Meurtre pour de bonnes raisons

Chapitre 3

Chapitre 3– Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Pourquoi m’en parle-t-on seulement aujourd’hui ? C’est très grave ! On me prend pour un c*n ou quoi ? Quelqu’un cherche à me nuire et on ne me tient même pas au courant !

Le professeur Lambertin, d’ordinaire si courtois, était hors de lui. Agnès ne l’avait jamais vu dans cet état et n’en menait pas large. Pascale ne semblait guère rassurée non plus. Heureusement que le bureau du Patron était bien insonorisé !

– Ne vous mettez pas en colère, Monsieur. C’est moi qui leur ai demandé de ne rien dire à personne. Je ne voulais pas vous inquiéter. De toute façon, vous savez bien que vous avez une équipe remarquable, à qui rien n’échappe : la preuve. S’il y a un cinglé parmi nous, il faut jouer serré pour le démasquer.

Le flegme communicatif de Marie-Christine finit par exercer son effet. Lambertin ne sembla pas s’offusquer du ton discrètement autoritaire de sa surveillante et reprit d’un ton plus calme :

– Vous n’avez aucune piste ?

– Malheureusement, Monsieur, ça ne peut être que quelqu’un du personnel. Les visites sont restreintes dans cette salle, et les actes de sabotage n’ont pas été faits au hasard. Il s’agit probablement d’une personne un peu déséquilibrée. Je ne suis pas certaine qu’on cherche à vous nuire, comme vous le disiez. Cela dit, il va être très difficile de découvrir le coupable, à moins de le prendre en flagrant délit. Nous sommes nombreux à aller et venir dans le secteur. Quand on sait comment s’y prendre, il ne faut que quelques secondes pour sectionner discrètement un tuyau.

Une fois de plus, Agnès était impressionnée par l’assurance de Marie-Christine, qui contredisait son Patron sans insolence aucune, mais avec une parfaite tranquillité. Secrètement désireuse de retrouver les bonnes grâces de Lambertin, elle prit la parole.

– J’ai peut-être une idée.

– Je vous écoute.

– Ne pourrait-on pas avertir la police et lui suggérer d’interroger tous les membres du personnel, un à un ? Y compris nous bien sûr. Elle peut trouver des indices et démasquer le ou la coupable, surtout s’il panique. Et même si elle ne trouve pas, l’enquête peut lui faire peur et l’inciter à s’arrêter.

Lambertin réfléchit un instant.

– Après tout, pourquoi pas ? Cela ne coûte rien d’essayer. Je vais appeler la PJ au Quai des Orfèvres et…

– Monsieur, intervint Marie-Christine, je pense qu’il serait préférable de saisir le commissariat central, rue de Clignancourt. C’est la procédure normale. De plus, le commissaire Maupas connaît bien le service. Vous l’avez opéré d’un ulcère perforé l’an dernier. Il est astucieux, il appréhendera rapidement le contexte.

– Le fait qu’il ait séjourné ici en tant que malade ne risque-t-il pas d’affaiblir son autorité ?

– Je ne crois pas. Il s’était rétabli rapidement et il ne s’est pas montré familier avec le personnel. Mais il avait l’œil vif ; on voyait bien qu’il était attentif à tout ce qui se passait. Déformation professionnelle sans doute…

– Vous avez peut-être raison. Je vous laisse le contacter. Mais attention, il nous faudra tous jouer le jeu, prendre l’air inquiet avant notre interrogatoire, ne pas donner l’impression que nous avons manigancé tout cela. Je compte sur votre discrétion absolue.

Le regard vert les fixa les unes après les autres. Agnès se sentit soudain mal à l’aise.

*

– Dis donc, Marie-Christine a une grande influence auprès du Patron. Elle doit travailler avec lui depuis longtemps, non ?

Agnès n’aimait pas les potins, mais elle voulait quand même connaître un peu mieux les ressorts du groupe. Au cours des deux mois précédents, elle n’avait pas eu l’occasion d’être confrontée à des problèmes de fonctionnement. Elle prenait ses marques petit à petit, avec prudence.

– Tu parles, elle a ouvert le service avec lui, répondit Pascale. Elle connaît Lambertin mieux que personne. C’est pour cela qu’elle n’a jamais peur de ses colères, elle sait toujours comment le calmer. Il a une totale confiance en elle.

– C’est super de former une équipe comme ça.

– Ouais. Évidemment, les commentaires sont allés bon train…

– Ah bon, parce que…

– Ben oui, tout le monde la soupçonne d’être ou d’avoir été sa maîtresse.

Ces commérages agaçaient terriblement Agnès. C’était le côté détestable du milieu hospitalier. Il suffisait que le Patron fasse un sourire un peu appuyé à une infirmière ou qu’il lui parle cinq minutes pour qu’aussitôt la mayonnaise monte…

– Et alors ?

Pascale se méprit sur le sens de sa remarque.

– Et alors, on n’a jamais pu avoir confirmation. Ou bien ils sont particulièrement discrets, ou bien il n’y a rien entre eux. Pourtant, elle n’est pas mal encore, Marie-Christine.

