Chapitre 3-1

2002 Words
Chapitre 3 Mardi 9 septembre - 12 h 30 À bord de sa voiture, Workan chercha un restaurant. La faim lui creusait l’estomac. Il connaissait un grill sympathique, rue de Paris. En cours de route il avait joint, avec son portable, le capitaine Lerouyer afin qu’il prévoie des sandwichs pour les deux employées de Marotan qui devaient commencer à trouver le temps long. Le capitaine lui répondit que Leila allait s’en charger. Leila… ! Quand il y avait une folie à faire, Workan n’était jamais bien loin… Le lieutenant Leila Mahir, quinze jours après son arrivée au commissariat, il y a tout juste un an, heureuse d’avoir réussi son concours d’entrée dans la police, titulaire d’une maîtrise de droit obtenue avec mention, se dépensait corps et âme à sa fonction. Il y avait bien les blagues vaseuses de ses collègues, elle s’y attendait… Mais, quand l’un de ceux-ci lui passa la main aux fesses, elle lui envoya un coup de genou dans les parties nobles et procréatrices. Branle-bas de combat au commissariat… harcèlement sexuel… le collègue en question fut muté. Leila, bien qu’il y eût d’autres femmes flics avec elle, craignit une mise en quarantaine des flics masculins. Il n’en fut rien. La majorité d’entre eux s’accordait à dire que leur ancien équipier était une « tête de con ». Tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes. Un soir, au commissariat, elle eut besoin d’un renseignement, que détenait le commissaire Workan, concernant une affaire de vol de câble de cuivre par une famille de gens du voyage. Quand elle entra dans son bureau, elle eut un mouvement de recul : « Il est cinglé ce type, qu’est-ce que c’est que ces tableaux de brocanteur en faillite ? ». Elle le trouvait déjà étrange avec son allure dégingandée et ses cheveux noirs qu’il n’arrivait pas à domestiquer, son nez cassé ! Elle se demandait si le chirurgien esthétique qui l’avait réparé ne faisait pas des heures supplémentaires non payées. Pourtant à chaque fois qu’elle le croisait dans les couloirs, la douceur de son sourire et de son regard la faisait craquer : « Déconne pas ma fille ! » pensait-elle. C’est là que Workan, avec un courage à toute épreuve, l’invita à dîner. Faut dire qu’elle était belle Leila ; grande, le teint basané, normal elle était d’origine berbère, des cheveux mi-longs, noirs, lisses, des yeux marron foncé, un corps à poser pour Michel Ange. Outre sa plastique, il découvrit une fille intelligente, cultivée, qui maniait l’humour avec bonheur, et avait un coup de fourchette d’ouvrier du bâtiment. Il n’aurait pas dû lui offrir le dernier verre dans son appartement rue de la Monnaie : tous les deux savaient ce qui allait se passer. Trop tard. Le lendemain, penaud, il la fit venir dans son bureau. Il lui expliqua confusément qu’il était son supérieur hiérarchique… que ça pourrait poser des problèmes dans le travail… il avait déjà été muté… il craignait qu’on l’accuse de harcèlement… que ce n’était pas facile… que c’était la première fois avec une collègue… il avait quarante ans, elle, vingt-six… « Merci, Monsieur le Commissaire » dit-elle sèchement en claquant la porte. Les jours suivants, ils s’évitèrent. Par la suite, ils avaient de nouveau enquêté ensemble, leurs rapports devinrent cordiaux, rien de plus. Pourtant quand elle voyait sa grande silhouette déambuler dans les couloirs, son cœur s’accélérait : « Merde ! Il me fait chier ce mec, et Lucien… ridicule comme prénom ! ». Le commissaire consultait le menu : — Françoise ! Le plat du jour ? — Entrecôte béarnaise, inspecteur ! « Inspecteur ? » : il ne la reprit pas. — OK ! Ça ira pour l’entrecôte. Son téléphone vibra : — Commissaire Workan, j’écoute ! — Eh Lucien, pas de commissaire avec moi, c’est Patrick ! — Ah salut Patrick ! Je suis sûr que tu as besoin de secours ? — Bingo ! Tu es pris dimanche à quinze heures ? — Ça dépend, c’est en déplacement ? — Non c’est à Rennes, il y a Mouloud qui s’est blessé, tu es number one sur la liste des remplaçants. — OK ! J’y serai. — Merci Lucien. Pour entretenir sa forme, il faisait quelques piges au R.E.C.2 dans des équipes réserves. Malgré son âge, il poussait encore bien à la mêlée et avait une bonne détente en touche. Toutefois il n’avait plus les jambes pour courir pendant quatre-vingts minutes. Le plus souvent, en deuxième mi-temps, il traînait son grand corps en perdition. Il mangea. — C’était à votre goût inspecteur ? demanda la serveuse. Le patron vint vers eux : — Françoise ! Monsieur Workan est commissaire… — C’est pareil ! répondit la serveuse en riant. — Alors commissaire, rien de spécial dans notre bonne ville ? À l’heure où avait eu lieu le crime, la presse écrite locale ne pouvait pas en