II
Mariette et Florence
Camille, au bout de quelques jours, mangeait déjà de meilleur appétit et sa vieille amie en était charmée ; cependant, on se demandait comment finirait cette cure. À mesure que l’état de l’enfant s’améliorait, l’état de son hôte empirait. Le cœur de Mlle Thérèse se réjouissait évidemment du résultat progressif, mais ses nerfs devenaient de plus en plus irascibles, et comme elle avait grand soin de se contraindre, par bonté, en présence de son lutin, elle passait souvent de l’exaspération nerveuse à une sorte de prostration.
Inquiète de ce nouveau symptôme et résolue à attaquer le mal dans sa cause, elle se dit qu’il fallait mettre à exécution un projet dès longtemps arrêté, c’est-à-dire échapper aux ennuis de la ville qu’elle avait prise en grippe et surtout aux noirceurs de cette exécrable forge dont la seule pensée la jetait dans une impatience journalière. Le bon M. Ervéoux lutta bien doucement, avec toute la délicatesse imaginable ; mais ce fut inutile et le lutin eut la satisfaction de se voir appelé à partager les distractions et les petits embarras d’un changement de résidence, ce dont il fallait se réjouir, car à huit ans, tout remue-ménage est un bénéfice réel.
Mlle Delorme avait des amis un peu partout ; elle écrivit donc à Mme Lescœur, qui habitait Tournan, où elle était née, et lui demanda les renseignements les plus détaillés sur sa ville. La dame, de tout temps enchantée de sa résidence, répondit comme une personne qui jouit de la paix du foyer, des relations de famille et de l’intimité de gens aimables et bons, or il n’en manque pas à Tournan. Mme Lescœur affirma donc avec une bonne foi entière que rien ne valait sa ville natale ; c’était un lieu privilégié, exempt des misères qui fourmillent autre part. En somme, Mlle Thérèse n’avait rien de mieux à faire que d’y transporter ses pénates, pauvres pénates usés à force d’avoir déménagé !
Les choses étant convenues, la maîtresse de maison, en présence de Camille, sonna sa femme de chambre et sa cuisinière, et les avertit qu’elles eussent à faire les préparatifs d’un changement de résidence.
Les figures s’allongèrent toutes deux ensemble de plus d’un centimètre, et ce triste jeu de physionomie fit assez comprendre à la persévérante déménageuse qu’il ne fallait pas compter sur les chambrières ; néanmoins, elle fit semblant de ne l’avoir pas remarqué et les congédia en leur recommandant de se hâter, ce qu’elles ne firent point.
Camille s’étonnait fort de leur désappointement et Mlle Delorme se dit une fois de plus : Comment se peut-il faire que des filles de service tiennent à un lieu plutôt qu’à un autre ? Pourvu que l’une ait son aiguille en main et l’autre sa marmite, n’est-ce pas tout ce qu’il faut ? Les domestiques sont insupportables.
Quant à prendre la fièvre à force de se démener on pouvait être sûr que Mlle Thérèse n’y manquerait pas. Camille allait et venait comme un petit furet et ne s’était jamais tant amusée. L’appétit devenait plus égal, et le charmant lutin reprenait des couleurs.
Mme Lescœur avait été priée de choisir une maison à la convenance de son amie. Entre deux maisons qui se trouvaient à louer, elle choisit naturellement la plus commode, la mieux distribuée et écrivit qu’on pouvait arriver.
Mlle Thérèse, ayant terminé, à la sueur de son front, ses minutieux préparatifs, se mit bravement à la tête de ses trente-deux caisses, malles, ou valises de toutes dimensions, et de son mobilier soigneusement emballé.
À l’exception de Mariette et de Florence, tout ce qui dépendait de Mlle Thérèse avait une grande habitude de changer de place. Comme autrefois les pierres, subissant l’influence de la lyre d’Amphyon, on eût dit que ses meubles venaient les uns après les autres et volontiers se ranger dans le wagon qui les portait à d’autres rives.
Le bon M. Ervéoux, tout triste, malgré son nez retroussé qui lui donnait toujours l’air gai, se multipliait pour être utile à Mlle Thérèse, comme autour de Mme de Sévigné l’excellent homme qu’elle appelait les d’Haqueville, tant il faisait de choses. Mais hélas ! quelle déception ! juste au moment du départ, Mlle Thérèse lui dit avec une agitation nerveuse que les circonstances justifiaient :
« Mon cher monsieur Ervéoux, savez-vous ce qui m’arrive et n’est jamais arrivé à personne ?
– Rien de nouveau sous le soleil, répondit l’ami avec son grand sérieux, qui impatientait fort sa voisine.
– Rien de nouveau, excepté cela.
– Quoi donc ? Comptez du moins sur moi. À quoi puis-je vous être bon ? Mettez-moi, comme on dit, à toute sauce.
– Il est vrai que vous les rendriez toutes bonnes ; mais vraiment, celle-ci ne vous irait pas.