– Encore ? Parce qu’à cinquante ans, on doit être moche, peut-être ? Et puis qu’est-ce qu’on s’en fout, c’est leur problème, dit Agnès en s’éloignant, excédée.

– Et lui, il est encore très bien aussi, lui jeta Pascale d’un ton malicieux.

Sûre de lui avoir décoché la flèche du Parthe.

*

Le commissaire Maupas se déplaça en personne dans le service. Grand, brun, presque chauve, il n’attachait manifestement pas grande importance à sa tenue vestimentaire. Imperméable froissé à la Colombo, chemise ouverte en velours foncé, écharpe grise informe. Mais, sans doute bien renseigné par Marie-Christine, il joua parfaitement son rôle. Visite du service en compagnie du Patron et de la surveillante, inspection des appareils sabotés, recherche ostensible d’indices, analyse des tableaux de présence du personnel, interrogatoires sur place et même convocation de quelques-uns au commissariat.

L’ambiance s’alourdit. Tout le monde se regardait par en dessous, évitant le sujet.

– C’est du sérieux, cette enquête, dit Mohand à Agnès, un jour qu’il endormait un de ses patients au bloc. Tu crois qu’ils vont trouver quelque chose ?

– Je ne sais pas, mais j’aimerais bien. C’est difficile de travailler dans la sérénité avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête.

– En plus, les patients se demandent ce qui se passe. S’ils apprennent qu’il y a eu des actes de malveillance sur le matériel, ça ne va pas faire une bonne publicité pour le service.

– Sûr. C’est pour ça qu’il faut rester discrets et espérer que l’enquête aboutisse rapidement. Le commissaire Maupas n’a pas l’air d’un tendre et je suppose que Lambertin a des relations haut placées dans la police, puisqu’il voulait appeler directement le Quai des Orfèvres. Ils ne vont pas lâcher.

– Dingue, quand même. Il faut être frappé pour faire des trucs comme ça dans un hôpital. Et quand je pense que c’est sûrement quelqu’un de chez nous…

*

Après une quinzaine de jours, il fallut se rendre à l’évidence : impossible d’identifier l’auteur des méfaits. Mais l’hypothèse d’Agnès se révéla exacte. Les sabotages cessèrent du jour au lendemain. Affirmer que l’atmosphère était détendue aurait cependant été exagéré. Le personnel n’en finissait plus de vérifier tubulures, cadrans, connections, câbles électriques. Si on voulait rester optimiste, on pouvait considérer cela comme un effet positif.

*

L’enquête sur le meurtre de Toufik n’avançait guère. Pas de témoins, et, à la Goutte d’Or, on ne se confiait qu’avec réticence à la police. Autrefois, d’innombrables hôtels de passe bordaient les rues. Le spectacle était dégradant. Dès huit heures le matin, les clients s’agglutinaient en silence devant l’entrée de ces bouges, houspillés par les prostituées. De véritables maisons d’abattage. Un député s’était mis en tête d’assainir le quartier. Petit à petit, les hôtels avaient été fermés, les immeubles réhabilités. Mais la délinquance restait importante et les petits trafics florissaient. La liste des meurtres non résolus s’allongeait. Presque toujours le même profil. De petits délinquants d’origine maghrébine, cambrioleurs ou trafiquants de d****e, abattus pendant la nuit à l’arme blanche, ou, plus rarement, par balle. Des munitions de petit calibre, 22 long rifle, tirées dans le cœur ou la tête, à bout portant. Soit les victimes connaissaient leur agresseur, soit il était diablement silencieux et rapide.

Certains bons esprits parmi ses collègues, qui ne cachaient pas leur sympathie pour l’extrême droite, faisaient remarquer avec un cynisme détestable que finalement ces exécutions assainissaient le coin si les voyous se tuaient entre eux. Mais tous ces meurtres faisaient désordre. Maupas se demandait s’il n’allait pas appeler à la rescousse son collègue Machefer, avec qui il avait autrefois travaillé. Après une carrière un peu chaotique, marquée par des soupçons (jamais confirmés) de collusion avec la pègre2, ce dernier était maintenant commissaire principal à la Crim’.

*

– Qu’est-ce que tu fais jeudi soir ?

La question prit Agnès au dépourvu. Elle terminait la fermeture de la paroi abdominale. Comme toujours à ce moment, la tension retombait dans la salle d’opération et l’atmosphère se détendait. La panseuse commençait à ranger bruyamment les instruments, l’anesthésiste réveillait le patient.

La jeune femme s’interrompit, la pince en l’air, et regarda Mohand qui lui avait parlé à mi-voix tout en s’affairant sur le respirateur.

– Je ne sais pas encore. Pourquoi ?

– C’est mon anniversaire. J’avais envie de faire un bon dîner et, à vrai dire, je n’ai pas tellement d’amis ici… Je… Enfin, ça m’aurait fait plaisir de passer la soirée avec toi.