avoir fait état. Restaient la radio et la télé. « En revanche, demain ça va exploser dans tous les médias », pensa Workan. — Non ! Rien à l’horizon. S’il se passe quelque chose vous ne tarderez pas à le savoir. Le patron lui jeta un regard soupçonneux mais n’insista pas ; il lui proposa un café. — Je veux bien, dit-il en allumant son premier cigarillo de la journée. C’était toujours au moment du café. Maintenant Lucien Workan avait hâte de rejoindre Lerouyer et Leila. Il régla sa note, demanda une fiche et repartit vers le centre-ville. En passant devant la faculté des sciences de Beaulieu, il remarqua des dizaines d’hortensias bleus. « p****n de merde ! » Il ne sentait pas cette affaire. Il prit les quais dans l’autre sens, rive droite, avenue Aristide-Briand parallèle à celle du Sergent-Maginot. Un large terre-plein central, transformé en parking, séparait les deux voies. Le hall d’entrée de L’Albatros était immense, il couvrait pratiquement toute la surface au sol de l’immeuble. À gauche, Workan vit une porte qui donnait sur un local à vélos. Quelques VTT, des bicyclettes de ville, et une moto attendaient leurs propriétaires. Il le traversa, ouvrit la porte qui donnait sur l’extérieur. Celle-ci était munie d’un digicode. Il retourna dans le hall : au milieu se trouvait l’ascenseur, à sa droite l’escalier. Il monta prestement les marches. * Les deux employées de Marotan le virent arriver avec soulagement : — Bonjour mesdames, je suis le commissaire Workan de la police judiciaire. Il crut entendre un léger « Enfin ! ». Bon ! Ces dames n’allaient quand même pas commencer à être désagréables. — Que la plus jeune d’entre vous sorte et aille s’asseoir à la réception. Elles se regardèrent surprises. L’une des deux se leva et traversa la salle d’attente en lui lançant un regard noir. Il referma la porte derrière elle, se retourna vers l’assistante dentaire : — Vous êtes madame… ? — Mademoiselle Claire Mareski, dit-elle sèchement. C’est une drôle de façon de procéder, c’est très élégant pour moi. Si elle avait pu se douter de ce que pensait Workan, de l’élégance. La femme était élancée, ni grosse ni maigre, vêtue d’un tailleur-pantalon gris clair. Elle avait la quarantaine, les cheveux châtains remontés par une queue-de-cheval, des lunettes, les lèvres minces, un visage passe-partout. — Mes collègues ne sont pas là ? demanda le flic. — Non ! Depuis ce matin, ils font des va-et-vient, je crois qu’ils interrogent les autres médecins. Ils nous ont dit de ne surtout pas bouger, de vous attendre… C’est un peu long. La voix s’embrouilla… Quand je pense au pauvre docteur Marotan, gémit-elle. — Justement, mademoiselle Mareski, voilà pourquoi c’est long, nous avons besoin d’un maximum de temps pour faire notre travail. J’étais avec la femme de votre… — La pauvre madame Marotan, quel malheur, dit-elle en se mouchant. — Bien, ne m’interrompez plus et… — Et ses pauvres enfants… — Je sais madame Mareski, tout le monde est pauvre, surtout les Marotan… — Vous n’avez pas le droit de parler comme ça, l’interrompit-elle à nouveau d’une voix plus assurée. — Écoutez, pensez à votre consœur qui attend, c’est long l’attente quand on sait que l’on va témoigner devant la police. — À qui le dites-vous ! — Bon ! Depuis quand travaillez-vous ici ? — Ça fera dix ans en janvier prochain. — Comment était votre patron ? — Très gentil, jamais un mot plus haut que l’autre, nos clients étaient très satisfaits. Il excellait dans les couronnes… — Les couronnes de fleurs ? — Mais non ! Les couronnes dentaires ! dit-elle en pensant : « Quel demeuré ! ». — Votre patron aimait-il les fleurs ? Elle le regarda l’air étonné. — Je ne sais pas, il ne m’en a jamais offert. — Vous faisait-il la cour ? Elle ne fut pas surprise de la question. — Non ! Je vois que vous savez. Je suis une bonne assistante dentaire et il n’avait pas envie de me perdre : s’il m’avait fait la cour je serais partie, vous pensez, un homme marié. Tout le monde savait que c’était un coureur de jupons mais sa vie privée ne me regardait pas. Il était correct avec moi, nous formions une bonne équipe. J’espère que je retrouverai un autre patron aussi compréhensible. — Faisait-il la cour à sa secrétaire ? — Mademoiselle Bruneau ? Vous lui demanderez ! Ça ne me regarde pas. — Ces derniers temps, était-il anxieux, avait-il l’air de redouter quelque chose ?