– Qui sait ?
– Impossible.
– Cela dépasse donc mes moyens ? Alors je m’incline.
– Ne riez pas ; je ne sais ce que je vais devenir. »
Elle poussa un de ces soupirs longs et bruyants, que ses microscopiques infortunes lui avaient rendus familiers. Le vieil ami soupira comme elle, et s’empressa deux fois davantage. Elle allait et venait d’une pièce à l’autre, bien que toutes fussent vides ; il allait et venait aussi, glanant sur les pas de sa nerveuse amie, mouchoir, sac de voyage, parapluie, trousseau de clefs, tout ce qu’elle laissait échapper de ses mains. Les d’Haqueville ne furent jamais plus occupés.
« Mais enfin ! qu’est-il survenu ? demanda-t-il avec un véritable intérêt, de grâce dites-le moi ? voyons ? qu’y a-t-il ?
– Ce qu’il y a ? j’en tomberai malade !
– Mais non, puisque je suis là ! dit le bon voisin avec toute la candeur de l’amitié !
– Vous avez beau être là, mon cher ami, ma femme de chambre n’y est pas.
– Comment ?
– Elle vient de me déclarer qu’elle a trouvé une place qui lui convient, l’impertinente !
– Quoi ! au moment du départ ? C’est une indignité ! je vous plains ; cependant, croyez-moi, cette fille ne vous étant pas attachée, ainsi que l’évènement le prouve, Mme Lescœur vous indiquera facilement une autre fille pour la remplacer.
– Peut-être ; mais d’ici-là ? ce voyage, cette arrivée, cet emménagement ? croyez-vous donc que tout cela puisse se faire avec ma cuisinière ? une grosse fille qui prend son temps pour se tourner et qui fait tout en mesure ?
– Patience ! Votre amie vous donnera certainement, par ses gens et par elle-même, un coup de main au débotté.
– Au débotté ! cela ne suffit pas. J’ai besoin de ma femme de chambre à heure fixe, tous les jours, et vingt fois par jour. Si je ne suis pas servie exactement, je suis malade. Oh ! quelle mauvaise chance me poursuit ! Vous le voyez ? Il faut que cette petite sotte, qui faisait à peu près mon affaire, trouve une place quand je monte en wagon ! Et encore, elle a le front de me dire que c’est une place qui lui convient ! Cela ne me convient pas, à moi !
– Calmez-vous, chère mademoiselle ; ne vous donnez pas la migraine, je vous en prie. Contentez-vous, pour le présent, de cette grosse fille qui va si bien en mesure ; la mesure, c’est quelque chose.
– Vous riez ?
– Non pas ; mais je me figure que, pour l’instant, Florence vous suffira et que, aussitôt arrivée à Tournan, Mme Lescœur vous tirera d’embarras ; attendez d’elle cette marque d’amitié, mais attendez tranquillement.
– Tranquillement ! Vous ne me connaissez pas ! Cela vous est facile à dire, vous autres hommes, qui ne souffrez pas des vicissitudes du ménage.
– Voyons ! voyons ! Le ménage d’une personne seule ne peut pas être bien compliqué.
– Vous croyez cela ? Très compliqué ! Il faut qu’autour de moi tout soit rangé dès le matin ; un grain de poussière m’est odieux, je souffre du moindre retard, j’ai besoin de deux femmes uniquement occupées de me servir, sans compter qu’il m’en faudrait trois pour bien faire.
– Ah ! je n’aurais jamais pensé que l’existence pût être bouleversée parce qu’on se trouverait pendant quelques jours en dehors de ses habitudes.
– Vous n’auriez jamais pensé… Vous et moi, cela fait deux.
– C’est vrai, » répondit M. Ervéoux, baissant pavillon, car la voyageuse devenait de plus en plus irritée, à l’idée de n’être suivie et servie que par Florence.
« Je vous avoue qu’il ne me plaît guère d’être flanquée de cette énorme femme, qui n’est bonne qu’à souffler son feu et à manquer ses mirotons.
– Ah ! elle manque les mirotons ?
– Toutes les fois qu’elle en trouve l’occasion. C’est une des choses qui me la feraient prendre en grippe. Le miroton, c’est ma marotte !
– Pauvre demoiselle ! Enfin, que voulez-vous pour le quart d’heure, il n’est pas question de cette innocente marotte. Prenez Florence avec vous en wagon, puisque les circonstances font de ce petit ennui une nécessité.
– Cela me déplaît.
– Pour une fois !
– Une fois, c’est beaucoup.
– Deux fois seraient pourtant le double.
– C’est cela ; essayez donc de me faire prendre la chose en riant. Vous n’y parviendrez pas.
