Chapitre 2-1

2057 Words
Chapitre 2 Mardi 9 septembre - 8 h 30 Le récit que venait de lui faire Workan avait déplu au commissaire divisionnaire Prigent, « une source à emmerdes » pensa-t-il, « crime de cinglé ! ». Rondouillard, chauve, une paire de lunettes en écaille divisait son visage en deux hémisphères presque égaux, « une tête de smiley », pensait Workan. Plutôt sympathique et jovial, il savait faire preuve de fermeté ; il souhaitait terminer ses deux ans d’activité par mer calme et grand beau temps. Il aurait dû savoir que le calme ce n’est pas pour les flics, surtout quand Workan, ce fouteur de merde de Polak, est dans les parages. Il fallait prévenir Madame le Procureur de la République ; ça commençait à le chiffonner. Après avoir allumé son ordinateur, Lucien prit la carte mémoire que le capitaine Lerouyer avait laissée sur son bureau et téléchargea les photos de l’agenda du dentiste. Des noms remplissaient les pages, sauf celles du mois d’août qui étaient vierges pour cause de vacances. Il alla ensuite sur un moteur de recherche, tapa « Hortensia bleu ». Il apprit que les hortensias pullulaient surtout en Bretagne et en Anjou, qu’il fallait un sol acide le plus souvent riche en ardoise pour conserver le bleu naturel - ce qui ne l’intéressait pas plus que ça. « Toutes les fleurs ont une signification, je n’offre jamais d’hortensias bleus à une femme. » Il fouina plus loin et trouva la petite phrase : « Vos caprices me peinent. » Merde ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire, il faut être horticulteur ou fleuriste pour connaître ça. Quels caprices du dentiste peinaient l’assassin ? Ou était-ce un hasard ? Workan ne croyait qu’à moitié au hasard. S’il fallait enfoncer une fleur dans le fondement de tous les capricieux, les rues serviraient de défilé floral. Était-ce des caprices dentaires ? Une dent mal arrachée, un dentier en perdition, une canine mal dévitalisée. C’était quand même un peu léger, comme prétexte, pour lui défoncer la moitié du crâne. Quelle vie avait ce Marotan ? Une femme jalouse était-elle capable d’un tel acte ? Il regarda par la fenêtre qui donnait sur le boulevard de la Tour d’Auvergne ; le ciel était toujours bleu, l’été se poursuivait, le dimanche précédent il s’était baigné sur une petite plage près de Dinard. Une envie irrésistible de sable et d’eau salée lui vint. Il chassa ses pensées et prit son téléphone. — Allô, Lerouyer ? — Bonjour commissaire. Préoccupé, il ne salua pas son adjoint. — Vous avez chopé les deux employées de Marotan avant qu’elles ne montent au cabinet ? — Oui c’est fait, Leila leur tient compagnie dans la salle d’attente. — OK, vérifiez l’adresse du domicile du dentiste ainsi que les numéros de portables et de téléphones de toute la famille. Faites vérifier les communications de madame Marotan, hier soir entre 20 h et 21 h 30. Ensuite il faudra attaquer les sept étages et questionner tous les médecins. Attention Lerouyer, pas de conneries ! — Même pas chez le proctologue ? — Même pas ! Dès que j’ai l’adresse de madame Marotan, je file chez elle ; vous me tenez au chaud les deux nanas, je passerai les voir après. Lucien Workan s’enfonça dans son fauteuil, pensif ; avec sa main il remonta une mèche rebelle, ses yeux marron dans le vague. L’envie lui prit d’allumer un cigarillo, il s’efforçait de ne pas fumer avant le déjeuner. Il avait vu pas mal de crimes, d’embrouilles, mais celui-ci le laissait perplexe. Il repensa à son arrivée à Rennes, aux circonstances de son départ de Toulouse, à Véro sa femme qu’il avait aimée, qu’il aime peut-être encore, pourquoi ce gâchis ? Certes il n’était pas innocent, il l’avait trompée. Des coucheries, sans importance, sans lendemains, pensait-il. Quand il découvrit la liaison de sa femme avec Thomas, un commissaire comme lui, quel esclandre provoqua-t-il le matin de ce vendredi 8 février, il y a déjà cinq ans. Lucien ne maîtrisait plus sa colère ni sa force, le pauvre Thomas, en plein commissariat, fut roué de coups de poing. Trois ou quatre officiers de police réussirent à ceinturer Workan. La sanction fut immédiate : rétrogradation au rang de commandant et mutation dans un autre département, le plus loin possible de Toulouse. S’il ne put éviter son départ, ses relations privilégiées avec de hauts pontes dans différentes sphères parisiennes et ses états de services lui permirent de conserver son grade de commissaire. Il pensa à son grand-père à qui il devait cette mansuétude. Jerzy Workanowski, deuxième génération d’immigrés polonais, héros de la Résistance parisienne pendant la Seconde Guerre mondiale, plus connu sous le nom de « Commandant