Chapitre 2-2

1413 Words
— Excusez-moi commissaire de m’être un peu emportée. La voix était redevenue normale. Workan ignora les excuses. — Entre son travail au cabinet et sa vie familiale, comment trouvait-il le temps de satisfaire ses occupations de séducteur ? Ces deux activités sont assez prenantes… — Oui, il en avait même une troisième… Le golf ! Et ça, c’est aussi prenant que les deux autres. — Je sais, reprit Workan, d’ailleurs n’appelle-t-on pas les femmes de golfeurs des veuves ? « Merde ! », pensa-t-il. Hum hum… Il poursuivit en se raclant la gorge. Excusez-moi, je suis confus. C’est une bêtise. La femme du chirurgien-dentiste souriait ; elle décroisa et recroisa ses jambes lentement de droite à gauche, le bas de sa jupe dix centimètres au-dessus des genoux. Lucien Workan n’était pas insensible aux belles jambes ; il s’efforça de ne pas prêter attention à ce geste et se concentra sur le visage de madame Marotan. — Il n’y a pas de mal commissaire, ça arrive à tout le monde. Henri découchait souvent, partait même en week-end golfique. Je ne cherchais plus à savoir avec qui, un partenaire de jeu ou une amie, peu m’importait ; même les vacances, nous les passions rarement ensemble. Vous voyez, outre son activité au cabinet, ça lui laissait pas mal de temps pour folâtrer. Voulez-vous boire quelque chose ? — Non ! Je vous remercie. Comment l’avez-vous connu ? — J’ai été l’une de ses premières victimes si j’ose dire, j’étais sa secrétaire. Il y a une quinzaine d’années… Je vous laisse imaginer la suite. Je crois qu’il m’a vraiment aimée, moi je l’aimais beaucoup. Il venait de se marier, il a divorcé, m’a demandé en mariage, ça a été très rapide, j’étais jolie… Mais ça n’a pas suffi. — L’avez-vous trompé ? Elle rougit légèrement, avec sa main droite elle se mit à tourner l’alliance qu’elle portait à l’annulaire gauche, baissa légèrement la tête, avant de se redresser, le visage déterminé : — Je ne crois pas être obligée de répondre à cette question. Le commissaire ne broncha pas ; il la regardait fixement, elle soutint son regard. Workan inclina la tête vers la droite, releva une mèche de cheveux raides qui commençait à lui masquer la vue. — Non ! Mais ça serait préférable. En tête à tête… ça resterait entre nous. — Quand vous êtes trompée, bafouée, vous pensez à la vengeance. Beaucoup d’hommes m’ont fait la cour et une fois j’ai cédé, pas plus je vous jure… — Ça ne me regarde pas ! — Alors pourquoi vous me le demandez ? dit-elle en colère. — C’est le nombre de fois que vous avez cédé qui ne m’intéresse pas ! bredouilla Workan. — Vous allez sans doute me demander avec qui, et quand, eh bien ça fait cinq ans… et… Le commissaire semblait ailleurs. Il pensa et baragouina entre ses dents : « il y a prescription ». — Qu’est-ce que vous dites ? Vous avez murmuré quelque chose ! Non ? — Oui, j’ai dit : « c’était il y a longtemps, c’est loin ! » s’exclama-t-il. — Ne parlez pas aussi fort je ne suis pas sourde ! — Excusez-moi, mais quand on me demande de répéter, malgré moi, j’élève la voix. Donc c’était il y a cinq ans ? — Oui, on dirait que vous avez l’air de le regretter. — Non ! Mais si ç’avait été la semaine dernière, on aurait pu avoir un suspect… Nous allons aborder un autre sujet. Je suppose qu’il avait aussi des amis hommes, des partenaires de jeu ; d’ailleurs à ce sujet, où jouait-il au golf ? — Il s’entraînait un peu à Cesson, sur le neuf trous d’à côté, mais la plupart du temps il jouait sur des golfs extérieurs à Rennes, Pléneuf-Val-André, nous avons une maison au bord de la mer à Erquy, c’est à côté. — Et dans la région ? — Il allait souvent au golf des Ormes, entre Dol et Combourg, vous connaissez ? — Oui, j’y ai joué une fois ; très joli ! — Ah ! Vous êtes aussi golfeur ? — Très peu, moi c’est plutôt le rugby. — Ça se voit ! — Ah bon, tant que ça ? — Enfin non, je voulais dire… Vous avez… Vous avez la prestance d’un… Enfin vous avez la carrure d’un joueur de… — Et les cicatrices aussi… ajouta-t-il malicieusement. Revenons aux amis de votre mari : avec qui jouait-il principalement ? — D’abord je dois vous dire qu’il n’avait pratiquement pas d’amis, à part Sylvain Chabrier, l’ORL du cinquième. — Du cinquième ? — Oui, du cinquième étage de L’Albatros, la maison médicale. C’était également son partenaire de golf, ils partageaient tous les deux la même passion. — Monsieur Chabrier partageait-il la même passion pour les femmes ? — Non pas du tout, j’en suis presque certaine ; je connais très bien sa femme et jamais elle ne m’a fait part d’une infidélité de son mari, alors que nous discutions souvent de mon infortune. « Son infortune, pensait le commissaire, pourquoi ne dit-elle pas qu’elle était cocue, archi-cocue, jusqu’à la moelle. Ce p****n de dragueur de dentiste avait déclenché dans un cerveau humain l’envie irrésistible de le tuer, mais en était-ce la cause ? Maquillage de la scène de crime ? » — À qui appartient l’immeuble