– Je le regrette, » répondit le voisin, dont la physionomie, à la fois piquante et placide, indiquait une très grande indépendance des détails de la vie. Il allait peut-être, à ses risques et périls, lancer un mot jovial qui eût achevé de mettre le feu aux étoupes ; mais Mlle Thérèse le laissa seul, par un mouvement subit qui l’entraîna vers la cuisine. Il demeura immobile, au milieu des menus bagages que la voyageuse comptait emporter ; et, n’ayant rien à faire, il se mit à philosopher, comme à son ordinaire, sur l’impressionnabilité de sa regrettée voisine, qui s’en allait à vingt lieues de là, à la poursuite du parfait contentement.
Au bout de quelques minutes, elle revint, marchant vite, et d’un pas inégal ; les yeux brillants, le visage animé, les lèvres pincées.
« Qu’avez-vous ?
– Rien.
– Chère mademoiselle, vous souffrez ?
– Non.
– Il vous survient quelque nouvel embarras ? Prenez-moi, du moins, pour confident. S’il est en ma puissance de vous aider, je le ferai si volontiers ! De grâce, qu’avez-vous ?
– Je n’ai rien. »
Ce mot fut dit d’un ton si tragique, que M. Ervéoux résolut d’aller lui-même à la découverte, entre les frontières de ce royaume dévasté. Il laissa donc à son tour Mlle Thérèse avec ses colis, et la vit s’asseoir, les yeux baissés, sur une caisse, comme pour attendre passivement la fin de sa cruelle destinée.
En chemin, il rencontra la femme de chambre, jeune, alerte et fine, qui s’apprêtait à entrer en place à l’heure même ; cette place qui lui convenait si bien ! Il la regarda d’un air sérieux et avec l’espèce d’autorité que lui donnaient ensemble sa vieillesse et la jeunesse de Mariette.
« Ce que vous faites là n’est pas bien, Mariette. Laisser votre maîtresse dans l’embarras au dernier moment, sans l’avoir prévenue !
– Sans l’avoir prévenue ? Ah ! par exemple, il ne faut pas me dire ça, monsieur. Toutes les semaines, au moins une fois, depuis que je suis entrée chez mademoiselle, je lui disais que je n’y pouvais plus tenir, et que je cherchais une place. J’en trouve une, je la prends.
– Heureusement que Florence est là, » répondit gravement l’ami de la maison.
Mariette sourit d’un air narquois qui n’était pas de bon augure ; et M. Ervéoux se rendit instinctivement à la cuisine, comme étant, jusqu’à la dernière heure, le domaine de Florence.
Elle était large et point longue ; d’énormes membres, des mains comme des battoirs de blanchisseuse ; un visage absolument rond, soufflé, et inhumainement encadré d’une petite ruche. Quant au mouvement, tout l’air d’une somnambule qui agit à son insu.
M. Ervéoux avait toujours eu envie de rire à la vue de la petite ruche qui entourait cette grosse tête ; mais en ce moment, il était vraiment inquiet de Mlle Thérèse.
« Florence, demanda-t-il, d’un ton fait pour inspirer la confiance, savez-vous ce qu’a Mlle Delorme ? Elle paraît fort souffrante. Que lui est-il arrivé ? Vous devez avoir remarqué son air profondément abattu ? Qu’a-t-elle ? »
La grosse Florence se retourna brusquement, comme un chat à qui l’on vient de marcher sur la queue.
« Ce qu’elle a ? Il faut le lui demander plutôt qu’à moi.
– On pourrait peut-être lui faire respirer quelque chose ?
– Respirer quoi ? Il n’y a plus ici que de la poussière ; j’en ai assez avalé depuis huit jours. »
Elle était large et point longue.
M. Ervéoux vit qu’il avait affaire à forte partie, et qu’on ne pouvait raisonnablement lutter contre une si grosse puissance de si mauvaise humeur.
« Eh bien, Florence, dit-il avec bonté, je suis réellement inquiet de ce voyage, bien qu’il soit court. Vous allez monter en première, auprès de mademoiselle ; je vous la recommande, car elle a vraiment besoin de quelques attentions.
– Moi, monter en chemin de fer avec mademoiselle ? Plus souvent ! Moi, je quitterais ma ville natale pour aller me faire du mauvais sang là-bas ? n’y a pas de danger !
– Eh quoi, Florence, auriez-vous cherché une place, comme l’a fait Mariette ?
– Cherché et trouvé ; j’y entre dans une heure.
– Est-ce possible ! Ah ! Florence, je n’aurais jamais cru cela de vous ! Faire un si mauvais coup, à la sourdine !
– Point de sourdine du tout. J’ai dit à mademoiselle que je ne la suivrais pas. Elle n’a pas voulu me croire ; ce n’est pas de ma faute.
– Mlle Delorme est pourtant bien bonne !
– Très bonne dans le fond, monsieur ; mais pour nous autres, le fond ne se voit pas ; il y a trop de manies par-dessus. La vie est dure, allez ! Et puisqu’il faut manger le pain des autres, on peut du moins choisir son boulanger.