyais que vous étiez fâchée. – Fâchée ? Mais non, ma pauvre petite, je ne suis pas fâchée, je suis inquiète. Je m’en vais sonner la femme de chambre et tu feras tout ce qu’elle te dira. – Oh oui, bien sûr, répondit l’aimable lutin, en se jetant naïvement dans les bras de l’amie de sa mère, sans se préoccuper de l’humidité de l’étreinte ; pardon, bonne amie, pardon d’être mouillée ! » Mariette entra d’un air assez maussade, car elle servait sa maîtresse à contrecœur, elle emmena l’enfant et Mlle Thérèse lui dit tout bas : « Ayez bien soin d’elle, car c’est une enfant malade, et sa mère me la confie. » Dans quel état te voilà mon enfant ! M. Ervéoux comprit une fois de plus toute la bonté du cœur de Mlle Thérèse et ne prit congé d’elle, un moment après, qu’en lui témoignant de nouveau son regret de la voir songer à quitter la ville où, depuis trois ans, elle essayait de s’habituer à vivre, sans toutefois y parvenir.
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