Chapitre 2L’intervention fut longue et difficile, mais Agnès s’en tira bien. La tumeur était encore localisée. Il n’y avait pas d’envahissement. Mohand Bentahar, l’anesthésiste qui était dans sa salle ce matin, était manifestement aux anges. Elle l’aimait bien, même si elle le soupçonnait de nourrir des sentiments troubles à son égard.
Il était presque treize heures lorsqu’elle se rendit aux soins intensifs pour voir son opéré de la veille. Les suites semblaient simples : température inférieure à 37°5, reprise du transit intestinal annoncée par des gaz. On pourrait bientôt retirer l’aspiration.
– Agnès, pourrais-je te dire un mot ?
C’était Pascale, une des infirmières de réa.
– Oui, bien sûr. Qu’y a-t-il ?
– Je préférerais qu’on parle dans un coin tranquille.
Allons bon, encore un conflit, ou des reproches sur un interne ou un anesthésiste. Pourtant, Pascale n’était pas du genre à faire des histoires. Elle travaillait là depuis plusieurs années, et avait un caractère plutôt agréable.
Elles s’isolèrent dans le poste infirmier, momentanément désert.
– Regarde.
Elle lui tendit un tuyau en plastique. L’extrémité était sectionnée net, en biseau.
– C’était la tubulure d’aspiration de monsieur Toutrot. Je l’ai trouvée comme ça en faisant mon tour ce matin.
Agnès eut l’impression que le ciel lui tombait sur la tête. Elle imagina en un instant les conséquences. Cela signifiait que le patient aurait été en danger si l’infirmière, heureusement chevronnée, n’avait pas tout vérifié. Il ne pouvait s’agir d’un accident ou d’un défaut de fabrication. La tubulure avait été sectionnée volontairement, dans le but de nuire. Mais par qui ? L’auteur de cet acte ne pouvait qu’appartenir au personnel du service. À moins d’imaginer un visiteur fou ? Impossible, il n’y avait pas de visites le matin.
Elle croisa le regard de Pascale qui, à l’évidence, s’était fait les mêmes réflexions.
– m***e ! Tu en as parlé à quelqu’un ?
– Non, à personne. Tu imagines l’ambiance…
Agnès imaginait sans difficulté. Suspicion généralisée et obligatoirement injuste pour la plupart, regards en coin…
– Il faut quand même qu’on informe Marie-Christine.
Marie-Christine, la surveillante du service, était une femme solide, affichant toujours un calme impérial au milieu des pires coups de torchon. Approchant la cinquantaine, brune aux yeux bleus, elle était très belle avec son faux air de Françoise Fabian.
Elles attendirent patiemment qu’elle ait terminé un entretien avec une nouvelle infirmière. Agnès espérait qu’elles n’attireraient pas trop l’attention du reste de l’équipe avec leurs airs de conspiratrices.
– Ça, c’est très ennuyeux, dit la surveillante de son ton parfaitement égal. Ne soufflez mot de cette histoire à personne. Je ne sais même pas encore si je vais en parler au Patron. Il est capable de perdre son sang-froid, d’accuser tout le monde et de se mettre l’équipe à dos. Je vais ouvrir l’œil et faire une enquête discrète. Il sera toujours temps d’aviser au cas où il y aurait un nouvel acte similaire.
Agnès s’éclipsa, intriguée. Elle n’était dans le service que depuis deux mois, mais n’avait jamais vu Lambertin, le Patron, dire un mot plus haut que l’autre lorsque quelque chose le contrariait. Il était plutôt du genre colère froide. Son regard vert devenait dur, la voix glaciale. Comme tous les gens apparemment très calmes, il devait exploser en de rares occasions et cela surprenait d’autant plus.
L’après-midi passa très vite. À cause de cet incident, Agnès commença sa consultation avec retard. Elle n’aimait pas faire attendre les patients. Certains manifestaient déjà une réticence non dissimulée lorsqu’ils réalisaient que le chirurgien était une femme. Autrefois, lorsqu’elle était interne, il n’était pas rare qu’on la prenne pour une infirmière… Bien sûr, pour certains, il était inconcevable qu’une jeune femme soit médecin, encore moins chirurgien ! Mais le mélange de douceur et de force qui émanait d’elle inspirait rapidement confiance aux plus endurcis, et la plupart des malades qu’elle prenait en charge ne voulaient plus voir quelqu’un d’autre.
*
Elle quitta l’hôpital à dix-huit heures. Ce soir, elle assisterait à un concert salle Gaveau, avec son amant du moment, un architecte de dix ans son aîné, rencontré lors d’un dîner chez des amis. Une liaison plutôt tranquille, qui lui procurait un peu d’oxygène dans une vie confinée à l’hôpital. Musique, théâtre, cinéma. Parfois ils passaient la nuit ensemble, sans débordements sexuels mémorables. Elle n’en demandait pas plus. Cette relation avec un homme plus mûr lui plaisait. Manque du père ? Elle ne voulait pas se livrer à cette introspection simpliste. Quant à Jacques, récemment divorcé, on sentait bien qu’il n’avait pas envie de se remettre la corde au cou tout de suite. Il avait déjà bien des soucis avec ses deux enfants de douze et quatorze ans, qu’il tenait à accueillir un week-end sur deux.