Workan ». Il fut nommé compagnon de la libération et décoré en personne par le général de Gaulle. Par décret, à sa demande, il conserva son patronyme de guerre. Il travailla au ministère de la Reconstruction et termina sa carrière à l’Intérieur. Son fils Marek Workan, rigide fonctionnaire, prit le témoin de son héros de père et exerça dans plusieurs préfectures, avant de finir conseiller, lui aussi, place Beauvau. Il vivait toujours à Paris, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Pas fier de lui, Lucien dut se résoudre à appeler à la rescousse son inflexible papa. Il fut surpris : était-ce la retraite qui adoucissait le caractère ? Marek Workan, usant de ses amitiés, se dévoua corps et âme pour sauver le fiston de la rétrogradation. À son arrivée à Rennes il fut accueilli sans chaleur par les OPJ et tenu à l’écart par le divisionnaire. Il fit son travail, d’abord en solitaire, plutôt bien, puis les choses se normalisèrent ; désormais ses collègues l’appréciaient… mais le craignaient. Même s’il le considérait comme un fouteur de merde de première, Prigent, le big boss, lui faisait entièrement confiance. Lucien n’aimait pas la hiérarchie et avait du mal à être directif avec ses hommes. Son humour caustique pouvait blesser, mais il pratiquait l’autodérision avec bonheur. La séparation avec Véro fut difficile. Ils ne se revirent pour la première fois qu’un an après, pendant un week-end de Pentecôte. Le lien amoureux qui les unissait semblait s’être évanoui, ils étaient tous les deux mal à l’aise. De vacances scolaires en vacances scolaires, soit il se rendait à Toulouse, soit elle venait avec Jeanne, leur fille, à Saint-Malo pour être auprès de la mer. On ne parlait plus du passé, ni d’ailleurs du futur, à part celui de la petite. C’était bien comme ça. Lucien Workan fit pivoter son siège et se retrouva face à une copie d’un autoportrait de Francis Bacon accrochée au mur. Il aimait ce peintre anglo-irlandais, dont les portraits exprimaient la douleur et le déchirement. Au commissariat il avait l’air d’être le seul à l’apprécier. Tant pis pour les visiteurs. À part la porte capitonnée, avec son oculus rectangulaire à double vitrage muni d’un store vénitien, les quatre murs de son bureau étaient dissimulés par d’innombrables reproductions de Bacon. « Un cinglé ce peintre, se disait Prigent. Des corps tout de travers, déformés, tordus… Ils en avaient pris plein la gueule, du pinceau de l’artiste. C’était pas humain ces trucs-là. » Toujours est-il que le commissaire Workan n’arrangeait pas son image de flic légèrement timbré. En fait le divisionnaire n’aimait que Pont-Aven et Gauguin, parce que ce n’était pas loin de chez lui. Il plaignait les personnes susceptibles d’entrer dans ce bureau de désolation. Les personnes en question, qu’ils soient flics, suspects ou témoins, regardaient Workan de travers et, on ne sait si, par mimétisme, il n’avait pas fini par ressembler à cette galerie de personnages. Heureusement qu’il avait ce regard que les femmes trouvaient attendrissant. Son bureau était surnommé par ses collègues « La chambre des horreurs » ; certains visiteurs n’étaient pas mécontents de sortir de ce lieu. Il leur foutait la trouille. Il aurait aimé être peintre mais son daltonisme lui faisait mélanger des couleurs complètement incompatibles. Il détestait les paysages, les natures mortes ; seuls les portraits, les corps l’intéressaient. Le téléphone sonna. Workan décrocha. — Commissaire ? — Oui ! Il avait reconnu la voix de Lerouyer. — Je vous donne l’adresse de madame Marotan. — OK, merci je passe la voir et je vous rejoins à la maison médicale. * Au volant de sa voiture, il prit la direction de la gare SNCF. La circulation était intense ; il descendit l’avenue Janvier, tourna à droite vers les quais et se dirigea vers Cesson-Sévigné. Il passa devant L’Albatros, tout était calme. La rue qu’il cherchait était située en bordure d’étangs qui entouraient le golf. « Rupin comme quartier… » pensa-t-il. Le jardin de la maison du dentiste bordait l’un de ces étangs. Il sonna ; une jeune fille, les yeux embués de larmes, vint lui ouvrir. — Bonjour, je suis le commissaire Workan, pourrais-je voir madame Marotan ? Avant de répondre, la jeune fille, qu’il supposa être une des enfants de la maison, fut surprise de voir ce grand gaillard avec ses mèches rebelles qui partaient dans tous les sens, sa veste de lin toute froissée. S’il n’y avait eu ce léger sourire, qui la rassura, elle aurait refermé la porte. — Je vais la chercher, entrez s’il vous plaît. — Merci. Quelques instants plus tard, la femme, ou plus exactement la veuve du dentiste, vêtue d’un tailleur strict bleu nuit, la jupe juste au-dessus du genou, fit son apparition. « Elle est vraiment canon… » pensa-t-il. — Bonjour commissaire, dit-elle en lui tendant la main. — Bonjour madame. — C’est ma fille aînée, Céline. Peux-tu nous laisser ma chérie ? Asseyez-vous monsieur… ? Excusez-moi un trou de mémoire… — Workan !