IIEt Griffard, que faisait-il ?
La haine le tenait éveillé.
Il s’était placé à l’écart, comme font d’ordinaire les méchants, et continuait de rouler dans sa tête les plus coupables desseins. On eût dit, à la sinistre clarté de ses petits yeux, qu’il assassinait déjà du regard et le Commandant et Robert-Robert. Car désormais il leur en voulait mortellement : – à l’un, pour le juste châtiment qu’il en avait reçu ; – à l’autre, pour l’immense service qu’il venait d’en recevoir.
L’état moral de l’équipage lui permit bientôt de mettre ses projets à exécution. La gêne, l’ennui, les mécomptes, les souffrances, les privations de toute sorte, ne tardèrent point d’aigrir les cœurs, et de faire succéder un sombre désespoir à la joie fraternelle du premier moment.
Afin de ménager, pour un avenir qui pouvait être si long, le peu de vivres qu’on avait emportés, et dont la plupart étaient même avariés par l’eau de mer, le capitaine fixa prudemment à la moindre quantité possible la ration quotidienne de chacun. Tout le monde, sans exception, était soumis à ce maigre régime, qu’il observait plus scrupuleusement qu’aucun autre. Mais la faim, dit-on, est une mauvaise conseillère. Ce fut elle que fit parler Griffard pour jeter des idées de révolte dans l’âme de ces malheureux.
« – Vous êtes bien sots, » leur disait-il secrètement en toute occasion, « vous êtes bien sots de vous laisser rationner comme des bêtes de somme ! Vous êtes bien sots de vous laisser mourir de faim, pour que lui et les siens fassent de meilleures bombances ! Voyez : ils sont une douzaine de favoris qui ne le quittent jamais d’un instant. Ils ont tout accaparé. C’est de leur côté qu’ils ont placé les vivres, sous prétexte de les garder. Il faut être bien simple pour croire à de telles mystifications ! Chaque soir, tandis que vous revenez par ici l’estomac vide, les gaillards se gobergent là-bas. Pas plus tard que ce matin, ils avaient tous une pointe de vin. Je l’ai parfaitement remarqué. Mais le plus curieux, c’est que c’est le ventre plein qu’ils vous prêchent l’abstinence. Ils disent que nous sommes à plus de deux cents lieues de la terre la plus proche, et que, par conséquent, il faut faire vie qui dure. Ah ! pardieu ! ils doivent bien rire de notre crédulité !… S’il est vrai qu’il y ait deux cents lieues, raison de plus pour ne point les laisser dilapider vos faibles ressources, et pour tâcher d’en profiter vous-mêmes. En vérité, je ne sais ce qui vous retient ! La discipline ?… Sa qualité de commandant ?… Joli commandant, ma foi !… Commandant de quoi donc ?… De quelques planches mal assemblées !… À qui la faute, d’ailleurs ?… À lui seul !… Vous avez tous rempli votre devoir, vous autres. Il n’y a que lui qui n’ait pas rempli le sien. Le sien, c’était de sauver sa frégate. Il ne l’a pas fait. Il s’est destitué lui-même. Il n’y a donc plus de discipline, plus de commandant, plus de chef, après une telle maladresse. Vous auriez le droit de le mettre en jugement. À plus forte raison pouvez-vous lui désobéir. Mais non, vous êtes des trembleurs ! Vous êtes déjà victimes de son impéritie : vous voulez l’être aussi de sa voracité. Soit ! mourez de faim, puisque cela vous amuse ! Quant à moi, je sais bien ce que je ferais à votre place !…
– Et que feriez-vous ?
– Ce que je ferais ? Écoutez ! »
Et l’astucieux Griffard initiait ses auditeurs à l’odieux complot qu’il avait médité. Ses perfides suggestions furent repoussées d’abord ; mais elles germèrent peu à peu dans ces âmes ulcérées, et bientôt la conspiration n’attendit plus qu’une circonstance propice.