Chapitre 1Paris, novembre 1996
– Bistouri électrique.
Agnès prend l’instrument que lui tend la panseuse, effleure l’extrémité de la pince à coaguler dont les branches enserrent le petit vaisseau, enfonce la pédale « cautérisation ». Un grésillement, une minuscule volute de fumée, une discrète odeur de cochon brûlé. L’artériole cesse de saigner.
– Il ne dort pas du tout !
Le ton est calme, légèrement chantant, mais sans appel. L’imperceptible tressaillement du patient n’a pas échappé à Agnès. Même s’il ne s’agit que d’un réflexe, elle ne tient pas à ce que son opéré se réveille trop tôt. L’intervention n’est pas encore terminée.
Derrière le champ déployé comme une toile de tente au-dessus des épaules et de la tête, Myriam lève les yeux au ciel, histoire de souligner l’exagération du propos, mais injecte aussitôt le contenu de la seringue dans la perfusion. Elle connaît Agnès et aime bien travailler avec elle. De plus, elle n’est pas mécontente de voir une femme faire ses preuves dans ce milieu très masculin qu’est la chirurgie. Et Agnès est impressionnante de calme et d’efficacité.
Bientôt le champ opératoire ne saigne pratiquement plus. Sutures au fil résorbable, drains aspiratifs, agrafes sur la peau.
– Eh bien, merci tout le monde.
L’anesthésiste retire doucement l’appareillage de ventilation, tapote les joues flasques.
– Monsieur Toutrot, réveillez-vous. C’est terminé…
*
La porte du bureau s’ouvrit au moment précis où elle passait devant. On aurait pu croire qu’il la guettait.
– Tout s’est bien passé, Agnès ?
– Pas de problème, Monsieur. C’était bien une occlusion intestinale sur bride. Pas d’autres dégâts, et comme on a pu intervenir très tôt, le colon était encore sain.
– Parfait.
Le professeur Bernard Lambertin portait bien sa soixantaine. Grand, belle carrure, ventre plat entretenu par des heures de musculation au club de sport. Chevelure abondante, noire de jais à l’origine, maintenant poivre et sel, ramenée en arrière pour masquer une tonsure naissante. Quelques rides d’expression, mais une peau encore étonnamment lisse. Des yeux verts fascinants, surtout lorsqu’ils étaient plissés par un sourire que son propriétaire savait irrésistible.
Bien entendu, une réputation de séducteur invétéré le précédait et les rumeurs les plus folles couraient sur ses supposées aventures. Il était cependant difficile de se faire une opinion précise, tant le personnage était discret. Il appréciait manifestement la vue et la compagnie des jolies femmes. Mais il demeurait d’une courtoisie extrême. Jamais on ne pouvait surprendre un geste déplacé ou ambigu. Seul ce regard d’hypnotiseur le trahissait. Beaucoup auraient aimé percer le mystère. Agnès n’était pas insensible à son charme, même s’il avait à peu de choses près l’âge qu’aurait son père.
Son père qu’elle n’avait pas connu. Robert Viral était mort en Algérie début 1960, plusieurs mois avant sa naissance. Stupidement, comme bon nombre d’appelés1. Accident de jeep. Le véhicule s’était renversé sur une piste au cours d’une mission de reconnaissance. Robert, coincé sous son siège, avait eu la nuque brisée.
Une mort sans combat, peu glorieuse. Sa mère avait eu du mal à en faire le deuil. Le seul souvenir qu’Agnès conservait de son père était un album de photos où on le voyait étudiant à Sciences Po, puis engoncé dans son costume de marié aux côtés de sa jeune épouse, enfin en tenue militaire dans le djebel. Souriant, de trois-quarts, le bras appuyé sur la jeep qui allait le tuer quelques jours plus tard.
Sa mère s’était remariée avec Christian Bourdin, un ami d’enfance, alors qu’Agnès n’était pas encore née. Ils avaient eu par la suite deux garçons, Patrick et Michel. Christian avait beau l’avoir toujours considérée comme sa fille (il l’avait officiellement adoptée dès sa naissance), Agnès ressentait cruellement l’absence de ce père dont elle ne connaissait que ces photos en noir et blanc. Après une scolarité difficile et plusieurs redoublements (elle ne fichait rien), elle avait fini par décrocher son bac. Elle s’était alors jetée à corps perdu dans des études de médecine, avait brillamment réussi le concours de l’Internat, et choisi une voie particulièrement difficile pour une femme, la chirurgie viscérale. Pourquoi la médecine ? Pourquoi cette spécialité ? Un défi ? Au nom de quoi ? Elle ne savait pas répondre précisément à ces questions, qu’on lui posait souvent avec plus ou moins de délicatesse.
– Vous partez bientôt ?
La voix chaude de Lambertin la fit sursauter. Elle se retourna.
– Un peu plus tard, je vais faire la contre-visite. Vous aviez besoin de moi ?
– Non, non. Soyez prudente, c’est tout ; le quartier n’est pas très sûr le soir.
– Mais je suis en voiture, répondit-elle, un rien agacée. Et j’ai autre chose à faire que de traîner dans les rues, la nuit tombée.