L’Albatros ? — C’est une SCI que les membres fondateurs ont créée à parts égales, il y a une quinzaine d’années. Quand il y a un nouvel arrivant, il rachète les parts de son prédécesseur. Si ce dernier conserve les murs, le nouveau médecin devient locataire de l’ancien et propriétaire du fond médical. Il est déjà arrivé également que l’un ou plusieurs médecins rachètent les murs du cabinet, à fin d’investissement personnel, et louent au nouvel occupant. Tout est clean, vous pourrez consulter l’expert-comptable qui s’occupe de la SCI. — Mouais… C’est pas très clair. — Je m’exprime peut-être mal… Allez voir le comptable, suggéra-t-elle. — Toutes les spécialités médicales sont-elles représentées ? — Non, dit-elle en souriant, il faudrait la tour Montparnasse pour faire un panel complet ! Il y a juste une règle à L’Albatros, ne pas réunir deux praticiens de la même spécialité. Vous voyez, c’est clair ! — Là, c’est plus clair en effet ! Mais votre mari a quand même été assassiné, et ça, ce n’est pas limpide du tout. J’insiste vraiment, vous ne voyez pas une personne qui lui en voulait au point de le supprimer ? — Non, sauf ce que je vous ai confié précédemment. Workan avait le regard fixé vers les baies vitrées ; le ciel ensoleillé éblouissait ses yeux sensibles, c’était vraiment une belle fin d’été. — Vous avez de jolis hortensias madame Marotan ! — Je savais que vous me poseriez cette question. — Ce n’était pas une question madame, c’était une constatation. — Ça me peine ce que j’ai vu hier soir ; si nous abordons ce sujet, je vous demanderai de parler le plus bas possible. Je ne veux pas que Céline, si elle est à portée de voix, soit informée de cette horreur, dit-elle d’une voix en sourdine, en décroisant les jambes pour se pencher en avant vers Workan. Vous savez Monsieur le Commissaire, ici à Cesson, à Rennes et dans toute la Bretagne, les hortensias pullulent. D’ailleurs dans les jardins du Thabor, près du centre-ville, il y a de magnifiques hortensias bleus. Je doute très fort que celui d’hier soir vienne de mon jardin, ce sont des hortensias boule, la variété la plus répandue, il y en a partout. — Vous connaissez le langage des fleurs ? — Non pas du tout, à part les roses rouges qui signifient amour… ou quelque chose dans le genre, le reste non ! — « Vos caprices me peinent. » — Pardon Monsieur le Commissaire ? balbutia-t-elle. — Ne vous inquiétez pas ! chuchota-t-il, penché lui aussi en avant sur son fauteuil ; c’est la signification de l’hortensia bleu, encore qu’il y ait plusieurs versions, mais c’est la plus répandue. — Ça alors ! — Savez-vous si votre mari avait des relations homosexuelles ? — Mais… comment… je vous ai tout dit… avec les femmes… tout ça… comment aurait-il pu ? Je suis catégorique, c’est non ! s’offusqua la veuve. — Il aurait pu être bisexuel ! — Là, commissaire, vous allez trop loin, je ne vais plus répondre à vos questions si vous insistez, j’ai des relations et… — Laissez tomber vos relations, dit-il en se levant, je vous remercie d’avoir répondu à mes questions. Ah ! Encore une chose. Saviez-vous qu’il manquait des clubs de golf dans le sac de votre mari ? — Non ! Je n’ai jamais fait attention à son matériel, demandez à Sylvain Chabrier il vous renseignera. — C’est mon intention ! — Vous allez interroger tout l’immeuble ? se tracassa-t-elle. — Oui ! — Tout le monde va savoir pour… — Non ! J’ai vu qu’il y avait un proctologue dans l’immeuble. — Vous n’allez pas imaginer que c’est Marc qui a pu faire ça ! — Marc ? — Oui, Marc Leguénidec, c’est le proctologue du sixième. Décidément, vous êtes… comment dirais-je… très axé sur cette partie du… — Ce n’est pas moi qui ai commencé madame ! Mais n’est-ce pas un tableau de Braque que vous avez là ? — Si ! C’est juste une reproduction ; nous n’avons pas les moyens d’acheter les originaux ! Vous aimez ? — Non pas du tout ! Ce n’est pas l’Estaque ? — Si ! Vous ne devez pas maîtriser la peinture, Braque est un très grand peintre ; d’ailleurs comme je vous le disais, ses toiles valent très cher et… — Je sais qu’il a du talent, ce sont les paysages que je n’aime pas. J’ai du mal avec les couleurs… problèmes d’yeux… Je préfère les portraits, les nus, les corps en mouvement… en détresse… style Le Radeau de la Méduse… La lutte pour la vie, quoi ! — Mais si vous avez des problèmes de perception de couleur, comment êtes-vous entré dans la police ? interrompit-elle Workan d’une voix sarcastique. Le commissaire, un peu embarrassé, s’entendit répondre : — C’est un petit accident… postérieur à mon arrivée dans la police judiciaire. Il se dirigea vers la sortie, assura une nouvelle fois madame Marotan que tout serait mis en œuvre pour retrouver l’assassin de son mari. Dehors la chaleur s’accentuait ; il marcha jusqu’à sa voiture. Il ouvrit la portière, il se retourna, sur le pas de la porte d’entrée, il vit Céline près de sa mère.
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