… J’aurais préféré vous rencontrer, vous et votre fille, dans d’autres circonstances, je suis navré. Je vais devoir vous poser quelques questions sur la vie de votre mari et sur la vôtre madame, à moins que vous n’ayez d’emblée une déclaration à me faire. Elle fit une mimique négative. Qui d’après vous avait des raisons d’en vouloir à votre mari, de désirer sa mort ? Y avait-il des objets de valeur au cabinet ? — Non ! Il n’y avait rien qui puisse justifier un vol, pas d’argent liquide, pas d’objets… Il l’interrompit : — Des ennemis ? — Non, pas que je sache, pas au point de vouloir l’assassiner ! — Que voulez-vous dire par là ? Elle se tordit nerveusement les doigts, baissa légèrement la tête, se retourna pour voir s’ils étaient vraiment seuls dans cette vaste pièce. Au fond, de grandes baies vitrées donnaient sur les étangs et la verdure ; ils étaient confortablement installés dans des fauteuils clubs fauves. Elle prit une inspiration et fit face au commissaire. — Vous allez finir par l’apprendre, autant que je vous le dise tout de suite. Mon mari n’avait pas vraiment d’ennemis, mais… beaucoup d’hommes pouvaient lui en vouloir. Henri me trompait. Pas avec une femme… avec plusieurs femmes. C’était un coureur de jupons invétéré, il voulait toute la gent féminine à ses pieds, un vrai plaisir de chasseur, une proie à peine débusquée, il fallait passer à la suivante. Il a eu deux ou trois maîtresses ; j’appelle une maîtresse - elle hésita - celle qu’il a pu conserver quelques mois. Dans notre milieu tout le monde le savait. Vous allez me demander pourquoi je n’ai pas demandé le divorce. Je l’aimais, commissaire. C’est vrai que depuis quelques années c’était différent mais j’éprouvais toujours quelque chose pour lui, et puis il ne me négligeait pas… enfin… je veux dire sexuellement. Il a toujours été très gentil avec moi et ses enfants, alors j’en ai pris mon parti. J’ai un certain confort, je me sens bien ici. Vous voyez je cède à la facilité, ce n’est peut-être pas brillant, je suis peut-être lâche… manque de courage ? Vous ne pouvez pas comprendre. Avant de répondre, Workan marqua un temps de silence, ses yeux marron regardaient fixement le visage de Viviane Marotan, son regard bleu, son pauvre sourire. Mais le cerveau du commissaire était en alerte ; intellectuellement, lors de ses enquêtes, il essayait de ne jamais compatir à la douleur des proches de la victime. Peur de rater une piste. Laisser passer un mot, une mimique, une affirmation ou une négation aseptisée. Il répondit enfin : — Détrompez-vous, je peux comprendre beaucoup de choses. Vous dire que les sentiments enfouis dans notre cerveau n’ont pas de secrets pour moi serait exagéré, mais le temps nous apporte sagesse et réflexion. J’ai beaucoup de mansuétude pour l’homme en général, sauf pour les assassins de toutes sortes. Je suis là pour les sortir du circuit. Pour revenir à votre mari, si je comprends bien, sans avoir vraiment d’ennemis, il avait dû se créer beaucoup d’inimitiés, puisque apparemment ses infidélités étaient un secret de Polichinelle. Dernièrement, avez-vous remarqué quelque chose de particulier dans son attitude, ses paroles ? — Non, rien ne me laissait présager un drame aussi affreux… Je réfléchis commissaire… Non, je suis désolée. — Avait-il une assurance vie ? — Oui, j’en suis la bénéficiaire, mais vous n’allez quand même pas penser que je suis… que j’étais capable de faire une chose pareille, c’est… — Madame Marotan, l’interrompit Workan en se redressant sur l’assise du fauteuil, je dois explorer toutes les pistes, je dois tout savoir, je ne vous accuse de rien du tout, mais je vous en prie ne vous offusquez pas de mes questions… — C’est trop facile, coupa à son tour son interlocutrice avec une voix qui montait d’un ton. Vous n’avez aucune piste, alors vous pensez tout de suite à l’assurance vie. — Madame Marotan, qu’est-ce que je viens de vous dire ? Je répète, je ne vous accuse de rien du tout, dit-il, en détachant lentement les mots. Ceci dit, merci de préciser que nous n’avons aucune piste. Le crime a eu lieu hier soir et… il est onze heures du matin ! lança-t-il d’un ton un peu ironique en regardant sa montre. Je crains qu’il nous faille un peu plus de temps pour trouver le criminel.
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