Ça y est, il l’avait dit. Agnès fut touchée par sa franchise. Mohand la regardait avec une expression pleine d’espoir. Comme beaucoup de Kabyles, il avait les yeux bleus. Du charme aussi, avec ses cheveux bruns bouclés qui encadraient un visage énergique. Elle n’était pas dupe. Il nourrissait sûrement des espoirs qu’elle n’avait nulle envie de concrétiser. Mais elle se sentait capable de l’éconduire, s’il s’aventurait trop loin. Et puis elle l’aimait bien, et elle réalisait qu’elle ne savait pas grand-chose de lui, alors qu’ils travaillaient ensemble depuis deux mois. Jacques l’avait un peu déçue l’autre fois avec son côté « bonnet de nuit ». Ça lui ferait du bien de rencontrer d’autres gens, même du milieu médical.

– Eh bien, d’accord. Tu cherches un resto sympa. Mais on partage les frais.

– Pas question, puisque c’est moi qui t’ai invitée.

– Alors, tu me laisses au moins payer le champagne ! Ce sera mon cadeau d’anniversaire.

– Bon, si tu insistes…

Mohand était rayonnant de joie et elle en fut un peu gênée. Elle avait été à deux doigts de l’avertir que ce dîner serait en tout bien tout honneur. Mais outre le fait que cette piteuse précaution de style n’empêcherait aucunement une tentative ultérieure, elle aurait du même coup révélé sa pensée. Elle avait déjà proposé le restaurant afin d’éviter le piège potentiel du dîner à la maison. Elle aviserait le moment venu si son approche se précisait…

*

Il avait bien choisi l’endroit. Un restaurant calme, cosy, près de Beaubourg, où ils étaient arrivés chacun de leur côté. Mesure de prudence, imposée par Agnès. Elle avait commandé une bouteille de champagne rosé. Tant pis pour les puristes. Pour elle, le champagne rosé était associé à l’idée de fête.

Jusqu’à présent, Mohand se comportait en parfait gentleman. Agnès avait appris avec amusement qu’ils avaient le même âge, à quelques mois près. Elle le faisait parler de lui, et découvrait avec effarement le parcours semé d’obstacles des médecins étrangers. Sa famille était de la région de Tizi-Ouzou, et il avait fait ses études à Alger. Ses diplômes n’étaient pas reconnus : il avait dû repasser des examens comme un étudiant en médecine de deuxième cycle. Tout en faisant des petits boulots pour gagner sa vie. Après avoir exercé dans plusieurs hôpitaux, il travaillait chez Lambertin depuis un an et demi. Mohand voulait retourner en Algérie dans quelques années pour mettre ses compétences acquises en France au service de son pays. Pourtant, il aurait pu obtenir assez facilement la nationalité française. Né avant l’indépendance, il était français à l’époque ; il ne s’agissait dans son cas que d’une réintégration. Sa motivation était impressionnante.

Pour une raison qu’elle ne sut s’expliquer, Agnès ne lui révéla pas que son père était mort en Algérie. Elle se borna à lui dire qu’il était décédé dans un accident de voiture, peu avant sa naissance. Cela sembla affecter beaucoup Mohand. La famille jouait un rôle très important dans son pays, expliqua-t-il. Il était heureux de savoir qu’elle avait retrouvé une forme de cellule familiale avec son beau-père et ses demi-frères.

En sortant sur le parvis de Beaubourg, Agnès fut accostée par un jeune beur, alors qu’elle s’était attardée quelques instants pour regarder une vitrine.

– Eh toi la meuf ! Tu viens ? J’t’emmène boire un pot.

– Dégage, tu ne vois pas qu’elle est accompagnée ?

Mohand était arrivé à une vitesse supersonique, menaçant, les yeux lançant des éclairs. Le garçon n’osa pas s’y frotter et partit en grommelant quelques réflexions peu amènes.

– Je ne supporte pas leur comportement. À cause d’eux, les gens font l’amalgame et veulent renvoyer tous les Algériens chez eux.

– Calme-toi, ce n’est pas grave ! Et je suis capable de me défendre, dit Agnès en riant, un peu surprise par la violence de sa réaction.

Ils continuèrent à se promener sur le parvis, puis se dirigèrent vers la 205 de la jeune femme, garée rue du Renard. Lorsqu’il lui ouvrit galamment la portière et qu’il s’approcha tout près d’elle, Agnès sentit qu’il allait tenter sa chance et préféra prendre les devants.

– Merci beaucoup, Mohand, c’était une excellente idée et cela m’a fait très plaisir de passer cette soirée avec toi. Mais je dois rentrer maintenant ; on m’attend.

– Ah bon, hein ? Il balbutiait, manifestement décontenancé.

Elle se sentit un peu honteuse de ce petit mensonge, mais c’était le moyen le plus simple pour éviter à ce garçon, qu’elle aimait bien, une rebuffade vexante.

Elle l’embrassa sur la joue.

– À demain. Et bon anniversaire encore !

Elle démarra en lui faisant un petit signe complice de la main. Dans le rétroviseur, elle vit sa silhouette s’amenuiser, immobile au bord du trottoir.

2. Voir Meurtre avec prémédication, Éditions Glyphe, 2007