Agnès sortit du concert enthousiasmée. Ce jeune pianiste italien, Giovanni Bellucci, s’était montré époustouflant, dans un programme mêlant des œuvres de Beethoven et de Liszt. Envahie par un besoin de tendresse, elle prit le bras de Jacques.
– On va dîner à l’Hippo des Champs ? J’ai envie d’une bonne grillade.
– Si tu veux, mais rapidement. J’ai une dure journée demain et je ne voudrais pas me coucher trop tard.
Une dure journée ? Les siennes ne l’étaient pas sans doute ? Il ne s’était manifestement pas posé la question. De toute façon, elle comprit que ce soir, elle rentrerait dormir chez elle. Dommage… Elle aurait bien aimé un petit câlin, mais elle avait horreur de devoir insister. Ce serait pour une autre fois.
*
Toufik se dissimula dans l’encoignure de la porte du 33 bis et prit un air absorbé. Les deux types qui avançaient dans la rue, en jean et blouson de cuir, étaient des flics en civil. Il les avait déjà repérés la semaine précédente. Ils passèrent devant lui sans le regarder et entrèrent d’un pas de propriétaire dans le poste de police situé en face, au 50. Il poussa un soupir de soulagement. Ce n’était pas le moment de se faire prendre avec la marchandise alors que cette petite unité de quartier allait fermer pour la nuit : il était près de vingt heures.
La rue Doudeauville était encore pleine de monde. Il traversa et s’engagea dans la rue Léon, descendant vers les ruelles mal éclairées. Toufik rasait les murs, croisant des groupes bruyants, des noirs et des Maghrébins, des ombres furtives à la tête recouverte d’une capuche. De temps à autre, il se retournait pour s’assurer qu’il n’était pas suivi.
Il bifurqua rue Pierre Budin, passa devant l’école et entra dans un des immeubles lépreux qui se trouvaient un peu plus loin sur la gauche. À peine eut-il refermé la porte qu’une main puissante se plaqua sur sa bouche, l’empêchant d’appeler au secours.
– Prends ça, ordure.
Ce furent les derniers mots qu’il entendit. L’acier pénétra entre ses côtes, déclenchant une douleur aiguë, puis la lame déchira son ventricule gauche et il perdit conscience.
*
– Tiens, il y a eu encore un dealer tué dans le quartier hier soir.
– Tu sais déjà ça, toi ? T’es branchée sur la fréquence radio de la police ou quoi ?
– Tu sais bien que j’habite rue des Poissonniers ; j’ai entendu les sirènes.
– Et évidemment, tu es descendue voir ?
– Ben oui… Il n’était même pas vingt-deux heures. Tu te rends compte ? Ils règlent leurs comptes de plus en plus tôt maintenant !
Pascale riait sous cape malgré la nouvelle plutôt tragique. Sa collègue et néanmoins amie Valérie était toujours à l’affût de tous les faits divers et potins imaginables. Il n’était pas rare de la trouver plongée dans un numéro de France Dimanche ou de Détective emprunté à un malade.
– Bon, il faut que j’aille faire mon tour.
Elle quitta la salle de détente où elles venaient de boire le troisième café de la matinée, passa dans le poste de soins prendre son matériel et se dirigea vers la première chambre.
Dans l’ensemble, les malades allaient bien. Monsieur Toutrot, opéré par Agnès pour une occlusion intestinale sur bride, avait repris son transit. Température presque normale. Il pourrait repasser en salle. Les autres se maintenaient, sauf un patient qui était en chambre isolée, sous respirateur. Celui-là devait être dialysé tout à l’heure. Mohand, l’anesthésiste, viendrait pour le branchement, mais Pascale devait auparavant préparer le matériel et purger le circuit.
Pascale entra dans la chambre et mit en route le générateur. Puis elle commença à monter les lignes du circuit extracorporel.
Elle s’interrompit brusquement. Elle avait les pieds dans l’eau. Il y avait une fuite quelque part.
Le tuyau d’arrivée du liquide de dialyse avait été sectionné.
*
Aujourd’hui, on a amené dans notre local trois rebelles arrêtés dans leur mechta la nuit dernière. Ce sont eux qui ont égorgé les ouvriers musulmans qui travaillaient pour nous. Quatre corps avaient été retrouvés, allongés près du chantier, dans une mare de sang. Manque de pot pour eux, les assassins ont été reconnus par des habitants du village qui les ont dénoncés. P.C. m’a laissé assister à l’interrogatoire. Ils se sont vite mis à table. La gégène a fait merveille…
Ce soir, on les a emmenés en dehors du camp. Je pensais qu’on allait les abattre au pistolet-mitrailleur, mais P.C. m’a retenu.
– Tu veux que le bruit ameute tout le monde ?
On les a égorgés et on a abandonné leurs cadavres dans un champ.