– Alors, tout va bien. Pas de souci. À demain.
– À demain, Monsieur.
Agnès reprit sa marche dans le couloir tandis que la porte du bureau se refermait sans bruit.
Toujours contrariée. Lambertin ne s’était jamais permis une réflexion empreinte de la moindre misogynie. C’était même un des seuls Patrons qui ne lui avait pas infligé, lorsqu’elle était venue se présenter, un interrogatoire insidieux sur ses motivations. « Curieux pour une femme, quand même. Vous êtes bien sûre de votre choix ? C’est une spécialité physiquement difficile, vous savez. Pas d’horaire, pas de vie de famille. Vous n’avez pas d’enfants ? Vous voudrez en avoir bientôt, sans doute ? » Une des raisons pour lesquelles elle l’appréciait beaucoup. Et voilà qu’il lui sortait ce discours protecteur sur l’insécurité à Barbès. Insécurité qu’elle n’avait, au demeurant, jamais ressentie les rares fois où elle s’y était aventurée. Certes, la foule était dense, multicolore, mais bon enfant et pas menaçante, lui semblait-il.
Aurait-il tenu les mêmes propos aux autres chirurgiens du service, tous de s**e masculin ? Évidemment non. Et il ne le savait peut-être pas, mais Agnès était capable de se défendre. Même si elle n’avait plus beaucoup le temps de fréquenter la salle de sport, elle avait longuement pratiqué l’aïkido et même un peu le karaté. Grande, jolie avec ses cheveux blonds coupés court et ses yeux bleu clair, elle était très féminine. Mais ceux qui avaient voulu l’approcher de trop près, ceux qui l’avaient traitée avec vulgarité, que ce soit dans la rue ou en salle de garde, elle les avait remis à leur place sans ménagement. Quant aux morts dans le quartier… Il y avait toujours eu des bagarres et parfois des règlements de compte entre dealers. Notamment du côté de la rue Doudeauville. On récupérait les blessés aux urgences de Lariboisière. Mais les protagonistes s’en prenaient rarement aux passants.
*
La 205 GTI démarra au quart de tour et Agnès vira sur le boulevard Magenta dans un crissement de pneus. Elle adorait sa petite voiture et le rugissement nerveux de son moteur. Elle remonta vers la place de la République. Il était plus de vingt heures et la circulation était encore chargée.
Agnès réussit à trouver une place tout près de chez elle, rue Jean-Pierre Timbaud. Pas vraiment autorisée, mais comme elle partait le lendemain aux aurores, le risque était minime. Elle entra dans un immeuble ancien qui ne payait pas de mine, monta quatre à quatre les deux étages et se retrouva enfin dans son petit appartement.
Une fois la porte blindée refermée sur un escalier imprégné d’odeurs de cuisine, elle pouvait s’isoler dans son deux-pièces douillet, décoré avec goût. Salle de séjour avec murs blancs, parquet blond, canapé de velours rouge. Télévision et minichaîne en face, cuisine américaine sur le côté. Dans la chambre, un grand lit avec une couette fleurie et une armoire ancienne. Éclairage indirect partout. Salle de bain laquée vert d’eau. Agnès passait peu de temps dans son appartement, mais voulait s’y sentir parfaitement bien.
Elle se servit un verre de Perrier, se laissa tomber dans le canapé et pianota sur sa télécommande. Comme d’habitude, pas grand-chose d’intéressant. Aucun programme ne la tentait. Elle alluma sa chaîne et glissa un disque de Schubert. La jeune fille et la mort. Son quatuor préféré. Pendant que la musique poignante emplissait la pièce, elle passa derrière le bar pour se préparer à manger. Il était près de vingt et une heures et sa journée commençait tôt le lendemain. Avec une intervention lourde : un cancer de l’estomac. Elle en aurait pour toute la matinée.
Agnès ne sortait pas lorsqu’elle devait opérer, quitte à se rattraper les autres soirs. Elle devait être en pleine possession de ses moyens, d’autant que certains ne rateraient aucune occasion de lui faire comprendre que le métier de chirurgien viscéral était trop dur pour une femme… Elle avait bien conscience que sa vie était un peu trop ascétique, mais les folies ne lui manquaient pas trop. Elle aimait la vie hospitalière, ce travail d’équipe, cette chaleur humaine, et même l’ambiance si particulière de l’hôpital les nuits de garde. Bien sûr, il lui était arrivé de céder à la tentation, mais elle évitait de sortir avec des gens du milieu médical. Ses collègues chirurgiens lui paraissaient souvent un peu gamins, et de toute façon, que l’heureux élu soit chirurgien, médecin ou autre, cela faisait trop d’histoires dans le microcosme de la salle de garde.
Alors, sans doute la trouvait-on un peu pimbêche, mais tant pis.
Son dîner avalé, Agnès fila sous la couette et éteignit la lumière. Le sommeil s’empara d’elle très vite.
1. Un pourcentage non négligeable des décès chez les appelés en Algérie est survenu en dehors des combats (accidents de véhicule ou de tir).