… Avez-vous constaté un changement dans son attitude… dans son comportement. — Non je n’ai rien remarqué, il était normal. — Avez-vous une idée, une suggestion à me faire concernant le meurtrier, je ne sais pas, un client insatisfait par exemple ? — Chez nous tous les patients étaient satisfaits, par ailleurs si tous les clients mécontents se mettaient à tuer, ce serait Verdun Monsieur le Commissaire Noircane ! — Workan ! reprit Lucien. Ce n’est pas grave. — Ce n’est pas facile à dire. — Une dernière question madame Mareski… — Mademoiselle ! — Bien ! Mademoiselle Mareski, votre dernière cliente hier soir était une certaine madame Morin : pensez-vous qu’elle aurait pu tuer le dentiste ? — Vous rigolez ou quoi, elle a soixante-dix ans, elle était venue pour son dentier ; d’ailleurs un appareil parfait et… — Très bien ! Passons. Vous êtes sortie après elle, quelle heure était-il ? — Je ne suis pas partie après elle, comme c’était la dernière cliente, nous avons pris l’ascenseur ensemble et on s’est séparées sur le trottoir. Il était environ 19 h 30. — Vous n’avez vu personne entrer dans l’immeuble ? — Non ! — Merci mademoiselle Mareski, vous pouvez disposer. Il la raccompagna dans l’entrée et ouvrit la porte palière, attendit qu’elle sorte, mais elle alla fouiner derrière le bureau d’accueil, prit un blouson de cuir et un casque intégral. Il fut interloqué. — C’est à vous la moto dans le local à vélos ? — Oui. Au revoir, Monsieur le Commissaire. — Au revoir mademoiselle Mareski, bredouilla-t-il. Soyez prudente. Il ferma la porte derrière madame Kawasaki, se retourna vers la secrétaire et l’invita en souriant à entrer dans ce parloir improvisé. Avec lui, les clients ne sortaient pas de la salle d’attente pour aller consulter, ils y entraient pour se confesser. Chacun son métier. Mademoiselle Bruneau devait mieux correspondre aux critères du dentiste : blonde, élancée, visage angélique, jupe noire, coupe stricte, juste au-dessus du genou. « Comme madame Marotan » pensa-t-il. — Asseyez-vous mademoiselle… Bruneau je crois ? — C’est cela commissaire, répondit-elle d’une voix un peu étranglée. On frappa à la porte, c’était Lerouyer, il voulait parler au commissaire. Ils sortirent dans le hall d’accueil sous les yeux réprobateurs de la secrétaire qui se demandait si elle n’allait pas y passer la nuit. — Commissaire, le divisionnaire a essayé de vous joindre. — J’avais coupé mon portable chez la mère Marotan. — Prigent a Madame le Procureur sur le dos, il voudrait que vous la voyiez. Il a reçu le rapport du légiste ; ça correspond à ce que vous lui avez dit ce matin. Autrement le labo n’a pas d’indice particulier, le chef de nos as scientifiques demande s’il doit faire une recherche d’ADN avec les fragments de cheveux. — Pour les comparer à quoi ?… Le fichier d’empreintes génétiques est récent, on peut toujours essayer, mais je n’y crois pas beaucoup, nous allons attendre un peu. — Il dit que maintenant c’est systématique dans les affaires de meurtre. — Alors pourquoi me demande-t-on, merde ! Il a besoin d’une signature ? Ça coûte cher ? Qu’il les fasse ses recherches, s’emporta Workan. Tenez, dites-lui de demander au procureur, ça va l’occuper. Au fait c’est qui le proc ? — Sylviane Guérin ! — Ah merde, il ne manquait plus qu’elle ! — Pourtant il s’est dit que vous aviez eu une petite aventure avec… Il le coupa : — On dit beaucoup de choses sur Workan et les femmes mon cher Lerouyer ; il ne faut pas tout croire. Vous avez votre portable ? — Oui. — Appelez Prigent et passez-le moi. Le capitaine s’exécuta. — Monsieur le Divisionnaire ? Ici le capitaine Lerouyer. J’ai transmis votre message au commissaire Workan, il est à côté de moi, je vous le passe. — Allô Workan ? Vous avez du nouveau ? — Nous continuons à interroger l’entourage du dentiste, sa femme, ses employées, ses collègues médecins, pour l’instant pas de piste. Nous ne sommes pas trop de trois sur le terrain ; il me faudrait un renfort au commissariat pour éplucher le fichier clientèle de Marotan. — Que pensez-vous du capitaine Frémont ? — Mouais… Bon, ça ira, le lieutenant Mahir lui amène le fichier clients dans une demi-heure. Concernant Madame le Procureur, si elle le veut bien, je la verrai vers dix-neuf heures à mon bureau. À bientôt, Monsieur le Divisionnaire. Il raccrocha. — Allô, allô, Workan, Madame le Procureur n’est pas à votre disposition, c’est le contraire… Il vit bien qu’il parlait dans le vide. Il souffla, impuissant : « Ce maudit commissaire, quelle plaie ! ». — Lerouyer ! Allez chercher Mahir. Où est-elle au fait ? demanda Lucien Workan. — Chez la kiné du septième. — OK, vous et elle, rendez-vous ici dans dix minutes. La secrétaire n’avait pas bougé de sa chaise, très droite, les jambes serrées l’une contre l’autre, un bras sur l’accoudoir, le regard dans l’attente, comme la salle. — Excusez-moi mademoiselle Bruneau, dit-il en s’asseyant face à elle, il y a longtemps que vous êtes au service de votre patron ?
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