Prologue

656 Words
Prologue1959, en Algérie – Debout là-dedans ! On y va ! Les types se lèvent mécaniquement. Ils avalent leur café en silence et montent dans les camions. Bientôt, ils roulent dans la nuit. L’air est encore frais. Ils tiennent leur fusil entre les genoux. L’opération a été annoncée la veille. Il faut rechercher des armes dans un village voisin. Et, si possible, retrouver la trace des fellouzes qui ont attaqué une jeep de reconnaissance hier matin. L’assaut a dû être très brutal. Les trois occupants n’ont manifestement pas eu le temps de réagir. Ils ont été criblés de balles, leur armement volé, le véhicule incendié. Nous les connaissions tous bien. L’un d’entre eux était à un mois de la quille… Et le jour précédent, c’est un de nos informateurs, un garçon de dix-neuf ans, qui a été retrouvé égorgé non loin d’ici, le s**e sectionné enfoncé dans la bouche. Le fameux sourire kabyle et l’humiliante castration. Un avertissement. Cette vision d’horreur ne me quitte plus. Dans l’aube naissante, je scrute mes voisins. Les visages sont durs, les mâchoires serrées, le regard vide. Le désir de vengeance monte. La haine, brute, nous a envahis, balayant tout autre sentiment. De toute façon, ce village est suspect ; cette fois, les officiers n’auront pas besoin de nous exhorter à trouver où les rebelles cachent leur arsenal. On nous a déposés à quelques centaines de mètres de l’objectif. Le ciel, très pâle, commence à se colorer. Le jour est proche. La compagnie se déploie en silence. Grenades à la ceinture, pistolet-mitrailleur sous le bras, fusil à la main. Sensation de puissance mêlée d’angoisse. Des cailloux roulent sous nos rangers. Les chiens aboient. Le village est maintenant encerclé. Amené devant notre capitaine, le chef assure qu’il n’y a ni fellaghas, ni armes sur place. Comme d’habitude. Les rares Arabes sortis nous regardent avec inquiétude et se dépêchent de rentrer dans leurs gourbis. Nous pénétrons bruyamment dans les ruelles désertes, ouvrons les portes d’un coup de pied, faisons sortir sans ménagements les femmes et les enfants apeurés, renversons les coffres, les jarres, tout ce qui peut servir de cache. Soudain, un coup de feu éclate. Un des nôtres s’écroule, son treillis se couvre de sang. – Ça vient de là, sur la droite ! Les pistolets mitrailleurs crépitent, le tir se concentre sur la mechta où se cachent le ou les rebelles. Les balles éraflent les murs dans tous les sens, déchirent le bois de la porte. Nous balançons des grenades à l’intérieur. Des flammes s’élèvent très haut dans le ciel. Mon camarade a été tué sur le coup. Je ramasse son MAT 49. Au moment où je me relève, j’entends derrière moi une cavalcade de pieds nus. Je me retourne, lâche une longue rafale. Deux Arabes tombent. J’en descends un autre qui tente de s’enfuir. C’est le déchaînement. Nous tirons sur tout ce qui bouge, au milieu des cris et des pleurs. Ces salauds nous ont encore menti. Pas de pitié. Bientôt, le village flambe. Les femmes s’enfuient, portant leurs petits en bas âge, des enfants courent à leurs côtés. Nous abattons certains de ces fuyards. Un vieillard reste assis par terre, hébété, devant sa maison incendiée. Dans une des dernières cahutes, je trouve une jeune fille prostrée, accroupie dans un coin. Elle me regarde de ses beaux yeux affolés. Je me rappelle ce que l’adjudant m’a raconté en ricanant. Un officier qui criait à sa section : « Vous pouvez v****r, mais faites ça discrètement ! ». Une brusque pulsion me saisit. Sous la menace de mon couteau, la pointe appuyée contre sa gorge, je l’allonge par terre. Elle gémit, elle va crier. – Ferme-la ou je te crève ! Je relève sa gandoura, je me défais prestement. Je jouis presque tout de suite. – Fous le camp ! J’ai hésité un instant à la tuer. Je ne sais pas ce qui m’a retenu. Les véhicules repartent. Tournés vers les ruines du village surmontées par une épaisse fumée, nos treillis collés aux ­omoplates par la sueur, le visage noirci, nous ne prononçons pas un mot. Je suis en proie à d’étranges sensations. La fièvre de l’expédition punitive est retombée, mais je ne ressens aucun remords. J’ai découvert le plaisir de tuer. De dominer.
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